L'Express
du 05/11/1998
Ce que l'on ne
vous a jamais dit
Traitement de choc
par Michel Labro
Pour «soigner» les
soldats traumatisés, les psychiatres
avaient trouvé un moyen expéditif: l'électricité.
A grande échelle, selon l'historien Frédéric
Rousseau
Dans l'ouvrage
que vous vous apprêtez à publier, vous
abordez un problème largement refoulé:
l'utilisation de l'électricité pour «traiter»
les soldats atteints de troubles
mentaux.
Dans un premier temps, je me suis
demandé ce que ressentaient les
hommes au feu, comment ils se
comportaient en voyant leurs copains
tomber, quand ils avaient peur et
faisaient dans leur froc. J'ai réalisé
que certains parvenaient à dominer
leur terreur par une forme de
froideur, d'indifférence à
l'environnement. D'autres buvaient, se
droguaient; d'autres, enfin,
devenaient fous. Ceux-là, ces névrosés
de la guerre, j'ai voulu savoir
comment on les soignait, et j'ai découvert
que l'on faisait largement appel à l'électricité.
Cet aspect était peut-être connu de
certains médecins spécialistes de
l'histoire militaire, mais on ne
l'aborde pas dans les livres et, pour
moi, c'était réellement une découverte.
«L'ébranlement nerveux
provoqué par l'électrochoc
devait arracher le malade à
ses fixations psychologiques»
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Dans quelles
circonstances en avez-vous pris
conscience?
En lisant le journal de Robert Musil,
qui avait servi dans l'armée
austro-hongroise et qui aborde ce
problème, et, surtout, en travaillant
sur les réactions de Freud à la
Première Guerre mondiale. Dans un
livre d'histoire de la psychanalyse
figurait le procès-verbal d'une
audition de Freud à Vienne, en 1920,
lors d'un procès retentissant intenté
par un ancien officier, Walter Kauders,
à l'armée autrichienne. Commotionné
par l'explosion d'une grenade sur le
front russe, le 29 août 1914, Kauders
avait été soigné à l'électricité
dans des conditions atroces. Devant la
commission d'enquête, Freud dénonça
l'inhumanité de l'électrothérapie
et contesta son efficacité thérapeutique.
Mais les psychiatres officiels
maintenaient leur point de vue. Pour
eux, l'ébranlement nerveux provoqué
par l'électrochoc devait arracher le
malade à ses fixations
psychologiques, et lui permettre de
repartir au front.
On est tout de
même plus près de la torture mentale
que de la médecine!
Bien sûr. Il est clair que les
psychiatres volaient au-devant des
desiderata des militaires. D'ailleurs,
certains ne se privent pas de dire que
la frayeur de l'électricité doit
aussi permettre de débusquer les lâches
et les déserteurs en puissance. Au
cours du procès Kauders, plusieurs témoins
confirmeront qu'un des accusés, le Dr
Kozlowski, ne se contentait pas
d'appliquer l'électricité sur les
extrémités des membres, il le
faisait aussi sur les testicules et
sur le bout des seins.
Ces méthodes
n'étaient quand même pas généralisées...
Mais si! Dans tous les camps, on a eu
recours à l'électrothérapie. Lors
d'une séance de la Société de
neurologie, le 29 juin 1916, à Paris,
Clovis Vincent, ardent propagandiste
de cette technique, expliquait que,
pour guérir ses patients névrosés
de guerre, il avait eu recours aux
injures, aux jurons, aux
manifestations de colère, feintes ou
réelles, «le tout appuyé par des
excitations galvaniques intenses». De
même, après la guerre, l'ancien médecin
major aux armées Georges Dumas avoue:
«Avec tous j'appuyais mes
raisonnements d'un traitement électrique
consistant dans des décharges d'électricité
statique.»
De retour au
front, quelle pouvait être la
motivation de ces soldats?
Ils étaient sans doute perdus pour le
combat, mais leur retour avait valeur
d'exemple. De tous les documents que
j'ai pu consulter, des
correspondances, des journaux de
guerre, des mémoires ou même des œuvres
de fiction, dans la mesure où leurs
auteurs avaient eu une connaissance
directe, physique de la guerre, il résulte
clairement que ces soldats étaient
avant tout des hommes opprimés. S'ils
ont tenu, c'est d'abord et avant tout
parce qu'ils étaient sévèrement
encadrés et menacés par leur hiérarchie
respective. On dit souvent que les
poilus étaient animés par un
sentiment national étonnant et que
cela explique leur formidable
endurance au cours de ces quatre ans
et demi de guerre. Après Robert
Graves, je pense que le sentiment
national n'existe pas dans les tranchées.
Il existe avant, lorsque les hommes
rejoignent leur drapeau, mais pas après,
ou alors de façon marginale. On
s'extasie sur l'héroïsme des
assauts, mais on oublie de dire que
celui qui refusait de monter au feu était
abattu par son officier ou par le
sergent «serre-file» au fond de la
tranchée. Le rôle de ce dernier est
d'ailleurs clairement défini dans le
manuel du gradé de l'infanterie. Dans
ses Cahiers
d'un survivant, Dominique
Richert raconte comment un
lieutenant abattit sans hésiter
quatre hommes qui tergiversaient au
moment de l'assaut. Toujours selon son
témoignage, le lieutenant en question
fut abattu deux mois plus tard par ses
propres hommes dans le nord de la
France.
«L'esprit de corps n'existe
que dans un cercle très
restreint. C'est la vingtaine
ou la trentaine de gars avec
qui on passe ses jours et ses
nuits»
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Les exemples de
camaraderie, de solidarité entre les
combattants font-ils aussi partie des
images pieuses?
Oui et non. Il y eut indéniablement
de la camaraderie et de la solidarité,
comme dans toute communauté humaine.
Mais l'esprit de corps n'existe que
dans un cercle très restreint, disons
celui de l'escouade. C'est la
vingtaine ou la trentaine de gars avec
qui on passe ses journées et ses
nuits. Au-delà, tout est permis. On
ira piquer des montres ou des pièces
manquantes aux escouades voisines.
Parfois même, aux époques de
disette, on ira leur voler de la
nourriture. Naturellement, c'est un
aspect minoré dans la correspondance
avec les familles ou dans les mémoires.
Mais la détérioration psychologique
des hommes est telle que, à en croire
certains observateurs, fort peu
prenaient la peine d'ajuster leur tir
lorsqu'ils apercevaient l'ennemi. Ils
se contentaient de décharger leur
arme et... leur angoisse. De même,
après douze ou quinze mois de feu, de
nombreux officiers perdaient la raison
ou devenaient complètement neurasthéniques.
Dans votre
livre, vous expliquez aussi que cette
guerre n'a pas seulement été une
histoire d'hommes.
En effet. Contrairement à tout ce que
l'on a pu dire, elle a aussi été une
histoire de femmes. Les femmes sont
omniprésentes à la guerre. En pensée,
en rêve, mais aussi... physiquement.
Ce qui a attiré mon attention, là
encore, ce sont non pas les archives
militaires - elles sont muettes sur ce
point - mais la presse médicale et
les articles faisant état du nombre
effarant de maladies vénériennes.
Dans chaque armée d'Europe, on a dénombré
à peu près 500 000 syphilis ou
autres pathologies vénériennes. Il
est avéré qu'il se trouvait des
femmes à proximité de la zone des
combats. La plupart des armées ont
installé des bordels. L'armée française,
quant à elle, favorisa discrètement
leur ouverture et les contrôla sur le
plan sanitaire. Le système avait
d'ailleurs été expérimenté pendant
les guerres coloniales. Cela m'a
conduit aussi à m'interroger sur la
modification des relations
hommes-femmes provoquée par la
guerre. A côté de la prostituée, il
reste en effet la femme aimée, sublimée,
celle que l'on voudrait trouver ou
retrouver. Mais, chez certains, la
femme finit aussi par être mise en
accusation. Pourquoi? Parce que la
femme, c'est l'arrière, c'est
l'embusquée; on lui en veut d'avoir
laissé partir les hommes sans rien
dire, sans rien faire, de les avoir
laissés s'engloutir, tous autant
qu'ils étaient, dans cette communauté
de souffrances.
Historien
spécialisé dans les questions de défense,
Frédéric Rousseau est maître de conférences
à l'Esid (Etats, sociétés, idéologies,
défense), à l'université Paul-Valéry
de Montpellier.
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