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Dans son remarquable ouvrage,
Témoins, Jean Norton Cru attirait l’attention sur l’existence
d’innombrables carnets de soldats de 1914-1918, non intellectuels, non
professionnels de l’écriture [1]. Depuis, beaucoup
ont été perdus ou détruits, certains ont pu être sauvés de la décharge
publique, quelques-uns ont été édités. Le numéro de Livres Hebdo du 16
octobre 1998 ouvre son dossier spécial sur la Grande Guerre par cette
phrase : " C’est une guerre racontée à la première personne, celle des
anonymes, qui ressort de cette bibliographie des nouveautés… " et
poursuit : " Dans l’esprit des Carnets de guerre de Louis Barthas,
tonnelier, parus en 1978 et réédités en poche en 1997, les éditeurs
ont traqué les destins individuels… ". L’examen de la liste d’ouvrages
présentés dans le dossier et quelques visites en librairie le
confirment. Parmi ces livres, figure le nouveau tirage de la
traduction française de Beste Gelegenheit zum Sterben. Meine
Erlebnisse im Kriege, 1914-1918, de Dominik Richert, sous le titre :
Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918.
En lisant le premier tirage en
français du livre de Richert, je m’étais souvent demandé, devant
certains passages, si je ne me trouvais pas en train de relire Barthas.
J’avais eu l’intention de me livrer systématiquement à une étude
comparative. L’invitation de Jules Maurin à participer à ce colloque
de Montpellier me fournit l’occasion de réaliser ce travail, et je
l’en remercie en rappelant, en outre, comme il a su utiliser lui-même
avec bonheur des carnets inédits de combattants " anonymes " parmi les
sources variées de sa grande thèse [2]. Comparer
l’expérience d’un Languedocien dans l’armée française et celle d’un
Alsacien dans l’armée allemande pose évidemment le problème
particulier de l’Alsacien, problème qui devra être examiné dans une
partie de mon exposé, venant après une présentation des deux hommes.
Une troisième partie évoquera ensuite leur vie sur le front et leurs
souffrances communes. La dernière abordera leur réflexion sur la
guerre.
Deux hommes, deux soldats, deux
livres
Deux paysans formés à l’école
primaire
Nos deux combattants étaient de
milieu modeste. Dominique Richert appartenait à une famille de petits
agriculteurs, trouvant des compléments de ressources dans les travaux
de la forêt, à Saint-Ulrich dans le Sundgau. Louis Barthas était
artisan tonnelier à Peyriac-Minervois, propriétaire de quelques
vignes, situation typique de pluriactivité dans les campagnes de la
France méridionale. Elèves de l’école primaire, ils y avaient obtenu,
tous deux, de bons résultats. Plus tard, ils seront capables d’écrire
des textes qui tiennent le lecteur en haleine. L’école a aussi
contribué à leur ouverture d’esprit, à leur curiosité pour tout ce qui
les entourait, à leur capacité de réflexion. Pendant la guerre, le
Languedocien découvrit et décrivit climat, cultures, paysages,
coutumes du Nord et du Nord-Est. Entre deux trains de
permissionnaires, il visita Paris. L’Alsacien visita Berlin ; il
découvrit la mer, les moulins à vent de Belgique, la plaine hongroise,
la Ruhr et même la Lorraine. Au début de la guerre, Louis Barthas fut
ravi de voir les prisonniers allemands qu’il gardait dans un wagon
s’extasier devant le spectacle du " soleil semblant jaillir du sein
des flots " de la Méditerranée, sa Méditerranée (p. 24). Partout,
quand il en trouvait la possibilité, il visitait villes et monuments,
se remémorant des souvenirs scolaires. C’est particulièrement le cas
des lieux de bataille célèbres : Crécy, les Champs catalauniques et
surtout Valmy. " Je m’arrêtai sur une éminence, écrit-il, d’où
peut-être Goethe et le duc de Brunswick avaient observé les phases de
l’action, simple escarmouche en regard des titanesques batailles de
l’Yser, Verdun ou de la Somme. La campagne couverte d’un manteau de
neige était silencieuse, les routes presque désertes, à peine dans le
lointain, espacés, quelques coups de canon " (p. 424). Et Richert :
" Je me trouvais sur le champ de bataille de Mars-la-Tour à l’endroit
où avait eu lieu une terrible bataille entre cuirassiers français et
uhlans en 1870. Sur l’un des côtés de l’important monument il y avait,
sculptée dans la pierre, la scène du choc entre les cavaliers
allemands et français. De l’autre côté, il y avait également une
sculpture des fantassins français qui se trouvaient en lignes. Sur les
deux autres côtés, il y avait, en lettres d’or, des inscriptions
françaises que je ne pouvais lire " (p. 255).
Sans doute Louis Barthas avait-il, en
1914, accumulé davantage de lectures d’autodidacte et de militant
politique, et avait-il acquis et intériorisé une culture historique et
littéraire au-dessus de la moyenne des gens de son milieu
[3]. Une semblable culture ne se discerne pas dans
les pages de Richert. Cette différence entre les deux hommes tient en
partie à leur âge. Barthas, né en 1879, avait 35 ans en 1914 ; il
était marié et père de deux enfants. Richert, né en 1893, avait 21 ans
et était célibataire.
Tous deux appartenaient à la
tradition catholique, mais ne manifestaient pas d’excès de zèle. Louis
Barthas s’était engagé dans le syndicalisme et le parti socialiste.
Dominique Richert n’avait aucun engagement politique. On peut
toutefois remarquer que, au contact des problèmes du monde russe en
1917, il note sa sympathie pour les bolcheviks parce qu’il les voit
défendre les petits contre les exploiteurs. Il comprend que
l’expression " libérer l’Esthonie des hordes bolcheviques " signifie
rétablir le pouvoir des nobles et des grands propriétaires (p. 200).
Deux fantassins de 1914 à 1918
Leur appartenance à l’infanterie doit
être soulignée. On connaît bien la différence de situation avec celle
de l’artillerie, où le combattant est moins exposé, où il a
l’impression d’être actif, dans une sorte de métier technique, où il
voit rarement l’ennemi [4]. Le grade est important
aussi pour situer l’homme dans la hiérarchie. Richert a commencé la
guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.
Barthas était caporal en 1914 ; il fut cassé de son grade de manière
injuste, mais le retrouva rapidement. A plusieurs reprises, il
remplaça son supérieur direct, le sergent, par exemple à la ferme de
Killem en août 1915 (p. 162) et dans le secteur de la Harazée en été
1917 (p. 477).
S’ils n’ont pas passé sur le front la
totalité de la durée de la guerre, ils y sont restés plus de 40 mois.
Richert, d’août 1914 à août 1915, puis de janvier 1916 à juillet
1918 ; Barthas, de novembre 1914 à avril 1918. Le Languedocien fit
toute la guerre sur le front occidental, connaissant divers secteurs,
du Pas-de-Calais à Verdun. L’Alsacien commença la guerre sur le front
de l’ouest, fut ensuite envoyé à l’est, revint du côté de Laon en
avril 1918. Au cours d’un bref moment, de novembre 1914 à janvier
1915, ils se sont trouvés dans le même secteur, celui de La Bassée,
Vermelles, Notre Dame de Lorette.
Le 9 novembre 1914, Louis Barthas
arrive dans les tranchées entre Annequin et Vermelles. " Sur la
gauche, écrit-il, un ancien me montra Givenchy où finissait le secteur
tenu par les Anglais […] çà et là apparaissaient des masses, des
choses grises ou sombres au-dessus desquelles tournoyaient des
corbeaux " (p. 45). Au même moment, Dominique Richert est face aux
Anglais de Givenchy : " Beaucoup de cadavres anglais, tombés trois
semaines plus tôt, se trouvaient encore sur le champ de bataille de
Violaines. On vit plusieurs corbeaux installés sur eux, en train de
prendre leur repas " (p. 51). Les Allemands évacuent le saillant de
Vermelles, et les Français entrent, le 7 décembre, dans les ruines de
la bourgade. " Le surlendemain, écrit Barthas, nous allâmes à notre
tour occuper nos nouvelles lignes, nous traversâmes Vermelles pour la
première fois ; on eût dit qu’un cyclone s’était abattu sur la ville
et l’avait jetée à terre. […] A deux kilomètres de Vermelles nous nous
installâmes dans un embryon de tranchée. […] A huit cents mètres
environ, on voyait à peine une levée de terre où rien ne décelait la
présence de l’ennemi " (p. 59 et 66). Et Richert : " On fut affectés à
une position plus agréable, avec des Français en face de nous, à huit
cents mètres de distance. Le village de Vermelles se trouvait juste
derrière les positions françaises... " (p. 56). Le jour de Noël 1914,
Louis Barthas est en alerte dans les tranchées de deuxième ligne en
avant de Vermelles ; Dominique Richert est au repos à Vendin-le-Vieil,
à quelques kilomètres. Le 112e du pays de Bade effectue
alors une marche vers le sud, vers Lorette. Richert traverse les
villages de Souchez et Ablain-Saint-Nazaire (orthographié
Saint-Nazareth) et creuse des tranchées au pied des " ruines
bombardées de Notre Dame de Lorette " (p. 58). Barthas n’occupera ce
secteur que plus tard, à partir de juin 1915. En janvier, le régiment
de Richert remonte vers le nord afin de participer à l’attaque sur
Béthune (25 janvier) que Barthas mentionne aussi. " Chaque fois que
les sujets du Kaiser débouchaient sur la route de Lille à Béthune,
pris de flanc, ils étaient littéralement fauchés ; ce fut un massacre,
un carnage " (Barthas, p. 88). " C’était une vision horrible ; les
morts, les blessés gisaient partout " (Richert, p.60). Quant à la
pluie, au froid, à la neige et aux conditions de vie dans les
tranchées, la similitude de situation sera évoquée plus loin.
Plus de quarante mois de front pour
chacun des deux soldats. Qui peut mettre en doute la solidité de leur
expérience ? Qui peut contester qu’il s’agisse littéralement de
survivants ? Les deux hommes en avaient conscience. Les éditeurs
français de Richert ont repris le mot dans le titre du livre.
Deux écrivains sans le savoir
Louis Barthas est décédé en 1952 ;
son livre a paru en 1978. Dominique Richert est décédé en 1977 ; son
livre a paru en 1989. Ils n’ont donc jamais su que leur manuscrit
deviendrait un livre. Leur talent faisait d’eux des écrivains
véritables, mais ils n’ont pas cherché à publier leur texte et ils
n’ont rien écrit d’autre au cours de leur vie.
Les manuscrits se présentent sous la
forme de 8 cahiers sans illustrations pour Richert, de 19 cahiers
d’écolier pour Barthas, faisant 1732 pages sur lesquelles étaient
collées plus de 300 images. Les conditions de la découverte pour
l’édition combinent hasard et recherche. Lors de la réalisation d’une
exposition sur la guerre de 1914-1918 à Carcassonne, un ancien élève
d’un lycée de la ville me signala que son professeur d’histoire avait
lu en classe des passages d’un manuscrit intéressant. J’en découvris
le propriétaire, Georges Barthas, professeur de dessin dans ce même
lycée. Chaque année, à l’époque où elle traitait de la Grande Guerre,
il confiait les cahiers de son grand-père Louis à sa collègue en
histoire qui en lisait des extraits aux élèves. Sans hésitation,
Georges Barthas mit les cahiers à ma disposition, d’abord pour
l’exposition et l’édition de morceaux choisis [5],
enfin pour la publication intégrale par François Maspero (plus tard
reprise par La Découverte, jusqu’à l’édition de poche de 1997). Le
manuscrit en allemand de Richert fut dactylographié par un étudiant
ami de la famille qui, par l’intermédiaire d’Heinrich Böll, le déposa
aux Archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau. Bernd Ulrich
et Angelika Tramitz le firent éditer à Munich en 1989. La maison
d’édition La Nuée bleue à Strasbourg en a publié la traduction
française en 1994.
Devant de tels textes, comme devant
toute source, il faut appliquer les règles de la critique et se
demander d’abord dans quelles conditions s’était effectuée la
rédaction. Certes, les cahiers tombés entre les mains des historiens,
aussi bien du côté allemand que du côté français, furent remplis après
la guerre. Mais la critique exige un peu plus de finesse que la seule
mention de la date de dernière rédaction. Dans le cas de Louis Barthas,
il rédigea son témoignage dès son arrivée sur le front. Peut-être
avait-il commencé avant, mais le caractère systématique apparaît à
partir de novembre 1914. Désormais, dates, lieux, détails, dialogues,
noms sont d’une précision extraordinaire. Ce qu’il écrivait sur le
front ne se limitait pas à de brèves notes. Une grande partie de la
rédaction a été faite sur le moment (personne n’aurait le ridicule
d’exiger que cela ait été sous le bombardement ou au cours de
l’attaque, cela pouvait être quelques heures ou quelques jours plus
tard, dès que les circonstances le permettaient). On en a des preuves
dans le livre lorsque ses camarades insistent pour qu’il n’oublie rien
(" toi qui écris la vie que nous menons ", p. 130), lorsqu’un
lieutenant lui donne une information (" sachant que j’écrivais
l’histoire de notre tragique épopée ", p. 416), etc. On sait parfois
où il était assis pour écrire tel passage (p. 478 par exemple). Autres
preuves encore : les jugements portés par le caporal Barthas sur les
officiers varient, au fur et à mesure du récit, selon que leur action
du moment est critiquable ou digne d’éloges. Les carnets originaux
(que les fils du tonnelier ont vus) ont été recopiés après la guerre,
en soignant l’écriture et la présentation, en illustrant le texte de
cartes postales achetées sur place, de quelques photos trouvées dans
les tranchées allemandes et autres documents. Des phrases ont été
ajoutées, mais elles sont immédiatement repérables et ne peuvent
induire en erreur (allusions à Verdun sous les bombardements de
Lorette, au monument aux morts de Peyriac, à un camarade décédé
depuis, etc.).
Ni dans le texte de Dominique Richert,
ni dans les souvenirs de ses enfants, on ne trouve mention de carnets
rédigés pendant la guerre. D’autre part, son talent de narrateur était
connu de tout le village, et il avait une grande capacité de
mémorisation [6]. " Rares sont les mots ajoutés ou
barrés, les hésitations ou les reprises : Dominique Richert savait par
cœur ce qu’il avait à écrire ", nous dit Angelika Tramitz dans sa
préface. " On a peine à croire qu’il ait pu rédiger un tel texte sans
l’aide d’un carnet rédigé au jour le jour pendant les quatre années du
conflit ", écrit Stéphane Audoin-Rouzeau dans son compte rendu du
livre. J’avais tendance à partager cette impression, mais Gerd
Krumeich, lors de ce même colloque de Montpellier, a nettement assuré
que le texte de Richert avait été écrit d’un seul jet au lendemain de
la guerre, sans notes préalables. Cela expliquerait que les dates
qu’il fournit, tout en ayant été vérifiées exactes, soient cependant
moins précises que celles données par Barthas.
En résumé, Stéphane Audoin-Rouzeau
qualifie le livre du paysan alsacien de " document exceptionnel " ;
plusieurs autres historiens ont appliqué exactement la même expression
au livre du tonnelier languedocien [7].
L’Alsacien et le Languedocien
En apparence, un Alsacien et un
Languedocien, cela fait deux Français. Les choses étaient cependant un
peu plus complexes.
La question des langues
La langue maternelle de Richert était
le " dialecte ", celle de Barthas, le " patois ". Pendant la guerre,
Barthas pourra parler en cette langue avec ses camarades de
" l’escouade minervoise " et plus largement avec les autres soldats
languedociens. Ce sera plus difficile pour Richert, dans des unités
formées en majorité de soldats parlant l’allemand, mais cela lui
arrivera de temps à autre avec des Alsaciens. Toutefois, leurs
manuscrits sont rédigés en français pour l’un, en allemand pour
l’autre, et ils ne transcrivent que de rares expressions dans la
langue maternelle [8]. C’est que, à l’école, tous
deux avaient appris à écrire la langue nationale, et non la langue
régionale. Quant aux langues étrangères, le tonnelier de Peyriac ne
connaissait pas dix mots d’allemand, ce qui ne peut nous étonner. Et
le paysan alsacien écrit : " je connaissais à peine deux mots de
français " (p. 259) [9]. La situation de celui-ci
n’est certainement pas généralisable. D’autres Alsaciens savaient le
français. Pas Dominik Richert.
Dominik Richert est un soldat
allemand
Son texte ayant été rédigé dans la
période où l’Alsace était redevenue française, il aurait pu avoir
tendance à se dire français ou francophile dès 1914. Or, il n’en est
rien. Il ignorait complètement la France. " Je vis mes premiers
Français ", remarque-t-il le 7 août, et ce sont des ennemis (p. 14). A
plusieurs reprises, il parle de l’occupation de son village par les
Français (p. 41, 131, 185), ce qui lui interdit d’aller en permission
dans sa famille. En date du 23 juillet 1918, revenu sur le front
occidental, face aux Français, il écrit dans la même page : " c’est là
que se trouvaient les positions ennemies " ; " impossible de voir où
se trouvait réellement l’adversaire " ; " on entendait des tirs
d’artillerie dans la forêt, derrière les lignes ennemies " (p. 259).
Les mots " ennemi ", " adversaire " sont employés sans équivoque.
Ses camarades sont les autres soldats
allemands, de Westphalie, Hambourg, Berlin, Prusse Orientale. Sur le
front de l’est, en juin 1915, sa solide équipe d’amis est formée d’un
Alsacien (lui-même), d’un garçon du pays de Bade et de deux de Prusse
Orientale. Plus largement, s’il critique certaines attitudes de
violence et de pillage, comme Barthas le fait de son côté, les
camarades du petit groupe sont présentés de façon sympathique. " Je
leur recommandai une fois encore de se soutenir fidèlement et de ne
jamais s’abandonner les uns les autres. Si, d’aventure, l’un d’entre
nous était gravement blessé, nous laisserions la mitrailleuse et toute
la camelote pour porter le blessé vers l’arrière, parce que des
mitrailleuses, il y en avait assez. Tous furent immédiatement d’accord
avec cette proposition " (p. 217). Lorsqu’il se décide à déserter, en
juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il
est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui
savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement,
c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.
" J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades
sans pouvoir leur faire mes adieux ", note-t-il (p. 261). Lorsqu’un
général français lui demande des renseignements sur les positions
allemandes, il ne les donne pas : " J’avais déserté pour sauver ma vie
et pas pour trahir mes anciens camarades " (p. 270). Nous trouvons là
un aspect bien connu, le sens du devoir envers le petit groupe de
camarades, présent aussi chez le Languedocien Louis Barthas.
Le seul moment où une équivoque peut
apparaître, c’est, en janvier 1917, lorsque la division dans laquelle
sert Dominik Richert est envoyée du front de l’est vers celui de
l’ouest, à l’exclusion des Alsaciens-Lorrains qui seront affectés à
d’autres régiments. Cela provoque des manifestations et des cris de
" Vive la France ". Mais Richert explique aussitôt la raison : les
Alsaciens voulaient montrer leur mécontentement d’être considérés
comme " des soldats de deuxième catégorie " (p. 156). Il pèse aussi
deux arguments bien concrets, sans aucun lien avec une appartenance ou
une préférence nationale, des arguments caractéristiques de sa propre
" culture de guerre " : sur le front occidental, il serait plus facile
de déserter ; sur le front oriental, on risque beaucoup moins de se
faire tuer. Au fond, crier " Vive la France ", pour lui, c’était un
peu comme chanter l’Internationale pour certains soldats français qui
n’étaient pas socialistes (Barthas, p. 472). On pourrait ajouter qu’il
y avait aussi, au sein de l’armée française, des incompréhensions et
des affrontements entre soldats du Midi et soldats de régions situées
plus au nord, descendants des Wisigoths et descendants des Francs,
comme dit Barthas avec humour (p. 342).
Le pays, c’est le village
A côté de la camaraderie du petit
groupe, ce qui compte aussi, pour Richert comme pour Barthas, c’est le
rapport au village. C’est la seule patrie. Et le seul espoir, c’est la
paix et le retour. " On était indifférents à tout ce qui ne touchait
pas aux permissions et à la paix. Du reste, la masse des soldats s’en
fichait " (Barthas, p. 491).
Peu de temps après être arrivé sur le
front, Barthas a la chance d’être " affecté à la 13e
escouade, composée uniquement d’habitants de Peyriac ou des alentours,
c’était l’escouade minervoise " (p. 55). Dans les tranchées et en
arrière des lignes, la sociabilité villageoise persiste. Les nouvelles
circulent, on commente les lettres reçues par chacun. Barthas décrit
des repas de Peyriacois, de mauvaises plaisanteries de Peyriacois
étouffées par d’autres Peyriacois… Un jour (p. 151), après qu’un obus
ait éclaté dans la tranchée, faisant morts et blessés, le caporal est
éclaboussé du sang de ses amis qu’il a soignés. Arrive le
ravitailleur, chargé des vivres qu’il était allé chercher à la
roulante. Il aperçoit Barthas, son voisin au village, et s’exclame
aussitôt : " Il est arrivé un malheur ? " Comme lorsqu’il y avait un
décès à Peyriac [10].
Dominique Richert, on l’a dit, n’a
pas eu la chance d’être entouré de camarades de son " pays ". Mais il
en rencontrait quelquefois : " J’observai son visage éclairé par la
lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin
du mien. " T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ? " lui demandai-je
en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le
repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je
venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants
de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front.
Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles
depuis belle lurette " (p. 121). S’il avait eu la possibilité de venir
en permission dans son village, il aurait pu noter, comme Barthas :
" Un soir, en arrivant de l’exercice, j’appris que je devais partir en
permission dans la nuit. Cette nouvelle pourtant attendue me
bouleversa et je devins tout pâle, je ne pus avaler une bouchée de
souper et me préparai fébrilement à mon départ. Enfin j’allais revoir
les miens, mon foyer, mon village… " (p. 226).
Le 11 novembre 1918, Richert, qui a
déserté en juillet et se trouve dans une ferme près de Saint-Etienne,
écrit : " Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la
guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait
restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus
jamais pu rentrer à la maison " (p. 281). A la maison… Un passage de
Barthas lui fait comme un écho : on est encore en 1914, à Mont-Louis
où il garde des prisonniers, parmi lesquels une dizaine d’Alsaciens et
Lorrains ; un général en tournée d’inspection leur propose de
s’engager dans l’armée française ; ils refusent, " protestant que, la
guerre finie, ils ne pourraient plus entrer dans leur pays " (p. 29).
Le point commun entre les deux situations, c’est bien le souci de
rentrer dans son pays, son village. Notons aussi, en anticipant sur la
dernière partie de cette communication, le " consentement " de ces
prisonniers à rester à l’écart du combat, dont ils n’ont pourtant
connu que les premières semaines. Richert et Barthas, eux, ont
longuement souffert sur le front.
La vie au front et les souffrances
des combattants
La vie
Les conditions matérielles de la vie
dans les tranchées sont bien connues. Les descriptions de Barthas et
de Richert ne bouleversent pas ce que nous en savons. Ce qui est le
plus intéressant, ici, c’est de montrer comment les phrases des
soldats des deux armées ennemies pourraient être interchangeables.
A propos de la pluie, de la boue, du
froid… " On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être
relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et
de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle
part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir !
Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. " " Ce qu’il
y avait de curieux et de terrible, c’est que sous une mince couche
d’eau ou de boue liquide il y avait une épaisse couche de boue épaisse
qui se serrait comme du ciment nous enserrant jambes et pieds comme
dans un étau ". Le premier passage est de Richert (p. 50) ; le second,
de Barthas (p. 211).
Les poux ? " Nous en portions des
milliers sur nous, écrit Barthas, ils avaient élu domicile dans le
moindre pli, le long des coutures, dans les revers de nos habits. Il y
en avait de blancs, de noirs, de gris avec une croix sur le dos comme
des croisés, des minuscules et d’autres gros comme des grains de blé,
et toute cette engeance croissait et se multipliait au détriment de
notre épiderme " (p. 209). Et Richert : " La morsure des poux me
tourmentait terriblement. J’enlevai ma chemise et me mis en chasse :
je pus en attraper et en tuer un très grand nombre. Il y en avait de
deux sortes : d’assez gros, et de minuscules, pas plus gros qu’un tout
petit point rouge – c’étaient les plus coriaces " (p. 90).
Il faudrait encore illustrer le thème
de la soif et de la faim, celle-ci plus fréquente dans l’armée
allemande… La nécessité de creuser tranchées, boyaux, abris, selon un
plan d’ensemble ordonné par les chefs ou par simple souci de survie
quand, à l’issue d’une attaque avortée, chacun se trouve affalé dans
un trou individuel : " On commença alors à creuser un petit boyau de
communication, agenouillés tous les deux. Au bout d’une heure, nous
nous étions rejoints " (Richert, p. 88). " Sur mon sac j’avais une
pelle-bêche, Thomas avait une pioche ; avec ces deux outils, nous
réussîmes, aplatis et après de longs et multiples efforts, à faire une
petite levée de terre protectrice, nos voisins de trous en firent
autant, nous parvînmes à nous rejoindre et à creuser une petite
tranchée d’où nous pûmes enfin narguer les mitrailleurs du Kaiser " (Barthas,
p. 72). Au " repos ", des deux côtés, les soldats doivent faire
l’exercice et, des deux côtés, trouvent cette situation stupide : " Au
lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises :
apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que
dans une cour de caserne ". S’il est question de " pas de l’oie ",
c’est qu’il faut attribuer cette citation à Richert (p. 114), mais il
y a l’équivalent chez Barthas.
L’expression " bêtes de somme "
revient dans les deux livres pour désigner les soldats. De même que
des remarques de ce type : " Il est évident que si la guerre a
provoqué d’aiguës souffrances physiques comme le froid, la faim, la
soif, l’insomnie, elle a par contraste fait apprécier à un degré aussi
aigu l’apaisement de ces souffrances " (Barthas, p. 52) ; " Quel
bonheur de se retrouver à nouveau dans une pièce chauffée, de pouvoir
enfin s’allonger pour dormir sur un sol sec " (Richert, p. 75) ; " Un
médecin vint nous examiner, une fois de plus. Je reçus ordre de me
coucher immédiatement. Quel plaisir de pouvoir se reposer, déshabillé,
sans poux, dans un lit moelleux et propre " (Richert, p. 129). On peut
citer encore un des derniers paragraphes du livre du tonnelier :
" Revenu au sein de ma famille après des années de cauchemar, je goûte
la joie de vivre, de revivre plutôt. J’éprouve un bonheur attendri à
des choses auxquelles, avant, je ne faisais nul cas : m’asseoir à mon
foyer, à ma table, coucher dans mon lit, chassant le sommeil pour
entendre le vent heurter les volets, lutter avec les grands platanes
voisins, entendre la pluie frapper inoffensive aux carreaux,
contempler une nuit étoilée, sereine, silencieuse ou, par une nuit
sans lune, sombre, évoquer les nuits pareilles passées là-haut… " (p.
552). Car le Languedocien et l’Alsacien revinrent au " pays ". Ils
avaient eu la chance d’échapper à la mort.
La mort
Louis Barthas et Dominique Richert
ont décrit les villages détruits, la mort et les souffrances des
animaux : attelages qui s’abattent dans la boue (Barthas, p. 380) ;
bestiaux meuglant de terreur dans une étable en feu (Richert, p. 27).
" Ah, quelle pitié ! La guerre est mauvaise pour tous, bêtes et
gens. " L’Alsacien et le Languedocien participent à des attaques mal
préparées qui aboutissent au massacre des assaillants, à des attaques
précédées d’un tel matraquage d’artillerie que les défenseurs sont
pulvérisés [11]. Les deux hommes connaissent ces
fusillades furieuses en pleine nuit, déclenchées parce qu’un guetteur
a cru voir bouger quelque chose : " les uns sautent sur le parapet et
tirent comme des enragés " (Barthas, p. 95) ; " une fusillade enragée
se déchaîna " (Richert, p. 44).
Tout au long de la guerre, les
fantassins des deux camps subissent de terribles bombardements.
" Comme les vagues d’un océan en furie, les rafales de fer et de feu
avançaient, reculaient, avançaient encore, submergeant la cote 304
d’une pluie de mitraille " (Barthas, p. 296). " Soudain, un bruit
terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout
calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les
grondements faisaient trembler la terre… " (Richert, p. 99). C’est
parfois l’artillerie allemande qui tire trop court et tue des
Allemands (Richert, p. 24, 50), l’artillerie française qui tue des
Français (Barthas, p. 300, 435) [12]. Dans un
article sur " Les gueules cassées de 14-18 ", Gilles Heuré
[13] cite une phrase de S. Audoin-Rouzeau :
" Jamais auparavant, les corps humains n’avaient été si largement
déchiquetés, par arrachement d’une partie du corps ou par
éventration ", et l’illustre immédiatement par un passage du caporal
Barthas : " Un autre soldat qui rampait soudain s’élança et tomba au
milieu de nous, mais nous restâmes un instant horrifiés : cet homme
n’avait presque plus de visage, une balle explosive lui avait éclaté
dans la bouche, lui trouant les joues, lui coupant la langue dont un
bout pendait, lui fracassant les mâchoires, et le sang lui coulait en
abondance de ces horribles blessures. On déplia plusieurs paquets de
pansements dont on lui enveloppa ce qui restait de visage pour essayer
d’arrêter l’hémorragie […] Je n’avais pas reconnu un homme de mon
escouade, mais est-ce que sa mère elle-même l’aurait reconnu dans un
tel état ? " Passage parmi tant d’autres ! Ni Barthas, ni Richert
n’ont " aseptisé " la guerre [14]. Ils en ont montré
longuement les horreurs, ainsi que la détresse physique et morale des
combattants. " Qui de lui ou de nous était le plus à plaindre ? "
demande Barthas en évoquant un camarade tué (p. 194). Et Richert : " Uts,
mon camarade ! tu es là, mort dans ton bosquet, mais tu as au moins la
misère de la guerre derrière toi à présent ; tu es presque plus
heureux que moi " (p. 36). La description des horreurs identiques au
milieu desquelles ils ont vécu pendant quatre ans, s’accompagne d’une
réflexion identique sur la guerre.
Leur réflexion sur la guerre
Les manuscrits de Barthas et de
Richert témoignent d’une hostilité à la guerre dès le premier jour.
Est-ce vraiment à récuser sous prétexte que ce n’est pas la norme ? Je
ne le pense pas [15]. Jay Winter admet
l’affirmation du tonnelier socialiste [16]. Tout ce
que je sais de lui ainsi que les indices dont je dispose pour Richert
vont dans le même sens. D’ailleurs, pour la France, il faudrait
revenir à la démonstration de Jean-Jacques Becker : l’annonce de la
mobilisation dans les campagnes a provoqué majoritairement tristesse
et consternation. La douzaine de cahiers d’instituteurs que j’ai
moi-même retrouvés dans le département de l’Aude constituent une série
limitée, mais qui confirme exactement le corpus réuni en Charente et
dans quelques autres départements : " Tout le monde est consterné ",
c’est l’expression qui revient à Villegly comme à Limousis ; partout,
les femmes pleurent. A Pomas, très vite, le maire et l’instituteur,
par discours et défilés en musique, changent la résignation en
résolution et organisent l’enthousiasme [17]. La
plupart ont été emportés et ont consenti à une guerre, défensive et
victorieuse, qui allait durer quelques semaines. Quelques-uns ont
résisté. Dans le cas de Barthas, c’est parce qu’il avait une forte
conscience socialiste et pacifiste, et l’habitude de la réflexion.
Richert était plus jeune, mais il semble que son père l’ait encouragé
à adopter une attitude réservée (p. 14). Beaucoup d’autres soldats
auront dû attendre la découverte de la réalité de la guerre pour la
condamner. Richert et Barthas, eux, se verront confortés dans leur
sentiment.
Contre le militarisme, contre la
guerre
Pour les deux fantassins, guerre et
militarisme sont liés. Barthas parle du " joug militariste " (p. 15),
de la " Terreur militariste " (p. 482), Dominique Richert, des
" pauvres victimes du militarisme européen " (p. 109, 231). Le système
s’incarne dans quelques officiers brutaux. " Bon débarras " est, pour
les poilus, l’oraison funèbre d’un commandant détesté (Barthas, p.
128). " Admettons qu’un jour, au cours d’un affrontement, explique
Richert à son supérieur, vous soyez gravement blessé et que vous
restiez au sol. Si vous êtes aimé, vos subordonnés ne vous
abandonneront certainement pas sur place. Mais si vous êtes détesté,
personne ne prendra le risque de vous sauver, et finalement vous aurez
une mort misérable " (p. 258). Sans y insister ici, indiquons enfin la
condamnation par l’Alsacien et le Languedocien des multiples brimades
et humiliations imposées par certains officiers subalternes, plus
ridicules sans doute que terribles, mais qui contribuent à la
définition du " joug militariste ".
Plus graves, parce qu’elles apportent
directement la mort, les méthodes du haut commandement sont
stigmatisées. Les deux livres sont remplis d’entreprises insensées,
d’ordres stupides donnés par des chefs fous (Richert, p. 26, 49, 75).
" Je voudrais bien que celui qui a donné cet ordre l’exécute
lui-même ", dit Richert (p. 237) ; " On aurait été commandés par des
chefs à la solde du Kaiser, vendus à l’ennemi, qu’on n’aurait pas agi
autrement pour nous attirer dans un guet-apens et nous faire
massacrer ", ajoute Barthas (p. 68). Il faut conquérir cette montagne
" à tout prix " (Richert, p. 76) ; il faut " attaquer coûte que
coûte " (Barthas, p. 67). " En fait, est-ce que ces individus qui
lançaient des attaques meurtrières et qui avaient des quantités de
morts sur la conscience n’auraient pas mérité mille morts ? ", conclut
Richert (p. 273). " Dans une telle guerre, combattre c’était surtout
servir de cible aux obus et le meilleur chef ce n’était pas le plus
habile tacticien mais celui qui savait préserver le mieux la vie de
ses hommes " (Barthas, p. 384).
La critique générale par les soldats
des journalistes bourreurs de crâne, des patriotards de l’arrière, est
bien connue. " J’avais lu un jour que nos soldats mouraient pour la
patrie le sourire aux lèvres. Quel mensonge impudent ! A qui viendrait
l’envie de sourire face à une mort si atroce ? Tous ceux qui inventent
ou écrivent des choses pareilles, il faudrait tout simplement les
envoyer en première ligne. Là ils verraient vite quelles balivernes
ils ont lancées en pâture au public. " Ce passage, qui est de Richert
(p. 248) aurait pu être écrit par Barthas et par la plupart des
soldats. Le thème revient souvent, au fil des pages de nos deux
auteurs [18].
Les cérémonies militaires sont jugées
ridicules. Il faut défiler devant des généraux, " barriques
bedonnantes, couvertes de décorations " (Richert, p. 114), tandis que
Barthas qualifie Joffre de " vieille bedaine " (p. 115), mais, plus
tard, quand il a l’occasion de le voir, il lui trouve " un air de
bonhomie " (p. 281). Il faut entendre un " charabia patriotique " (Barthas,
p. 449). " Tout ce tralala me laissait indifférent ", ajoute Richert
lorsque, " au son d’une fanfare, une grande-duchesse autrichienne nous
distribua des images avec sa photo " (p. 67) [19].
Les allocutions belliqueuses laissent Richert " de glace " (p. 146).
Le " boniment patriotique " du chef du 280e régiment
d’infanterie française, à la veille d’une offensive, ne soulève aucun
enthousiasme : " un silence impressionnant accueillit les dernières
paroles du colonel ", écrit Louis Barthas (p. 164) [20].
Les deux fantassins, en condamnant la
guerre atroce et stupide, découvrent que l’adversaire, lui aussi, est
un homme. " On se tue les uns les autres comme des imbéciles ", note
Richert (p. 234), et Barthas parle " d’hommes qu’une longue communauté
de souffrances, de dangers a rapprochés par la force d’un irrésistible
instinct de la nature humaine " (p. 361). Les récits de combattants
pacifistes ne se livrent pas à une condamnation abstraite de la guerre
de façon à occulter les atrocités. Barthas et Richert condamnent la
guerre parce qu’elle est atrocité, parce qu’elle est une succession
d’atrocités, parce qu’elle est génératrice d’atrocités. Il n’y a pas
de guerre propre. Qui a lu Barthas et Richert ne peut les accuser
d’avoir " aseptisé " la guerre et la mort. Ont-ils occulté la
" brutalité d’individu à individu " ? Si la présence dans les musées
de matraques et poignards de tranchée ne prouve rien, Barthas, lui,
raconte la distribution de coutelas en septembre 1915. Avec son sens
des nuances, il note successivement : son hostilité personnelle à ces
" armes d’assassins " ; l’indifférence toute administrative du
sous-officier chargé de les répartir dans les escouades, qui obéit aux
ordres sans se poser de questions ; l’attitude de " la plupart " des
soldats qui se débarrassent des poignards ; la tartarinade du
sous-lieutenant Malvezy qui choisit " le plus gros couteau et le
portait ostensiblement accroché à son ceinturon " (p. 165) mais qui
semble ne s’en être jamais servi. Oui, il y a eu vraisemblablement des
" nettoyeurs de tranchées ", conscients de ce qu’ils faisaient. Oui,
des soldats plus ordinaires ont achevé des blessés à l’arme blanche,
mais c’était par peur et excitation et non par une froide haine
raciale produite par une " culture de guerre " qui aurait été une
sorte de moule identique pour tous. Quelquefois, on a achevé des
blessés ; quelquefois on a sauvé et soigné des blessés. En rapportant
l’ordre donné par le général de brigade Stenger en août 1914
(" Aujourd’hui on ne fait pas de prisonniers. Les blessés et les
prisonniers doivent être abattus "), Dominique Richert écrit que, si
certains s’en sont réjoui et ont obéi à l’ordre, de façon sadique,
" la plupart des soldats restèrent abasourdis et sans voix ". Lui-même
a soigné un blessé et conseillé, par gestes, à quelques autres
Français de faire " semblant d’être morts ". Richert donne du café à
un blessé français (p. 22), Barthas donne de l’alcool de menthe à un
blessé allemand (p. 177)… Je ne multiplierai pas les exemples, mais je
tiens à citer le cas de Fernand Tailhades, ouvrier, simple soldat au
343e RI. Dans la nuit du 6 au 7 juillet 1915, dans les
Vosges, une attaque emporte sa tranchée. Il est blessé. Les Allemands
l’entourent. L’un d’eux fonce sur lui, baïonnette en avant. Il croit
sa dernière heure arrivée. Mais un autre ennemi intervient et fait
dévier l’arme. Tailhades est prisonnier. Celui qui l’a sauvé le
conduit vers l’arrière. On le panse, on lui offre à boire. On
l’appelle " Camarade ". En le quittant, son sauveteur lui donne son
adresse, et repart " pour aller, peut-être, laisser sa vie à l’endroit
où il m’avait sauvé la mienne [21] ". Jay Winter
signale qu’il y eut un total de huit millions de prisonniers pendant
la Grande Guerre, qui n’avaient donc pas été achevés
[22].
L’historien américain Len Smith
évoque les trêves tacites comme un phénomène endémique dans la guerre
de tranchées [23]. Le tonnelier languedocien en
donne des exemples. " Que de milliers de plus de victimes n’y
aurait-il pas eu sans cet accord tacite dicté non par nos chefs mais
par la raison et le bon sens ! " La raison et le bon sens voulaient
qu’on n’en rajoute pas… Angelika Tramitz écrit dans sa préface au
livre de Richert que celui-ci ne découvre pas soudain en lui " un
Urmensch meurtrier qui change sa personnalité ". On peut dire la même
chose de Barthas.
Consentement, contrainte,
engrenage
En remarquant, dans l’interprétation
de l’attitude des soldats de la Grande Guerre, " the balance between
coercion and consent ", Jay Winter ajoute que, récemment, les
partisans du consentement ont eu tendance à l’emporter
[24]. Qu’apportent les deux témoignages qui nous occupent ? La
réponse demande l’examen préalable de la définition du mot
" consentement ". Dans le Nouveau Larousse illustré en 7 volumes paru
dans les toutes premières années du XXe siècle, et donc en usage en
1914, le mot signifie adhésion, acquiescement, approbation. Les
exemples donnés laissent clairement entendre que, pour qu’il y ait
consentement, il faut que le choix existe. D’autres dictionnaires
insistent, d’un côté, sur le fait que l’acte doit être libre, total et
réfléchi, et, de l’autre côté, étendent le sens jusqu’à résignation et
soumission. Il s’agit donc d’un mot ambigu. Peut-être cette ambiguïté
est-elle intéressante parce qu’elle permet de " ratisser large ". Mais
je trouve gênante cette différence de sens entre " adhérer à " et " se
soumettre parce qu’on ne peut faire autrement ". Stéphane
Audoin-Rouzeau et Annette Becker écrivent : " Certes, la plupart [des
combattants] ont d’abord subi, obéi à la contrainte, " tenu ", faute
de pouvoir faire autrement " [25]. Mais leur texte
porte en titre " consentement " et non " soumission " ou
" contrainte ", et il choisit clairement le sens de l’adhésion. Les
livres de Barthas et de Richert ne laissent voir aucun signe
d’adhésion. Par contre, ils nous renseignent abondamment sur la
contrainte qui pèse sur les soldats. Le tonnelier remarque que chacun
souffre en silence parce que, " pris dans les dents terribles d’un
formidable engrenage, il serait broyé à la moindre tentative de
velléité de révolte " (p. 168). Il évoque " l’inutilité de récriminer
contre une fatalité implacable " (p. 376) et il a même conscience que
les Allemands " faisaient la guerre comme nous, contraints et forcés "
(p. 388). Richert lui donne raison. A plusieurs reprises, il évoque la
contrainte (p. 22, 74, 232). " On ne pouvait rien y changer, écrit-il.
Si on refusait d’obéir, on était tout simplement fusillé. Si on
obéissait, on risquait aussi d’être tué, mais avec une chance de s’en
sortir " (p. 225).
En quoi consistait cette contrainte ?
Quels en étaient les moyens ? Le capitaine avec son revolver ? Lors
d’une attaque, décrite par Richert, il est dit clairement : " Les
officiers nous firent sortir de la tranchée revolver au poing " (p.
49)… Pour faire transporter un blessé, Barthas court vers son adjudant
qui, croyant qu’il se débinait, braque sur lui son revolver (p. 131)…
Mais, la contrainte, c’est beaucoup plus que cela, c’est tout le
système militaire dans lequel chacun est pris. Au cours de ce
colloque, Frédéric Rousseau a abordé cet aspect. Je me contenterai de
poser ici la question de savoir si toute une structure militaire
" plus en arrière " ne joue pas le rôle de force de contrainte, en
plus des gendarmes [2-]. Cette colonne de
cavalerie, encore montée en 1917, qui vient entourer un bataillon
d’infanterie peu sûr (Barthas p. 474), d’où sort-elle ? A quoi
était-elle destinée ? A attendre l’offensive décisive et la poursuite,
ou bien à réprimer tout éventuel mouvement ? Et ces dragons, restés
quasiment à la caserne, cités par Jean Norton Cru [27]
dans sa notice sur Henriot, à quoi servaient-ils ? Y avait-il d’autres
cas identiques ? Cela mériterait d’être étudié. La contrainte, enfin,
c’est tout le système social, l’encadrement, " la censure et la
propagande qui brouillent à dessein la réalité de la guerre " pour les
civils [28]. Parmi ces derniers, les notables,
ainsi préparés, fixent la norme. Il y a d’excellentes pages là-dessus
dans la thèse de Jules Maurin, et je voudrais rappeler le cas de
l’ancien combattant F.G., qu’il a interviewé : ce soldat tient un
journal de route pour ne rien oublier ; il a l’intention de le faire
lire à sa femme ; et puis, de retour, il ne le montre pas car " elle
n’aurait pas compris, elle lisait les journaux " [29].
Un aspect important de la norme,
c’est la nécessité d’obéir, et il y a chez les soldats une propension
à la soumission. Richert, décoré, dit : " Je n’avais rien accompli de
particulier, sinon fait mon service comme je devais le faire " (p.
173). Il se met en rage quand il est puni de manière injuste :
" C’était la première punition que je recevais en presque deux ans de
service " (p. 83). Barthas se sent blessé lorsque, cassé de son infime
grade de caporal auquel il ne tient pas, il apprend que le motif porte
ces mots : " Ce caporal donne le mauvais exemple " (p. 253).
Le devoir… Mais, comme le remarque
Modris Eksteins, avec le temps qui passe, " le champ du devoir se
rétrécit " [30]. J’ai évoqué plus haut le petit
groupe de camarades de Richert, l’escouade minervoise de Barthas. Ce
dernier, à propos d’un blessé évacué vers l’arrière, remarque :
" L’escouade perdait en lui un soldat posé, réfléchi, sur lequel on
pouvait compter en toute circonstance ; robuste et vaillant, c’était
un rude travailleur " (p. 138). Devenu sous-officier, Richert
affirme : " Je considère de mon devoir de ramener mes gens sains et
saufs " (p. 243).
Avaient-ils un autre choix que la
résignation ? La révolte collective ? Mais on a peur des conséquences
immédiates en cas d’échec (Barthas, p. 473). Il faudrait que la
révolution soit internationale, mais on sait que la tentative de
s’opposer à la guerre en 1914 a échoué. " C’est avant qu’il fallait
voir clair ", dit le tonnelier socialiste à ses hommes (p. 129).
Ajoutons que, du côté français, le fait de pouvoir (relativement)
exprimer des revendications en citoyens sous l’uniforme a pu
constituer un frein à un éventuel mouvement révolutionnaire. Jay
Winter et Len Smith sont de cet avis [31]. Le cas
de Barthas leur donne raison lorsqu’on le voit écrire à ministre et à
député, au nom de ses camarades, rédiger un manifeste à transmettre
aux chefs, protestant contre le retard des permissions…
Pouvait-il y avoir révolte
individuelle ? Il y a d’abord celle de Richert, la désertion, qu’il
met en pratique tardivement parce que c’est dangereux. L’ennemi peut
vous prendre pour un auteur de coup de main et vous tuer. D’autre
part, on va être condamné à mort par les autorités de son propre camp,
ce qui est arrivé à Richert (p. 273). Dans la " nomenclature
alphabétique des crimes et délits militaires et peines y attachées "
qui figure dans les livrets militaires de mes deux grands-pères qui
ont fait la guerre de 14-18, Maximin Cazals et Auguste Ourcet, la
peine pour le crime de " désertion à l’ennemi " est la " mort avec
dégradation militaire ". En admettant même qu’on réussisse à échapper
à cette peine, déserter c’est abandonner sa femme, ses enfants, son
village et la bonne réputation qu’on peut y avoir gagnée, c’est
devenir un hors-la-loi, c’est exposer sa famille à toutes sortes de
vexations et de pressions [32]. Barthas décrit la
désertion d’un soldat languedocien, menacé de mort par un officier
pour fraternisation avec l’ennemi, à qui il ne restait donc pas
d’autre solution pour sauver sa vie (p. 216-217). Après la guerre, le
tonnelier allait intervenir auprès de son député pour qu’on
reconnaisse au déserteur des circonstances atténuantes.
Se laisser capturer peut aussi
présenter quelque danger, mais résister à outrance serait pire.
Barthas écrit en mai 1917 : " Exaspérés, désespérés, des hommes se
rendirent aux Allemands et des Allemands se rendirent aux Français "
(p. 468). Une fois le premier moment d’appréhension passé, les
prisonniers montrent leur joie. Auront-ils plus tard l’intention de
revenir prendre part au combat ? Nos deux témoins n’abordent pas cette
question. En toute logique, on peut admettre que la situation de
captivité soit propice à une forte hostilité envers les ennemis et que
certains aient tenté l’évasion pour continuer à se battre
[33]. Mais il faudrait savoir si toutes les
évasions avaient clairement cet objectif. Enfin, il y a ceux qui sont
restés, bien contents d’être à l’abri du carnage. Charles Gueugnier,
prisonnier au camp de Merseburg, a même signalé dans ses carnets, à la
date du 18 mai 1918, qu’un groupe de Français, " craignant d’être
échangés " avaient " écrit à la Kommandantur de ne vouloir partir qu’à
la fin de la guerre ". Plus loin, il a précisé : " certains sont
heureux de ne pas rentrer en France craignant toujours de remettre
ça " [34].
Il y a la " blessure heureuse ". On
peut la subir, recevoir une " providentielle balle " à une jambe (Barthas,
p. 185). On peut la rechercher : " la plupart d’entre nous levaient
leurs mains au-dessus de la neige dans l’espoir de se faire blesser
pour être renvoyés à l’arrière " (Richert, p. 74). On peut se
l’infliger (Richert, p. 221 ; Barthas, p. 182). Dominique Richert
avoue s’être caché à trois reprises au moment d’attaques qui
s’annonçaient meurtrières (p. 93, 108, 110) et une fois même il s’est
enivré pour ne pas attaquer (p. 229). Les témoignages de l’Alsacien et
du Languedocien signalent des ordres non exécutés, des patrouilles
fictives qui n’ont été effectuées que sur le papier des rapports (Barthas,
p. 288 ; Richert, p. 85), rejoignant ainsi l’étude très poussée de Len
Smith sur la 5e Division d’infanterie " originaire " de
Normandie, et l’information donnée dès 1929 par Jean Norton Cru
[35].
Une autre idée à creuser : n’y
avait-il pas, dans l’armée, en plus des authentiques embusqués, ceux
que l’on pourrait appeler des semi-embusqués, bénéficiant d’une
planque relative et qu’ils ne tenaient surtout pas à perdre pour
éviter une situation pire ? " Autour des PC des commandants et des
capitaines, écrit Barthas, on voyait de plus en plus des gars solides
et jeunes pour la plupart remplir de vagues fonctions de plantons, de
cuisiniers, ordonnances, signaleurs, ravitailleurs, tailleurs,
coiffeurs, etc., tous flattant, se courbant devant les officiers, ces
nouveaux seigneurs du XXe siècle qui en échange les tiraient de la
première zone du premier cercle de ce nouvel enfer de Dante : les
tranchées " (p. 327). Il arrive à Richert de se trouver avec ses
hommes dans un coin si tranquille qu’il écrit : " Nous souhaitions
tous pouvoir attendre ici la fin de la guerre " (p. 145). Ailleurs,
affamé et ayant l’intention de voler des pommes, il cherche la
complicité de la sentinelle qui lui répond : " Il n’y a rien à faire ;
si je suis attrapé, on m’enverra dans les tranchées et je ne voudrais
pas perdre ma belle planque à l’état-major de la division à cause de
toi " (p. 176).
Enfin, j’ai noté la propension à se
porter volontaire pour toutes sortes de stages qui éloignent du front.
Richert entend qu’on demande vingt hommes pour aller apprendre à
utiliser une mitrailleuse : " Je fus l’un des premiers à bondir en
avant, car je pensais que, quoi qu’il arrive, cela valait mieux que
d’aller au front " (p. 136). Barthas entend parler d’un stage de
formation d’instructeurs et se présente immédiatement : " C’était une
planche de salut, c’était trois ou quatre mois assurés, loin des
coups, des mauvais coups " (p. 545) [36]. Il me
semble qu’ici, et dans tous les cas précédents, on peut noter un fort
consentement (au plein sens du terme) à se soustraire au combat
[37].
Conclusions
En lisant les témoignages de Louis
Barthas et de Dominique Richert, nous avons rencontré deux soldats qui
ont fait presque toute la guerre de 1914-1918. Ce qui les sépare :
leur âge et leur origine géographique différente qui les conduit à
combattre dans deux armées ennemies. Ce qui les rapproche : leur même
origine populaire, leur niveau d’études, leur appartenance à
l’infanterie, leur petit grade. Mais aussi leur talent d’écrivain et
l’effort qu’ils se sont imposé, n’étant pas des professionnels de
l’écriture, pour rédiger des manuscrits, non destinés à la
publication, mais qui ont pu faire des livres de 550 et 280 pages.
Dans ces textes, ils montrent qu’ils savent décrire la guerre au ras
de la tranchée et, en même temps, qu’ils sont capables de réflexion de
bon niveau. De nombreux passages des deux auteurs sont
interchangeables, on l’a vu. Il en émane un fort parfum
d’authenticité. Certes, toute mémoire est reconstruction, mais ne
peut-on distinguer une reconstitution honnête, celle de Barthas et de
Richert, d’une falsification ? Les deux combattants n’appartiennent
absolument pas à cette catégorie annoncée par Annette Becker : ceux
qui, pendant la guerre, auraient " vécu le plus souvent dans le
consentement exalté " et qui seraient passés ensuite " à un pacifisme
douloureux " [38].
Le tonnelier audois et le paysan
alsacien, tels qu’ils apparaissent dans leur témoignage fortement
authentique, sont-ils représentatifs ? Dans son intervention au
colloque Traces de 14-18, Pierre Barral écrit que le tonnelier de
Peyriac " exprime avec exactitude ce que ses camarades ressentent
confusément sans savoir le formuler " [39]. Dans sa
préface à l’édition française, Angelika Tramitz écrit que Richert rend
" la parole à tous ses frères d’armes, vainqueurs comme vaincus,
devenus muets après la guerre ". Les nombreuses réactions suscitées
par le livre de Barthas, provenant d’anciens combattants ou de leurs
familles, tournent autour de la formule : " Vous voulez savoir ce
qu’était la guerre de 14-18 ? Voyez ce qu’écrit Barthas. Tous disaient
la même chose ". Je ne veux cependant pas me risquer à une théorie
globalisante. Voici un autre personnage qui m’a beaucoup intéressé, à
qui j’ai consacré une biographie et pour lequel j’ai une grande
sympathie : Albert Vidal [40]. De famille
bourgeoise, il est commerçant en laines et peaux à Mazamet (mais il
aurait souhaité devenir écrivain) ; en 14, célibataire, il a 35 ans,
comme Louis Barthas et Jean Norton Cru. Réformé, il veut s’engager
mais il est éliminé lors d’une visite médicale. Il écrit aux autorités
militaires en certifiant qu’il peut se rendre utile en conduisant une
automobile, qu’il se propose même de fournir. Pas de réponse. Il
décide alors de demander une nouvelle visite, de ne pas s’y présenter
et, ainsi, de se faire prendre " bon absent ". Il va conduire des
camions en Lorraine, à Verdun, puis en Grèce, en Italie et à nouveau
en France en 1918. Un des premiers jours, il arrive à deux cents
mètres d’un endroit bombardé, il admire les " vrais guerriers " qui
n’y attachent pas d’importance et, réaction typique d’intellectuel de
l’arrière qui approche du danger, il s’exclame, dans son journal
personnel : " Des imbéciles, dont hier je faisais partie, ne voient
dans la guerre qu’un fléau de l’humanité. Aujourd’hui, je me demande
si elle n’est pas un bienfait du ciel " qui serait destiné à régénérer
l’âme française. Le temps passant, il abandonnera ces abstractions
vaines, et se mettra à décrire concrètement l’irresponsabilité de
l’administration militaire, les abus innombrables des officiers. Il
finira la guerre avec la haine du militarisme, mais restera fier
d’avoir fait son devoir, d’avoir défendu la République française, car
il était aussi un farouche républicain, futur adversaire de toutes les
dictatures. Albert Vidal n’a pas réagi comme Louis Barthas. Mais
Albert Vidal n’était pas Louis Barthas, et il n’a pas connu la guerre
des tranchées. Il est bon de " rendre compte de la logique et de la
signification de ces expériences dans leur singularité ", de
" reconstituer un espace des possibles – en fonction des ressources
propres à chaque individu ou à chaque groupe à l’intérieur d’une
configuration donnée " ; il faut amener " sur le devant de la scène,
auparavant tout occupée par l’activité interprétative du chercheur,
les capacités et les efforts de déchiffrement du monde des acteurs du
passé " [41].
S’il ne faut pas généraliser dans le
sens du refus, il ne faut pas non plus établir de théorie globalisante
du consentement. D’abord, un choix véritable n’existait pas. Exprimer
son refus était presque impossible, en dehors de son carnet personnel.
Bien sûr, si on prend le terme " consentement " dans les multiples
sens du mot, on peut admettre que ces sens, différents les uns des
autres, couvrent assez bien l’éventail des possibles : acceptation
consciente de la guerre ; sens du devoir (envers la France ? la
République ? le petit groupe de camarades ?) ; soumission (" the human
capacity to adapt and endure ", dit Len Smith ; " faire le dos rond ",
dit Jules Maurin) ; automatisme anesthésiant. Encore ne faudrait-il
pas coller une étiquette sur chaque individu. Mais tout cela est-il
bien nouveau ?
L’historien doit se pencher sur le
concret, sur les carnets inédits de simples soldats, en évitant de
faire une part trop grande à la prose d’intellectuels qui se
regardaient écrire. Il ne faut pas se contenter d’étiquettes, encore
moins rejeter, disqualifier ce qui ne correspond pas à ces étiquettes.
Pour finir sur un exemple, on appréciera la richesse de ce bref
dialogue rapporté par le tonnelier Barthas (p. 129-130) :
Ah, si nous n’étions pas tous des
lâches, fit une voix connue, celle de Terrisse, ceux qui la veulent la
guerre viendraient ici à notre place. Nous verrions, alors !
C’est trop tard, dis-je à mon tour,
c’est avant qu’il fallait voir clair. Que ceux qui en réchapperont se
souviennent, au moins.
Et toi, me dit Ferrié, toi qui écris
la vie que nous menons, au moins ne cache rien, il faut dire tout.
Oui, oui, tout, tout. Nous serons là
pour témoins, on ne crèvera pas tous peut-être, appuyèrent les autres.
Ils ne nous croiront pas, dit Mondiès,
ou bien ils s’en foutront…
Rémy Cazals, Université
de Toulouse Le Mirail
[1] Témoins. Essai
d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en
français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929, 728 pages,
longtemps introuvable, heureusement réédité par Jean-Charles Jauffret
aux Presses Universitaires de Nancy, 1993. Je n’ignore pas que
l’édition et la réédition de cet ouvrage ont été très attaquées.
L’ayant lu attentivement de la première à la dernière ligne, ayant
vérifié nombre de ses remarques, je tiens à dire qu’il s’agit d’un
livre indispensable, riche et plein de nuances, qu’on ne peut enfermer
dans quelques étiquettes trop étroites. Voir la transcription des
débats du colloque Traces de 14-18, dans les actes édités par Sylvie
Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 56-58.
[2] Jules Maurin, Armée
– Guerre – Société – Soldats languedociens (1889-1919), Paris,
Publications de la Sorbonne, 1982, 750 pages.
[3] J’ai développé
cette question dans " La culture de Louis Barthas tonnelier ", dans
Pratiques et cultures politiques dans la France contemporaine. Hommage
à Raymond Huard, Montpellier, Université Paul Valéry, 1995, p.
425-435.
[4] Voir par exemple
le témoignage d’André Aribaud, Un jeune artilleur de 75, Carcassonne,
FAOL, collection " La Mémoire de 14-18 en Languedoc ", 1984, p. 37. Il
s’agit de la bataille de l’Aisne fin mai 1918 : " C’était pour moi la
première fois que je pointais à vue sur l’ennemi. […] Par la suite, et
jusqu’à la fin de la guerre, je n’ai jamais plus eu l’occasion
d’opérer ainsi. "
[5] Par la FAOL,
Fédération audoise des œuvres laïques, en 1977. C’est le point de
départ de la collection " La Mémoire de 14-18 en Languedoc " et autres
publications, jusqu’aux actes du colloque Traces de 14-18.
[6] Pour la Deuxième
Guerre mondiale, Gustave Folcher aussi était réputé dans son village
d’Aigues-Vives (Gard), pour sa mémoire et ses talents de conteur. Il
avait cependant rédigé, pendant la guerre et la captivité, de quoi
faire ensuite un livre de plus de 250 pages. Voir Les carnets de
guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien, 1939-1945, Paris,
Maspero, 1981, 288 pages.
[7] Les
renseignements sur les auteurs viennent de leur texte et, pour Barthas,
de mon enquête personnelle. Pour Richert, j’ai utilisé également la
préface d’Angelika Tramitz et les comptes rendus élogieux de Fritz
Taubert, dans Le Mouvement social, n° 158, 1992, p. 151-153, et de S.
Audoin-Rouzeau dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n°
179, 1995, p. 199-200. Ce dernier écrit cependant (dans son livre A
travers leurs journaux. 14-18. Les combattants des tranchées, Paris,
Armand Colin, 1986) à propos de Barthas : " Par son antimilitarisme,
l’ouvrage est significatif : l’auteur pousse au paroxysme la
déformation du souvenir ". Je vais essayer de montrer que
l’antimilitarisme de Richert est au moins aussi fort que celui de
Barthas et qu’aucun des deux n’a déformé ses souvenirs de manière
sensible.
[8] Il est curieux
de voir les expressions occitanes conservées apparaître au milieu de
la traduction en néerlandais, De Oorlogsdagboeken van Louis Barthas
tonnenmaker, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 1998, p. 91 (" Bai té fa
rasa "), p. 188 (" Béni mé querré "). Les puristes auront remarqué la
graphie phonétique. Personne n’avait appris à cette génération à
écrire en occitan.
[9] C’est par
précaution que je vais jusqu’à dix mots d’allemand pour Barthas. En
fait, je ne les ai pas comptés. Il y a bien sûr Kaiser et Kronprinz,
ce dernier mot étant aussi le surnom d’un officier français mesquin et
ridicule.
[10] J’ai été
heureux de remarquer que, au cours de ce même colloque, Snezhana
Dimitrova a dit des choses semblables à propos des paysans bulgares.
[11] Distinction
bien perçue et exposée par Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p.
27-28.
[12] Voir Général
Percin, Le massacre de notre infanterie en 1914-1918, Paris, Albin
Michel, 1921.
[13] Dans Espace
social européen, 6-12 novembre 1998, p. 33.
[14] Pas plus que
Jean Norton Cru, à qui on a cherché une mauvaise querelle parce qu’il
a voulu donner quelques explications de bon sens : que les " flots de
sang " sont souvent un effet littéraire ; que le sang est souvent
absorbé par la terre ; que beaucoup de cadavres n’en offrent pas de
trace. Témoins, op. cit., p. 31-32.
[15] Lors d’une
autre guerre, on a parlé de " 40 millions de pétainistes " en été
1940. L’étude de Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy,
Paris, Seuil, 1990, opère les distinctions nécessaires entre le
maréchalisme de sentiment et l’adhésion à la politique du gouvernement
de Vichy. Et puis, il y a tous ceux qui restaient favorables à " la
République malgré tout ", dont la pensée est peu connue parce qu’ils
ne pouvaient pas s’exprimer. J’en ai découvert un. Voir " Un bourgeois
de province en 1940 : le Journal politique d’Albert Vidal ", dans
Annales du Midi, n° 199-200, " Les années Quarante dans le Midi ",
1992, et Albert Vidal et Rémy Cazals, Le jeune homme qui voulait
devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985. Sans doute Albert Vidal
était-il hors normes. Mais il existait, et il n’était pas le seul dans
ce cas.
[16] Jay Winter et
Blaine Baggett, 1914-18. The Great War and the Shaping of the 20th
Century, London, BBC Books, 1996, p. 233.
[17] Voir
Jean-Jacques Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la
guerre. Contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été
1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences
politiques, 1977, et La vie des Audois en 14-18, collection " La
Mémoire de 14-18 en Languedoc ", n° 9, Service éducatif des Archives
de l’Aude, 1984.
[18] Dans la
citation de Richert, il faut remarquer aussi l’expression " nos
soldats ". Comme on l’a dit plus haut, il est dans le camp allemand.
S’il s’oppose au militarisme et à la guerre, c’est en tant qu’homme et
non en tant que francophile.
[19] On sait que
les aventures du Brave Soldat Chvéïk sont caricaturales. Mais, à lire
les témoins, on ne peut s’empêcher de remarquer que Hasek n’exagère
pas beaucoup lorsqu’il évoque la distribution de cartes postales
patriotiques à la place de salami, ou celle du texte de l’Ave Maria en
toutes les langues de l’Empire austro-hongrois, avec ce qu’il en
advint fatalement (Jaroslav Hasek, Dernières aventures du Brave Soldat
Chvéïk, traduction française, Paris, Gallimard, 1980, p. 50 et 212).
Voir la communication de Patrick Ourednik, " L’encombrant soldat
Chvéïk ", dans Traces de 14-18, op. cit., p. 85-90.
[20] J’ai retrouvé
le carnet d’un autre combattant du 280e, qui note au même
moment : " Un silence triste suivit la fin de son allocution "
(Léopold Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment,
Carcassonne, FAOL, collection " La Mémoire de 14-18 en Languedoc ", n°
3, 1980, p. 30). Le carnet de Noé est beaucoup plus mince que le
témoignage de Barthas, mais les faits rapportés et les sentiments
exprimés sont les mêmes.
[21] Ils
m’appelaient tout le temps " Camarade ", récit de Fernand Tailhades,
Carcassonne, FAOL, collection " La Mémoire de 14-18 en Languedoc ",
1980, p. 30-35. La dernière phrase citée vaut plus que bien des pages
d’écrivains professionnels. Le nom de l’Allemand était
vraisemblablement Richart Binder Former, de Münster.
[22] Je ne suis pas
d’accord avec plusieurs affirmations de Stéphane Audoin-Rouzeau et
Annette Becker, dans leur contribution, " Violence et consentement :
la " culture de guerre " du premier conflit mondial ", à l’ouvrage
collectif dirigé par Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli,
Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 251-271.
L’information donnée par Jay Winter est à la page 242 du BBC Book déjà
cité.
[23] Leonard V.
Smith, Between Mutiny and Obedience. The Case of the French Fifth
Infantry Division during World War 1, Princeton University Press,
1994, p. 90.
[24] Dans le BBC
Book déjà cité, p. 210, ouvrage qui consacre cinq pages à Louis
Barthas, p. 233-235 et 238-239.
[25] Dans
" Violence et consentement… ", op. cit., p. 268.
[26] Barthas
signale le cas de gendarmes pendus en représailles par des poilus (p.
351), ce qui est confirmé par d’autres témoignages et constitue un
exemple d’extrême violence produite par l’exaspération.
[27] Témoins…, op.
cit., p. 162.
[28] Modris
Eksteins, Le Sacre du Printemps. La Grande Guerre et la naissance de
la modernité, traduction française, Paris, Plon, 1991, p. 272.
[29] Jules Maurin,
Armée - Guerre - Société, op. cit., p. 673 et plus largement p.
663-678.
[30] Le Sacre du
Printemps…, op. cit., p. 214.
[31] Jay Winter et
Blaine Baggett, 1914-18. The Great War…, op. cit., p. 239 ; Leonard V.
Smith, Between Mutiny and obedience.., op. cit., p. 258.
[32] Voir Yves
Pourcher, Les jours de guerre. La vie des Français au jour le jour
1914-1918, Paris, Plon, 1994, réédité en collection de poche,
Hachette-Pluriel, 1995 (chapitre " La montagne refuge ", en
particulier p. 431).
[33] Voir Annette
Becker, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre
1914-1918. Populations occupées. Déportés civils. Prisonniers de
guerre, Paris, Editions Noêsis, 1998.
[34] Les carnets de
captivité de Charles Gueugnier 1914-1918, présentés par Nicole
Dabernat-Poitevin, Toulouse, Accord édition, 1998, p. 211 et 214.
[35] Between Mutiny…,
op. cit. (les combattants imposent leurs limites à la violence
commandée), et Témoins…, op. cit. (ordres non exécutés).
[36] Je ne l’avais
pas remarqué auparavant, mais je le fais en préparant ce texte : le
départ en stage va avoir lieu le 8 septembre 1918 ; quand il parle de
rester loin du front pendant trois ou quatre mois, cela prouve bien
qu’il écrit sur le moment ; il ignore que l’armistice interviendra le
11 novembre.
[37] Sans aller
jusqu’au cas d’André Brusson, fils d’industriel, qui commence la
guerre dans la cavalerie, passe dans l’artillerie lourde, puis dans
l’aviation où il apprend à piloter. Renvoyé pour ses frasques, il se
porte immédiatement volontaire pour apprendre à conduire des tanks, et
revient sur le front en septembre 1918. Voir Philippe Delvit, Rémy
Cazals, Jean-Loup Marfaing, Gérard Brusson, La chanson des blés durs.
Brusson Jeune, 1872-1972, Toulouse, CAUE de la Haute-Garonne et
Loubatières, 1993.
[38] Annette
Becker, Oubliés de la Grande Guerre…, op. cit., p. 17. Notons ici que
le mot " consentement ", dont on connaît l’ambiguïté, est précisé par
le qualificatif " exalté ".
[39] Pierre Barral,
" Les cahiers de Louis Barthas ", dans Traces de 14-18, op. cit., p.
23.
[40] Le jeune homme
qui voulait devenir écrivain, op. cit. Sur la guerre de 14-18, p.
165-184. Voir aussi, p. 93-103, sa nouvelle, " l’Allemande ", très
intéressante pour l’étude des représentations.
[41] Expressions de
Jacques Revel (p. 12 et 25) et de Bernard Lepetit (p. 79) dans Jeux
d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes
Etudes-Gallimard-Le Seuil, 1996, sous la direction de J. Revel.
[Ce texte a été écrit en novembre
1998 pour le colloque de Montpellier où j’ai fait la connaissance de
Frédéric Rousseau. J’ignorais alors le travail que celui-ci achevait
et qui a été publié en mars 1999 aux Editions du Seuil, sous le titre
La guerre censurée, une histoire des combattants européens de 14-18.
Dans cet ouvrage, qui s’appuie sur des sources nombreuses et variées,
les témoignages les plus cités sont ceux de Louis Barthas et de
Dominique Richert.]
Note de la rédaction de MIREHC n°
6.Depuis le colloque de Montpellier, on peut signaler la parution des
ouvrages et articles suivants :
- Cazals Rémy et Rousseau Frédéric,
14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001, 160 p.
- Birnstiel Eckart et Cazals Rémy
(éd.), Ennemis fraternels 1914-1915. Hans Rodewald, Antoine Bieisse,
Fernand Tailhades. Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM,
192 p.
- Cazals Rémy, " 1914-1918 : oser
penser, oser écrire ", dans Genèses, n° 46, mars 2002, p. 26-43.
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