Nous
sommes fiers qu'un grand nombre de gens ait accès à ce document.
Traduction des cahiers de Dominique Richert par Marc Schublin Je fus incorporé à l'âge de vingt ans, le 16 octobre 1913, et affecté à la première compagnie du 112° régiment d'infanterie, stationné à Mulhouse, en Alsace. En six mois, après le dressage habituel dans l'armée allemande, nous sommes passés de l'état de jeunes recrues à celui de vrais soldats. A la mi-juillet 1914, notre régiment se rendit au camp de manoeuvre de Heuberg, à la frontière du Bade-Wurtemberg, afin de s'exercer à une plus grande échelle. On nous fit quelquefois subir le pire au cours de cet entraînement. Le 29 juillet 1914, notre matinée fut occupée par un exercice; l'après-midi, l'artillerie de campagne effectua une séance de tir réel. Comme nous avions le droit d'y assister, je m'y rendis, pensant que je n'aurais peut-être plus jamais l'occasion d'observer un tir d'artillerie, ce qui me semblait très intéressant. Je me tenais juste derrière les batteries et pouvais bien observer les explosions des shrapnels et des obus autour des cibles. Nous autres soldats n'avions aucune idée de la menace de guerre. Le 30 juillet 1914, fatigués par nos activités, on alla se coucher de bonne heure. Vers dix heures du soir environ, la porte de notre chambrée s'ouvrit brutalement et l'adjudant de compagnie nous ordonna de nous lever aussitôt: la guerre était apparemment inévitable. Nous étions abasourdis et incapables de la moindre parole. La guerre, où, contre qui? Bien sûr, tous réalisèrent très vite qu'il s'agissait de combattre la France. Soudain, l'un d'entre nous entonna le Deutschland über alles, presque tous le suivirent et bientôt ce chant résonna dans la nuit, repris par des centaines de poitrines. Je n'avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu'une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C'était une perspective extrêmement désagréable. De même. je m'inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc la destruction. On nous donna l'ordre de faire notre paquetage au plus vite, et alors qu'il faisait toujours nuit, on se mit en marche vers la gare de Hausen, dans la vallée du Danube. Comme il n'y avait pas de train pour nous, nous sommes retournés au camp jusqu'au prochain soir, avant de rentrer à Mulhouse, notre ville de garnison, dans un train bondé, serrés les uns contre les autres comme des harengs saurs dans un tonneau. On arriva à
destination le matin On devait être au repos jusqu'à midi, mais dès neuf heures, je fus réveillé avec d'autres camarades pour aller percevoir un équipement de guerre tout neuf. Chacun de nous reçut cent vingt cartouches. Après cela, on dut passer à l'armurerie, faire aiguiser nos baïonnettes. Mon père et ma sœur me rendirent une dernière visite, pour me donner de l'argent et me faire leurs adieux. L'ordre fut donné aux civils de quitter la cour de la caserne. J'obtins cependant la permission de parler à ma famille devant le portail. Ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l'on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s'en allant, mon père me recommanda d'être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n'était pas considérable, et l'idée de «mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d'horreur. Je reçus alors l'ordre de monter la garde avec huit camarades, près du guichet de la gare. D'autres soldats faisaient le guet devant le bâtiment, d'autres encore patrouillaient dans toutes les directions, le long des quais. Le 3 août, un avion français survola très haut la ville, en décrivant de grands cercles. Tous les soldats tirèrent en l'air, et à chaque instant, on s'attendait à ce qu'il tombe, abattu; mais il continuait tranquillement son chemin. Une foule de civils s'était rassemblée sur la place de la gare pour mieux voir. Soudain, l'un des badauds cria: «Une bombe! » Très vite, le groupe se dispersa, disparaissant dans la gare et dans les bâtiments environnants. Moi-même, je me précipitai dans la gare, dans l'attente de l'explosion imminente. Mais le calme persista. J'osai alors quelques pas sous l'auvent, regardai en l'air, et vis descendre un objet autour duquel flottait quelque chose. «ça, c'est sûrement pas une bombe », pensai-je. En réalité, il s'agissait d'un beau bouquet de fleurs, de myosotis essentiellement (Vergiss mein nicht, « ne m'oublie pas », maintenu par un ruban bleu, blanc, rouge. Un salut de la France à la population alsacienne. Le 4 août, deux trains remplis d'employés allemands quittèrent Mulhouse en direction du pays de Bade. Ils nous firent cadeau de plusieurs bouteilles de vin, aussitôt dégustées avec plaisir. C'est alors que l'on apprit que la guerre n'opposait pas seulement l'Allemagne à la France, mais l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et la Turquie d'un côté, à la France, la Russie, la Belgique, la Grande-Bretagne et la Serbie de l'autre. « Alors là, il va y avoir du grabuge », pensai-je.Le 5 août, je me mis en route avec un petit détachement, en direction d'Exbrücke (Aspach-le-Pont). Nous sommes restés deux jours sur le Kolberg, au nord du village. Le 7 août, je vis mes premiers Français; il s'agissait de patrouilles qui progressaient dans les champs de blé. Nous nous sommes tirés dessus mutuellement, sans qu'il y ait de pertes d'un côté ou de l'autre. Ce baptêmedu feu me causa beaucoup d'émotion. On reçut l'ordre de se retirer au-delà du Rhin, jusqu'à Neuenburg. A la pointe du jour, on franchit le Rhin sur un 15 pont de bateaux. Nous avons monté notre camp de toile près du cimetière de Neuenburg et nous nous sommes allongés, prêts à dormir, afin de récupérerde notre longue marche. Nous sommes restés deux jours sur place, jusqu'au9 août . Plusieurs régiments étaient rassemblés. C'était indiscutablementun beau spectacle. Le 9 août au matin, on entendit les ordres: «Préparez-vous! Serrez lesrang s! » On repassa le pont et on pénétra dans la forêt de la Hardt. On nenous di t pas ce qui se passait, ni où nous devions aller. Après toute unejou rnée d'attente, tous les officiers durent se rendre chez le capitaine pourrecevoir des ordres. Puis , chaque chef de groupe répercuta à ses hommes:« Les Français ont occupé la ligne Habsheim -Rixheim - Ile-Napoléon-Baldersheim . Nous allons attaquer ce soir et devons les repousser. Notrerégimen t a pour mission de prendre d'assaut Habsheim, Rixheim et lesv ignobles situés entre les deux villages. »Les rires et la bonne humeur disparurent au ssitôt. Personne ne pensaitsurvivre à cette nuit; et l'on vit trè s peu de manifestations d'enthousiasmeguerrier , de joie intrépide, toutes ces choses dont il est tant question dans lesbrochures patriotique s. Il fallait se mettre en marche à présent.Au bord de la route gisait le premier mort , un dragon français qui avaitr eçu un coup de lance en plein cœur. Une vision horrible; la poitrinesanglante, les yeux vitreux, la bouche ouverte et les mains crispées. Sans unmot , la colonne passa devant le cadavre.On abandonna ensuite la route pour pr endre un chemin forestier sur lagauche . A proximité de nos pas de tir, six fantassins allemands gisaient surle sol , face contre terre. On dut ensuite se déplacer en tirailleurs et progresserjusqu 'à la lisière du bois, où on nous dit de nous coucher. Je me trouvaisdans la seconde vague d'ass aut: Devant nous, à l'orée du bois, se trouvaientles hangar s du terrain d'exercice de Habsheim. Notre formation avait pourmission de progres ser à découvert sur le terrain d'exercice, large de milledeux cents mètres. «Les Français vont nous abattre dès qu'on va s'avancer »,pensai-je. L 'ordre retentit: « Debout! en avant, en avant l. La premièreligne se leva et sorti t du bois en courant. Un adjudant de réserve restacouché. Je ne sais pas si c'était par couardise ou s'il s'était évanoui de peur
Bataille de Mulhouse, 9-12 août 1914
Dès que la première vague apparut à la lisière du bois , les balles crépitèrent,en provenance d 'un talus éloigné d'environ douze cents mètres. Ellessifflaient autour de nous, dans les feuillages, ou claquaient contre les arbres. Le coeur battant, nous nous blottissions autant que possible contre le sol de la forêt . «Deuxième vague ... En avant! en avant! » On se leva pour foncerhors de la forêt. Aussitôt , les balles nous sifflèrent aux oreilles. La premièreligne était couchée et tenait le talus sous un feu soutenu. Déjà, quelques tués et blessés graves se trouvaient en retrait de la première vague. Des blessés plus légers couraient entre nous, vers la forêt protectrice. Notre artillerie se mit à bombarder les vignobles situés entre Habsheim et Rixheim. Le sifflement des obus était nouveau pour nous. Le claquement, le sifflement, le bruit sec de l'éclatement nous impressionna fortement .Soudain, nous avons entendu un sifflement très proche. Deux obus français explosèrent à peine vingt mètres derrière nous . Tout en courant, je meretournai, et me dis en voyant la fumée et les morceaux de gazon voler alentour:- Pourvu qu'un engin pareil ne me tombe pas devant les jambes ».Unordre éclata: «Déployez-vous dans la première ligne », Nous nous sommesaplatis dans les brèches de la première vague. Nous devions à présent prendre à partie le bosquet d'en face. Comb ien de fois n'avions-nous pas prisd 'assaut pareils bosquets, avec des balles à blanc, en temps de paix! Mais àl'époque, l'ennemi était matérialisé par des drapeaux rouges. A présent, il en allait malheureusement tout autrement. « Armbruster est mort », sedisaient l'un à l'autre le s soldats de la première ligne. C'était un soldat de maclasse. Cela me faisait d 'autant plus d'effet. Zing! une balle venait d'arracherl'herbe tout près de moi. Trente centimètres plus à gauche et c'en était fini. «Debout! En avant, en avant ! . Tous se précipitèrent vers l'avant;aussitôt, un feu encore plus nourri crépita contre nous. A nouveau certains s'affalèrent, touchés, parfois dans un cri atroce. «En position, feu! 1-,3', 5',7 ",g' groupes, à l'assaut! Les 2', 4', 6',8' et 10' groupes, feu à volonté pourles couvrir! » Ainsi se passèrent les choses, en alternance.Comme nous nous approchions du bosquet, nous avons vu les derniers Français disparaître près de la gare de Habsheim . C'était les premiersFrançais que je voyais durant un assaut . Dans le bosquet, j'aperçus seulement17 deux morts. En progressant à découvert vers Habsheim, on fut à nouveau violemment pris à partie par des tirs en provenance dela gare et des vignobles. Lorsqu'on prit d 'assaut la gare en poussant de grands cris, les Françaiss'étaient à nouveau retirés. Il est vrai que nous étions plus nombreux. Puis vint l'assaut des vignobles. Un feu nourri nous accueillit d 'abord,mais au fur et à mesure que nous progressions, les Français fuyaient dans les vignes, nous cédant le terrain. La position française ne constituait en fait qu'une tranchée de cinquante centimètres de fond, derrière laquelle on trouva un véritable tas de pain blanc et un petit tonneau de vin, qui disparurent bientôt dans nos estomacs. Même le plus grand des patriotes trouva le pain français bien meilleur que notre pain noir. Les Français défendaient toujours le village de Rixheim , qui se trouvait à présent surnotre droite. Un combat violent se livrait là-bas. Nous devions attaquer Rixheim de flanc. La nuit était tombée entre-temps. Dans les vignes, on trouva un jeune Français sans connaissance. A la lueur des allumettes, nous avons vu qu'il avait reçu une balle en haut de la cuisse. Un Badois de Mannheim voulait l'abattre ; avec mon camarade Ketterer de Mulhouse nous avons réussi àgrand-peine à empêcher ce monstre de passer à l'acte. Comme nous devions progresser, nous avons laissé là le Français. Lorsqu'on attaqua Rixheim en poussant des hourras, les Français durent se retirer pour éviter la captivité. Pourtant, en fouillant les maisons, on fit quelques prisonniers qui, de peur, s'étaient cachés. La plupart des soldats étaient comme fous; ils croyaient avoir vu partout des Français dans la nuit. Une fusillade stupide se déchaîna, contre les arbres et toutes sortes de choses; on tira même vers les toits, sur les cheminées. Les balles sifflaient de tous côtés , et leurs détonations claquaient de partout; on n'était ensécurité nulle part . Le plus grand soldat du régiment, l'aspirant Hedenus,qui mesura it bien deux mètres, tomba mort. Quelques-unes des maisonsavaient pris feu et illuminaient les environs. On releva les blessés des deux camps , abandonnant les morts par terre.L'o rdre de rassemblement fut donné. On se mit en marche en direction deMulhouse, puis on se prépara à passer la nuit dans les prés , à environ unkilomètre de Rixheim . Comme nous étions tout trempés de sueur, la fraîcheurd e la nuit nous fut désagréable; nous pensions avec nostalgie auxpa illasses de la caserne. Mais fatigués comme nous l'étions, nous nousso mmes très vite endormis. Nous avons été réveillés en sursaut par descoups d e feu et le sifflement d'obus au-dessus de nos têtes. «Que se passet-il? . Tout le monde s'interpellait dans le noir. Comme on voyait partir lesco ups de feu de Rixheim, dans notre dos, que ceux-ci devenaient de plus enp lus nourris, que l'on entendait même crépiter une mitrailleuse, on se ditqu les Français nous avaient pris à revers. Le chaos était indescriptible.On enten dait les cris déchirants de ceux qui étaient touchés. Les officiersn ous ordonnent de former une ligne, de nous coucher et de prendre à18 partie violemment l'endroit d'où semblaient venir les coups de feu, ce que nous avon s fait pendant plusieurs minutes. Puis soudain, il s'avéra quec 'était des Allemands et qu'il fallait cesser le feu. On nous fit alors chanterle Deutschland über alles, afin que les soldats autour de Rixheim se rendentcompte à qui ils avaient af faire. Mon Dieu! quel chant puissant! Presquetous tenaient leur visage aplati dans l 'herbe, afin de se protéger du mieuxqu'ils pouvaient . Lentement, la fusillade perdit de son intensité. Les officiersfaisaient du tapage, vitupéraient. Mais ils ne pouvai ent pas redonnervie aux pauvr es morts. Les balles allemandes nous avaient causé plus deper tes que les françaises.Le lendemai n matin, nous nous sommes mis en marche vers l'Ile-Napoléon;partout on voyait de s morts, français ici, allemands là; une visionhorrible . Nous avons progressé jusqu'à Sausheim, avons fait demi-tour,rev enant en sens inverse jusqu'à Habsheim, puis Zimmersheim et, aprèsune courte pause, Mulhouse, où nous avons pénétré vers di x heures du soir,au son d e la musique du régiment. Les habitants se comportèrent tranquillement;mais il me semblait li re sur de nombreux visages que notre retourn 'était pas très désiré.Les deux jours suivants, on nous mit en état d'alerte dans notre caserne ,et nous avons pu nous reposer. A présent , Dieu sait pourquoi, la plupartprétendaient avoir accompli des tas d'actes héroïques , tué des quantités deFrançais . Ceux qui avaient eu le plus peur étaient les plus vantards.Le 12 août , on partit en direction du pays de Bade, traversant le Rhin àIdsteiner Klotz ; nous avons pris nos quartiers en pleine nuit dans le villagebadois d 'Eimeldingen, dans des granges. Le lendemain, on nous embarquadans un train en direction de Fribourg. Là , nous avons reçu une foule deprésents, essentiellement du chocolat, des cigares, des cigarettes et de sfruits. Puis, le voyage reprit . Personne ne connaissait notre destination. Desbruits invraisemblables couraient: «On va dans le nord de la France, en Belgique, en Serbie, en Russie ... » Tous s'étaient trompés car, à Strasbourg,nous avons repassé le Rhin et , au petit matin, nous sommes descendus dutrain en gare de Saverne. Auss itôt, nous avons escaladé le col de Saverne endirection de Phalsbourg , en Lorraine. C'était un très beau matin d'été et, parendroits , la vue sur la plaine d'Alsace était magnifique. Nous avons passé lajournée à Phalsbourg, mai s sur le pied de guerre: on n'avait même pas ledroit d'enlever nos bottes. Au loin, nous entendions tonner le canon. Ici a ussi, il semblait se passer quelque chose. Vers le soir, nous nous sommesmis en route vers Sarrebourg. Sur une crête, nous avons dû creuser des tranchées: c'était un véritable supplice car, avec nos petites pelles, il était très difficile de remuer ce solargileux, dur, desséché. Devant nous, dans un vallon, se trouvait le village de Rieding ; plus loin derrière, la petite ville de Sarrebourg. A la tombée de lanuit, un orage violent éclata sur la région; il fit soudain très sombre et une 19 pluie torrentielle se mit à tomber. Nous étions trempés; l'eau s'était tellement amassée dans nos bottes qu'il nous était impossible de les vider. Nous nous tenions accroupis ou debout dans les champs, à grelotter comme des oies. Un ordre claqua: «Tous à Rieding !Vous chercherez un toit là-bas. << Nous avons piétiné les champs détrempés, avant de parvenir enfin à la route qui menait au village. Celui-ci était tellement bourré de soldats que, longtemps, il nous fut impossible de trouver la moindre place sous abri. Ketterer, de Mulhouse, Gautherat, de Menglatt et moi-même nous efforcions de rester ensemble. Ketterer suggéra: « Dans l'église, il y a sûrement de la place. » Nous nous y sommes rendus, mais le même spectacle s'offrit à nous. Les soldats avaient allumé les cierges de l'autel, de telle sorte que l'église était passablement éclairée. Il y avait des soldats partout, sur les bancs, dans les allées; certains s'étaient même couchés ou assis dans le chœur. Nous avons quitté l'église et enfin, à la sortie du village, avons atteint une maison aux portes closes. Des hussards campaient dans la grange voisine. On sonna, mais il ne vint personne. Ketterer frappa contre la porte avec son fusil, doucement d'abord, puis plus fort. Enfin, quelqu'un demanda: « Qui est là ?» « Trois soldats alsaciens, répondis-je, qui aimeraient bien trouver un toit.On se contenterait de dormir par terre.» La porte s'ouvrit, on nous fit entrer dans la cuisine. « Mon Dieu, vous êtes trempés », s'exclama la femme. D'autorité, elle nous prépara du lait chaud, accompagné de pain, de beurre, que nous avons dégusté avec plaisir. Cette brave femme nous dit qu'elle n'avait qu'un lit de libre. Nous nous sommes alors déshabillés tous trois, puis glissés dans le même lit. La brave femme s'occupa de nos vêtements mouillés, les fit sécher contre le fourneau. A notre réveil, le lendemain matin, tous les soldats avaient disparu du village. Nous avons appelé la femme, qui nous apporta nos habits secs. Elle nous retint pour le petit déjeuner. Chacun voulut lui donner un mark pour la remercier; elle refusa. Nous nous sommes mis à la recherche de notre compagnie, que l'on trouva sur la hauteur où, la veille au soir, nous avions creusé la tranchée. Vers midi, on se mit en marche vers le village de Buhl; on fit une halte, on reprit la marche, et ainsi de suite. Des régiments bavarois d'infanterie, d'artillerie, de cavalerie, en provenance du front, nous croisèrent. Personne ne savait où on en était. En fin de compte, nous avons fait nous aussi demi tour, avant de devoir creuser une tranchée dans un vallon marécageux, situé en lisière de bois, derrière le village de Rieding. A perte de vue, des soldats alignés creusaient des tranchées; on entendait des batteries. Bientôt, tous comprirent qu'il allait falloir arrêter les Français à cet endroit. Plusieurs jours s'écoulèrent sans incident. Le 18 août, des obus français tombèrent. Ceux qui s'enfoncèrent à proximité, dans le sol marécageux, n'explosèrent pas; d'autres par contre, explosant sur le sol durci, éclatèrent avec grand fracas. 20
Bataille de Sarrebourg, 19-20 août 1914
Dans la nuit du 18 au 19 août, les Français avaient occupé les villages qui se trouvaient devant nos lignes ainsi que le terrain les rel iant. De notre côté,c'est tôt le matin que l 'ordre d'attaque générale fut lancé. En un instant, toutrire, toute bonne humeur furent balayés. Tous les v isages avaient la mêmeexpression anxieuse, tendue: « Que va nous apporter cette journée ?» Je necro is pas qu'un seul d'entre nous ait pensé à la patrie ou à un quelconqueautre mensonge patriotique. Le souci de sa propre vie faisait passer tout le reste à l'arrière-plan . La compagnie de cyclistes de notre régiment, forted'environ quatre-vingts hommes , filait à vive allure vers Rieding, sur laroute qui, cinq cents mètres en contrebas de notre position , menait à cevillage . A peine eut-elle disparu derrière les premières maisons qu'unefusillade endiablée se déchaîna. Excepté quatre hommes, toute la compagnie fut anéantie. Soudain le feu d'artillerie allemand éclata; les Français ripostèrent. La bataille avait commencé. Le fusil chargé et le sac sur le dos, nous attendions les ordres, le cœur battant, agenouillés dans la tranchée . L'ordre vint: « Lebataillon va s'avancer dans la tranchée, tête baissée, en direction de la route. Faites passer l- Tous se mirent en mouvement, le haut du corps courbé en avant . Plusieurs obus français explosèrent à proximité immédiatede la tranchée , si près que l'on dut se jeter parfois à terre.Nous avions atteint la route, et progressé à quatre pattes dans le fossé qui la longeait . Mais l'artillerie française eut tôt fait de nous découvrir. Unsifflement soudain, un éclair sur nos têtes: un obus venait d'exploser . Maispersonne ne fut touché . Boum, boum, boum; à présent, ils se multipliaient.Des cris çà et là. Celui qui marchait devant laissa échapper un cri , s'affala,se tordit sur le sol, appelant désespérément au secours. J 'en fus très remué.« En avant, marche, marche! » Tous avançaient en courant dans le fossé,mais les obus français allaient plus vite encore, et les pertes s'accumulaient .« Que le bataillon sorte sur la gauche, en tirailleurs par compagnie, écartésde quatre pas, déployez-vous, exécution, exécution} . En moins de deuxminutes, le bataillon s 'était déployé; au pas de course, on continuait d'avancer.L'infanterie française , toujours invisible, ouvrit un feu nourri. Il y eut denouvelles pertes . A cause de la course et de l'émotion, les coeurs battaient à21 tout rompre. On attaqua la gare de Rieding. Comme nous étions en surnombre, les Français durent décrocher. On fit quelques prisonniers. On dut rester allongés, à couvert, derrière le talus de la voie ferrée, ce qui nous permit de reprendre notre souffle. On entendait partout le grondement des pièces d'artillerie, l'éclatement des obus, le crépitement des mitrailleuses. Je me disais: « Ah, si seulement on pouvait rester couchés à couvert ici.»Tu parles! Un autre bataillon, venant de derrière, se déployait de notre côté. « Premier bataillon, 112" régiment d'infanterie, se déplace à couvert sur lagauche! » On progressa dans un vallon, avant d'atteindre une forêt; puis, onavança sur deux kilomètres environ, en arc de cercle autour du village de Buhl-lequel était vaillamment défendu par les Français - afin de l'attaquer de côté. A peine notre première ligne avait-elle quitté la forêt que déjà des obus français se mirent à pleuvoir. Ils étaient tirés avec précision et les mottes de terre voltigeaient bruyamment autour de nos têtes. Pourtant, il n'y eut pas de pertes dans nos lignes. Nous avons dû traverser une vallée plate, au fond de laquelle coulait un ruisseau. Comme les prairies n'offraient guère d'abri, il ne nous restait pas d'autre solution que de nous abriter dans le ruisseau. Nous sommes restés près de deux heures, debout jusqu'à mi-corps dans l'eau, blottis contre le bord, tandis qu'au-dessus de nos têtes, les mortiers déchiquetaient les aulnes et les saules. Après avoir reçu plusieurs lignes de renfort venant de la forêt, nous avons dû atteindre la crête qui domine Buhl, afin d'attaquer le village. Un tir d'infanterie crépitant nous fut opposé! Plus d'un pauvre soldat tomba dans l'herbe tendre. Il était impossible d'aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer, à l'aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d'un instant à l'autre. En entendant sur la crête de terribles explosions, je levai un peu la tête. De gros nuages de fumée noire stationnaient là-haut, d'autres étaient projetés vers le ciel, des mottes de terre volaient çà et là. L'artillerie lourde allemande tenait la colline sous un feu très dense. Nous avons réussi à nous en emparer, ainsi que du village de Buhl, sans subir beaucoup de pertes. Sur un chantier, dans une cave fraîchement creusée, nous avons cherché un abri contre l'artillerie française. Un réserviste natif du pays de Bade, père de deux enfants, était couché à mes côtés. Il sortit un cigare et me diten l'allumant: « Qui sait? C'est peut-être le dernier.» A peine eut-il prononcéces mots qu'un obus de mortier éclata au-dessus de nous. Un éclat tram, perça la bretelle de son havresac, sur sa poitrine, et lui pénétra dans le coeur. Le réserviste poussa un cri, fut projeté en l'air, et retomba, mort. Deux autres soldats et notre capitaine furent blessés. Nous sommes restés couchés dam; notre cave jusqu'au soir. On se remit en route; sans rencontrer de résistance, nous avons occupé les fermes situées au sud-ouest de Buhl. On devait passer la nuit là. On 22 se coucha , épuisés, trempés de sueur et de l'eau du ruisseau. Pour ma part,je cherchai dans le voisinage des gerbes d 'avoine, en répandis deux sur lesol sur lesquelles je me couchai, me recouvrant de deux autres. Je m 'endormisbientôt . Soudain des cris et une fusillade éclatèrent. «Formez troisli gnes! La r- couchée, 2e à genoux, 3e debout! Ouvrez le feu vers l'avant! »Tou s se précipitèrent, formant aussitôt les lignes, et opposant un feud 'enfer aux Français qui contre-attaquaient. Pourtant, par endroits, ilspar vinrent jusque dans les lignes allemandes, et là on se battit à labaïonnett e dans l'obscurité. En fin de compte, les Français se retirèrent, etle calme revint. Je n'avais pas participé à cette affaire, me recroquevillant le plus possible dans mes bottes d'avoine . Je cherchai longtemps le sommeil. Les plaintes,le s appels à l'aide et les râles des blessés me paralysaient. Finalement, jem 'endormis. La roulante arriva enfin vers deux heures du matin. On eut àmanger , du café chaud et du pain. Nous appréciâmes beaucoup le cafébrûlant , car on avait froid dans nos habits humides. Comme il manquaitenviron la moitié des effectifs , on fut servi à profusion. Je pus remplir magourde pour le jour suivant. Puis je me glissai à nouveau dans mes gerbes d'avoine, me réveillant seulement lorsque le soleil me brûla le visage. Je me levai . Quelle vision horrible! Des Français morts et blessés gisaientdevant nous à perte de vue . Les morts allemands étaient encore là, euxaussi, mais on ava it évacué les blessés. Je me dirigeai vers les blessésfrançais les plus proches et leur donnai du café de ma gourde. Les pauvres! Comme il s me remercièrent! Les ambulances allemandes s'avancèrent 'pouremmener les Français bless és. Beaucoup de nos morts étaient horribles àvoir, certains couchés sur la face, d'autres sur le dos; du sang, des mains c rispées, des yeux vitreux, des visages torturés. Un grand nombre tenaientl eurs doigts crispés sur leur arme, d'autres avaient les mains pleines dete rre ou d'herbe qu'ils avaient arrachée en luttant contre la mort.Je vis un groupe de soldats. Je les rejoignis et là, découvris un horriblespectacl e: un soldat allemand et un soldat français étaient agenouillés faceà face , chacun ayant transpercé l'autre avec sa baïonnette, avant de s'affalere nsemble. Puis, on nous lut un ordre du jour : hier, sur une longueur de centkilomètres , de Metz au Donon, les Français ont été attaqués, et malgré uneva illante résistance, ils ont dû battre en retraite. Nous avons fait tant et tantd e prisonniers, pris tant et tant de canons. Les pertes sont estimées àq uarante-cinq mille hommes de part et d'autre. Nos soldats méritent lesplu s vives félicitations pour leur courage, leur héroïsme, et la ferventeg ratitude de la patrie leur est acquise, etc.C ourage, héroïsme? Je doutais de leur existence car, dans le feu del 'action, je n'avais vu, inscrits sur chaque visage, que la peur, l'angoisse et led ésespoir. Quant au courage, à la vaillance et autres choses du même genre,i l n'yen a pas ;ce sont la discipline et la contrainte qui poussent le soldat ena vant, vers la mort23 ~ J'eus pou r mission, avec un sous-officier et dix hommes, de chercher desmunitions à Buhl , afin de remplacer toutes celles que nous avions tirées. Aproximit é du village se trouvait un calvaire. Un obus avait sectionné le boisde la croix à hauteur des genou x du Christ, arrachant la planche transversale.Le Christ se tenait debout , intact, les bras en croix. Une imagebouleversante . Sans dire un mot, nous avons continué notre route. Vers dixheures du matin , on nous ordonna de nous préparer et de nous mettre enroute. Formant plusieurs ligne s, nous sommes allés à nouveau à la rencontredes Français . Bientôt des obus éclatèrent. L'un d'entre eux toucha uneferme ( appelée Muckenhof), qui se mit à flamber comme une torche. Personnene songea à éteindre l 'incendie. Je vis au loin un cheval, debout dans unchamp d'avoine , la tête basse. En m'approchant je constatai qu'il se tenaitprès de son ma ître, mort, un cavalier français, et que lui-même étaitgrièvement atteint à une patte postérieure e t au ventre. De pitié, je lui tiraiune balle dans la tête , et il s'écroula, mort.Quelques pas plus loin, dans l 'avoine, je marchai sur quelque chose demou. C'était une main arrachée , à laquelle pendait encore un morceau demanchette. A quelques pas, à côté d'un trou d 'obus, gisait le cadavredéchiqueté du fantassin français à qui elle appartenait . En continuant notreprogression, nous nous sommes heurtés à un violent tir d'artillerie. Tous seprécipitèrent vers le flanc d'une colline qui se trouvait devant nous , hautecomme une maison . Les obus éclatèrent soit sur le sommet de la colline, soitnous dépassèrent en sifflant. Mais d 'autres shrapnels se mirent à éclaterpresque tou s au-dessus de nous. Ah! ces satanés canons de 75! Ces projectilesarrivaient à une allure diabolique. On n'avait pas même le temps de sejeter par terre . En une seconde: tir, sifflement et impact. La peur nousfaisait tenir nos havresacs sur la tête, ce qui ne nous empêcha pas d'avoir bientôt des pertes .Notre commandant , du nom du Müller, nous donna un bel exemple desang-froid : fumant le cigare, ne prêtant aucune attention aux obus quié clataient, il allait parmi nous, de-ci de-là, nous exhortant à ne pas avoirpeur. A en viron cinq cents mètres à gauche derrière nous, une batterieallemande se déploya , mais elle fut détruite par l'artillerie française enquelques minutes . Seuls quelques artilleurs purent s'en sortir en prenant lafuite. Peu à peu le tir cessa. Nous avons repris notre marche et avons passéla nuit en for êt, près du village de Hesse
Combat de Lorquin, 21 août 1914
Tôt le matin on continua vers le vi llage de Lorquin en empruntant unevallée. Un certain lieutenant Vogel, un homme renfrogné, laid, à la voix rauq ue, commandait notre compagnie depuis la mort de notre capitaine. Ilmarchait seul en tête. A l'entrée du village, des patrouilles de reconnaissancenous informèrent que , sur la hauteur, à gauche du village, presque dansnotre dos , se trouvait l'infanterie française qui reculait. Nous avons remontétout le village au pas de gymnastique et avons occupé une pépinièreento urée d'un haut mur. Les Français qui, à environ quatre cents mètres delà, s'approchaient de nos positions, furent soudain pris sous un feu terrifiant.Beaucoup s 'effondrèrent, d'autres se jetèrent par terre et ripostèrent.Ma is ils ne pouvaient pas nous atteindre, à cause du mur qui nous protégeait.Alors quelques-uns , puis d'autres, de plus en plus nombreux, selevèrent, tenant leur fusilla crosse en l'air, signifiant qu'ils voulaient seren dre. Nous avons cessé le feu. A cet instant, quelques Français tentèrentde s 'enfuir. Ils furent abattus. Mes bras tremblaient. Je ne pouvais pas merés igner à leur tirer dessus. « En avant, marche, marche! cria le lieutenantVogel , on va capturer le reste de la bande. » Tous escaladèrent le mur, allantà la rencontre des Français . Ceux-ci ne tiraient plus. Un sifflement se fitsou dain entendre de l'arrière, boum! Une grosse mine explosa au-dessus denous . D'autres suivirent. Plusieurs hommes s'effondrèrent, foudroyés. Aprésent tout le monde voulait battre en retraite pour chercher un abri;c 'était notre propre artillerie qui nous tirait dessus, et c'était particulièrementrévo ltant. Le lieutenant Vogel criait: En avant! Comme quelquesso ldats tergiversaient, il en abattit quatre sans hésiter; deux furent tués,deux blessés. Un des blessés était Sand, un de mes meilleurs camarades.[ Le lieutenant Vogel fut abattu deux mois plus tard, par ses propreshommes , dans le nord de la France.]Les Françai s vinrent à notre rencontre en tremblant, les mains en l'air.On retourna en courant à Lorquin, où l 'on s'abrita dans des caves. Vers lesoir, emme nant nos prisonniers, on revint en arrière, vers le village deHesse , où l'on passa la nuit dans les vergers.Alerte tôt le matin , puis café, et en marche vers l'avant. Nom d'un chien,me d is-je, on cherche la mort à tout prix! Je continuai, mais le cœur n'y était25 pas, loin de là .. . Après plusieurs kilomètres de marche, nous avons atteintla fron tière française. Le poteau frontière portant l'aigle avait été brisé parles Français . Je pensais qu'on allait devoir peut-être hurler des hourras à lacantonade en passant la frontière , mais on poursuivit notre chemin sansavoir à dire un mot . Tous se demandaient surtout s'ils franchiraient un jourla frontière en sens contraire, pour rentrer à la maison. Nous avons marché jusqu 'au soir et avons passé la nuit dans un champ.C 'est un avion français qui nous salua le lendemain matin en nous lançantdeux bombes. Mais personne n e fut blessé. La cuisine roulante ne vint pas,la faim s 'installa. Devant nous se trouvait un village; nous espérions ydénicher quelque victuaille. Mais il nous fut interdit d'y pénétrer et nous le longeâmes de près . Nous avons arraché quelques carottes dans les champs,avons secoué les arbres tout en marchant afin d'en faire tomber des mirabelles .Voilà ce que fut notre petit déjeuner. La faim est le meilleur cuisinier .Nous allions souvent en avoir la preuve . Notre cueillette eut pour conséquencede terribles coliques! Plus de la moitié des effectifs en fut victime .Beaucoup se firent porter pâles; ils auraient préféré bien sûr être admis à l'hôpital au lieu de jouer aux héros. En fait d'hôpital, le médecin de bataillon nous donna rapidement une goutte d 'opium et un morceau de sucre, et enavant marche , sus à l'ennemi!A midi on fit une halte dans un village . Là s'organisa une véritable chasseaux poulets. Les lapins furent sortis des caisses et des clapiers, le vin descaves , le lard et le jambon des cheminées. Je me mis pour ma part à larecherche d 'œufs et en gobai sur-le-champ six à huit. Puis j'entrai dans unemaison . Dans la cuisine, sur des étagères, trônaient des pots remplis de lait.J'en attrapai un, rempli de crème fraîche . Comme c'était bon, si doux et sifrais! En pleine dégustation j 'aperçus, derrière la porte de la cuisine, unefemme assez vieille, qui se tenait là, pâle et tremblante. J'eus honte, bienque n 'ayant pas commis de crime, d'avoir bu la crème sans autre forme deprocès . Je voulus lui donner un demi-mark. Elle refusa, et me donna mêmeun gr os morceau de pain. C'était le seul civil que je vis dans le village.« Rassemblement, en avant! » Plusieurs compagnies marchaient déployées.vers l 'ennemi. Nous suivions, en réserve. Pan! Pan! Ça recommençait àtirer devant. C 'était l'arrière-garde française qui opposait quelque résistance.Notre compagnie n 'eut pas besoin d'intervenir. En continuant d'avancer,nous vîmes plusieurs Allemands morts. Nous avons passé la nuit dans un egrande forêt de montagne. En voyant l 'agitation et l'excitation des officiers,on devinait que quelque chose d'important se préparait pour le lendemain
Passage de la Meurthe, 25 août 1914
Très tôt le matin, les batteries allemandes commencèrent à tirer. On entendait l'impact des obus de l'autre côté . On se tenait dans la forêt, prêtsà partir. Les commandants de compagnie firent déployer leurs troupes. La mienne se trouvait en seconde ligne. En avant, marche! Tous se mirent en mouvement. Devant nous, le jour brillait faiblement à travers les arbres. A peine la première ligne se montra-t-elle en bordure du bois que l'infanterie française déclencha un tir très nourri. Quant à la forêt, elle fut bombardée par l'artillerie française à coups d'obus et de shrapnels. Ceux-ci explosaient entre nous et au-dessus de nous, et on courait dans tous les sens, comme des fous. Tout à côté de moi, un soldat eut son bras arraché, un autre eut le cou à demi sectionné. Il s'écroula, gloussa plusieurs fois; le sang jaillit de sa bouche, il était mort. Un sapin touché en son milieu s'abattit sur le sol. On ne savait pas où se cacher. «Deuxième ligne en avant l » Arrivé à l'orée du bois, je vis devant moi une vallée assez étroite, traversée par une rivière, une route et une voie ferrée: la vallée de la Meurthe. Le village de Thiaville se trouvait de l'autre côté de la rivière, plus à gauche se situait Raon-l'Etape. La ville et les hauteurs alentour étaient solidement tenues par les Français. Mais on ne pouvait en voir que quelques-uns. Ils étaient bien camouflés. On voyait partout les nuages de fumée des obus allemands monter dans le ciel. Les lignes allemandes déployées sortirent de la forêt sur notre gauche et notre droite. En sifflant, les obus français vinrent à leur rencontre et causèrent de nombreuses pertes. Les bruits et les crépitements étouffaient les ordres. On descendit vers la vallée au pas de course; là, on put enfin trouver quelque abri derrière le talus de la route. A deux cents mètres en face de nous se trouvait un pont routier sur la Meurthe. On continua à progresser vers le pont, que les Français arrosaient d'une grêle de shrapnels, de tirs d'infanterie et de mitrailleuses. Les assaillants s'effondraient en masse sur le sol. Il était impossible de passer. Tout tremblant, j'étais couché à découvert sur la prairie, à côté de la route, près de la rivière. Je n'osais pas bouger. Je pensais que ma dernière heure é tait venue, mais je ne voulais pas mourir. Je priai Dieu de m'aider,implorant comme on le fait face au pire danger. C'était une supplication27 tremblante et pleine de peur, venant du plus profond de moi-même, un cri fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par habitude! Boum! Un obus venait d'éclater juste à côté de moi, des éclats et des mottes de terre tombèrent sur le sol avec fracas. D'un saut,je fus dans le trou d'obus. Vlan! Un autre soldat, lui aussi à la recherche d'un abri, me sauta dessus. Mais j'étais dessous et ne perdis pas ma place. « En avant, à l'assaut du fleuve! » Les ordres étaient hurlés dans le vacarme. Tous se levèrent, se jetèrent sans réfléchir dans le fleuve pour trouver un abri sur l'autre rive. L'eau nous arrivait jusqu'à la poitrine, mais on n'y prêtait pas attention. Plusieurs hommes touchés par un shrapnel furent emportés par les flots. Personne ne les aida, chacun ayant assez à faire avec sa propre carcasse. En bordure du village, plusieurs maisons avaient pris feu; sous l'effet de la chaleur, les Français durent par endroit abandonner la défense des abords du bourg. Nous attaquâmes à la baïonnette et les Français durent battre en retraite. On fit des prisonniers. Trempés comme des souches, épuisés, on se mit à l'abri des maisons pour se reposer un peu. Petit à petit, les fusillades cessèrent. Dans la soirée, nous avons dû encore attaquer la colline boisée située à gauche devant le village. Je dormis dans une grange avec beaucoup de mes camarades. C'était une nuit orageuse. La pluie tombait bruyamment sur les tuiles. Le vacarme causé par l'effondrement des maisons en feu nous empêchait de trouver le sommeil, malgré la fatigue. Beaucoup de bestiaux étaient encore parqués dans les étables en feu et meuglaient de terreur dans toute une gamme déchirante. C'était effrayant! Je finis par m'endormir. Il était minuit passé lorsque j'entendis appeler dans la grange: « Il faut que le groupe Heuchele descende tout de suite.» J'en faisais partie, puisque mon sous-officier s'appelait Heuchele. Nous descendîmes l'échelle, nos vêtements mouillés nous collant à la peau. Nous devions faire le guet à quelques centaines de mètres devant le village, tous les huit avec le sous-officier. Là, debout ou accroupis sous une pluie battante, nous avons écarquillé les yeux dans la nuit, l'oreille aux aguets. Enfin le jour pointa à l'est. Qu'allait-il nous apporter? 28
Combat dans la forêt de Thiaville, 26 août 1914
Avec l'aube, nous avons attendu la relève, mais personne ne vint. A quelques pas devant nous, il y avait une petite maison, que nous n'avions pas remarquée dans le noir. A côté, dans un buisson, gisait un mort, un fantassin allemand complètement détrempé par la pluie. Dans la cour de la petite maison se trouvaient les corps de deux fantassins français. Un porte monnaie traînait à côté de l'un d'eux. Je le ramassai, il contenait vingt francs-or. Je n'avais cependant plus aucun sens de l'argent et lejetai au loin. Probablement qu'un des deux Français avait voulu donner son argent pour être épargné. Un détachement de dragons vint vers nous à cheval et nous dépassa en direction de la forêt, distante de quatre cents mètres, suivi par les compagnies d'infanterie. Nous devions rejoindre notre compagnie. Personne ne nous demanda si l'on avait bu ou mangé quelque chose. On piétina derrière, dans nos vêtements trempés. Devant, dans la forêt, des coups de feu éclatèrent. Quelle poisse! Encore! Les dragons revinrent au grand galop rendre compte à notre général de brigade, le général Stenger, qu'ils venaient de rencontrer des Français. Ce général donna alors l'ordre suivant aux chefs de compagnie, ordre qui fut lu à chaque compagnie: «Aujourd'hui on ne fait pas de prisonniers. Les blessés et les prisonniers doivent être abattus. » La plupart des soldats restèrent abasourdis et sans voix, d'autres au contraire se réjouissaient de cet ordre ignoble contraire aux lois de la guerre. « Déployez-vous, en avant, marche.» On avança l'arme à la main en directionde la for êt, puis à l'intérieur de celle-ci. Ma compagnie était en deuxièmeligne. Il n 'y eut pas un seul coup de feu. On espérait que les Françaiss'étaient retirés , après que les dragons leur avaient tiré dessus.Pan! Pan! C 'était reparti. Certaines balles arrivèrent jusqu'à nous etpénétrèrent en claquant dans le s arbres. Des troupes fraîches avaient étéaffectées à la compagnie très tôt ce matin-là. Ces soldats, qui n'avaient pasencore été au feu , montraient des visages anxieux et interrogateurs. Commeles tirs devenaient plus nourris, on dut se d éployer dans la première ligne.On progressa, employant tour à tour chaque arbre, chaque arbuste comme abri. Plusieurs lignes de tirailleurs nous suivaient. Les fantassins et chasseurs alpins français
durent battre en retraite, malgré une vaillante résis
tance. ils se nichaient sans cesse derrière des arbres et dans des fossés et faisaient feu sur nous . Nos pertes s'accumulaient.Les Français blessés restèrent au sol et tombèrent entre nos mains. Je constatai, horrifié, qu'il y avait parmi nous des monstres pour transpercer à la baïonnette ou fusiller à bout portant les pauvres blessés sans défense qui imploraient la pitié . Un sous-officier de notre compagnie du nom de Schürk,un Badois de la classe précédente qui avait rempilé, tira d'abord en ricanant dans le postérieur d'un blessé qui gisait dans son sang; puis il tint le c ànonde son fusil devant la tempe du malheureux qui demandait grâce et appuya sur la détente . Le soldat mourut, libéré de ses souffrances. Mais je n'oublieraijamais ce visage déformé par la terreur.A quelques pas de là, dans un fossé , gisait un autre blessé, un hommejeune et beau . Le sous-officier Schürk se précipita vers lui; je le suivis.Schürk voulut le transpercer de sa baïonnette; je parai le coup e t hurlai,déchaîné: « Si tu le touches, tu crèves ! » Il me regarda éberlué et, peurassuré par mon attitude menaçante , marmonna quelque chose puis rejoignitles autres soldats. Je jetai mon fusil par terre , m'agenouillai près dublessé. Il commença à pleurer , prit mes mains et les baisa. Comme je nesavais pas un mot de français, je lui dis, me montrant du doigt: « Alsacien,camarade !» avant de lui faire comprendre par signes que je voulais lepanser. Il n 'avait pas de pansement. Ses deux chevilles avaient été transpercéespar des balles. Je lui enlevai ses bandes molletières , coupai avec moncouteau de poche un morc eau de son pantalon rouge et lui pansai sesblessures avec les pansements de mon paquetage . Puis je restai couché à sescôtés , en partie par pitié, en partie à cause de l'abri que je trouvai dans lefossé . Les balles continuaient de siffler sans arrêt dans la forêt. Ellesheurtaient le s branches et s'enfonçaient dans les troncs. Très près de moi setrouvaient des buissons de myrtilles, pleins de fruits mûrs que je cueillai et mangeai. C'était mon premier repas depuis une trentaine d'heures. J 'entendis soudain des pas derrière moi. C'était l'adjudant de compagniePenquitt , qui faisait montre à la caserne d'un esprit sadique très dangereux,et qui bégayait à chaque début de phrase. Le pistolet levé, il s'adressa à moi en cr iant: « QU..Qu.. Qu'est-ce que tu fabriques là, dépêche-toi d'avancer !-Que pouvais-je faire? Je pris mon fusil et partis. Quelques pas plus loin je me cachai derrière un arbre pour voir ce qu'il ferait au prisonnier. J'étais bien décidé à l 'abattre s'il avait voulu le tuer. Ille dévisagea et s'en alla.Alors je me mis à courir devant lui à vive allure . Je dus traverser un épaisbuisson de myrtilles, dans lequel six à huit Français gisaient à plat ventre .Je me rendis très vite compte qu'ils faisaient semblant d 'être morts. Il leurétait impossible de fu ir, car ils se trouvaient derrière les lignes allemandes.J'en touchai un du bout de ma baïonnette en disant : « Camarade.» Il meregarda d'un air apeuré . Je lui fis comprendre de rester tranquillementcouché , sur quoi il m'approuva par des hochements de tête empressés. Desmorts et des blessés graves gisaient disséminés dans la forêt . On entendait30 sans cesse le s détonations en provenance du front. Des blessés légerscouraient ver s l'arrière, passant devant moi à toute vitesse. Je me faufilaiavec précaution dans la première li gne. On reprit la progression en poussantdes hourras . Le nombre de nos pertes devenait terrifiant. Avec mon camaradeSchuhmacher , je me trouvais derrière un hêtre, qui n'était pas assez grospour nous protéger tous les deu x. Schuhmacher voulut sauter derrière unsapin distant de vingt mètres au plus . A peine avait-il fait deux pas qu'ils'écroula, face contre terre .En continuant d 'avancer, on atteignit un large défilé. Dans leur retraite,les Français escaladaient le ver sant opposé. Beaucoup d'entre eux furentabattus comme d es lapins. Certains, touchés, boulaient le long de la pente.A peine venait-on de dépasser le d éfilé que l'on fut très vivement pris àpartie depui s une hauteur plantée de jeunes sapins. Tous se précipitèrentderrière des arbre s, ou se jetèrent au sol. Certains prirent la fuite. Lecommandant Müller ges ticulait en brandissant son sabre et criait: «Ena vant, les enfants! » Il s'écroula aussitôt, mortellement blessé. Des signes devie se manifestèrent dans les petits sapins. Pui s des légions de chasseursalpins , la baïonnette au canon, se mirent à nous charger furieusement. Onbattit en retraite à toute allure. Je courais avec six autres soldats, et quatre d'entre eux s 'effondrèrent en criant. Il ne me fut pas possible de m'occuperd'eux. Pratiquement aucun de nos blessé s ne put être évacué. En pleinecourse, je me débarrassai de mon havre sac pour aller plus vite.Plus loin j 'entendis appeler mon nom deux ou trois fois. Regardant autourde moi , j'aperçus Schnur, un de mes meilleurs camarades de chambrée, filsde pa ysan de Wangen sur le lac de Constance; il était couché sur une toilede tente que des brancardiers avaient fi xée à des barres de bois. Lesbrancardiers a vaient fui en le laissant en plan. J'appelai aussitôt à larescousse Ris ser, un Alsacien de la vallée de Guebwiller, et deux Badois.Nou s avons hissé les barres sur nos épaules et nous sommes dirigés versl'arrière en courant . Le malheureux Schnur vivait un vrai calvaire. Lesattaches de la tente glissèrent . Il était plié dans la toile d'où émergeaientseulement ses épaules et sa t ête, tandis qu'il était agité sans arrêt au rythmede notre course . «Arrêtez! pour l'amour de Dieu, moins vite l» soupirait-il.Mai s nous continuions, pour échapper aux balles. Des officiers s'efforçaientde retenir l es soldats qui battaient en retraite, les forçant à former une lignepour repouss er les Français. Nous quatre pûmes emmener le blessé au postesanitai re qui se trouvait dans une petite ferme en bordure du bois. Celle-cic roulait sous le nombre de blessés, si bien que nous avons dû laisser Schnurd ans la cour. Il avait été touché au bas du dos, et était très affaibli aprèsavoi r perdu beaucoup de sang. Comme il recommençait à pleuvoir, jecherchai et trou vai dans la cuisine un endroit où le déposer. Mon Dieu! Quelspectacle que c ette maison! Du sang, des gémissements, des râles, despri ères! Après avoir souhaité un prompt rétablissement à mon camarade, jequittai cette maison du d ésespoir.31 [Schnur mourut trois mois plus tard dans un hôpital de Strasbourg.] Comme je n'avais mangé que ma poignée de myrtilles, la faim commençait à me tourmenter sérieusement. Je n'avais rien pu dénicher dans la ferme; aussi, je me remis en route vers le bois pour chercher d'autres ba ies. UnFrançais mort se trouvait là. J'ouvris son sac et en sortis une boîte de viande et un paquet de cigarettes. A quelques pas gisait un Allemand mort . Je luienlevai son sac, afin de remplacer celui que j'avais jeté. J'y trouvai la ration de campagne et une chemise propre. J'enlevai aussitôt ma chemise sale et trempée de sueur pour enfiler la propre. Puis je me mis à manger la boîte du Français avec une avidité incroyable . Peu à peu les tirs cessèrent; Le soirtombait lentement. Les compagnies se rassemblèrent en lisière du bois . Lamienne ne comptait plus que quarante hommes, plus d'une centaine étaient tombés. Gautherat et Ketterer étaient là, eux aussi. Ils avaient été plus ma lins que moi car, dès le début du combat, ils s'étaient cachés dans unbuisson. Nous avons passé la nuit à flanc de coteau, sous une pluie battante. Nous étions hébétés, épuisés, désespérés .Le matin du 27 août 1914, une patrouille composée d'un lieutenant et de huit hommes pa rtit dans la forêt avec pour mission de ramener le corps ducommandant Müller . On ne tarda pas à entendre des coups de feu venant dela direction qu'ils avaient prise . Aucun des hommes ne revint. Selon les diresdes soldats, le commandant Müller avait abattu de sa main deux Français b lessés. Il était donc juste que son destin l'ait rejoint. Le sous-officier Schürkmanquait également à l'appel, tout comme un réserviste qui avait lui aussi achevé des blessés. Je fus envoyé près de Thiaville chercher quelques bassines d'eau pour préparer du café. Une batterie du 76" d'artillerie se trouvait au bord de la route. La roulante venait juste de leur porter leur repas . Un canonnier criaen alsacien: «Eh, Richert, où cours-tu comme ça?» C'était Jules Wiron, de Dannemarie. «T'as faim ?» me demanda-t-il. Comme je lui répondis que oui,il alla s'enquérir d'une copieuse portion pour moi, que j'engloutis aussitôt. Puis il prit une grosse bonbonne qui se trouvait sur l'affût et remplit ma gamelle de vin blanc . Je le remerciai, remplis mes récipients d'eau, et .retournai vers la compagnie, où je bus le vin avec Gautherat et Ketterer. Vers midi, on repassa la Meurthe avant de traverser la vallée en direction de la petite ville de Baccarat, à cinq kilomètres. Les Allemands avaient occupé Baccarat deux jours avant. Apparemment les combats avaient été particulièrement acharnés autour du pont de la Meurthe . Le quartierd 'affaires situé sur la rive ouest du fleuve avait entièrement brûlé, le clocherde l'église était transpercé de part en part. On installa nos tentes dans le jardin public et on put se reposer là deux jours durant . Une fosse communeoù avaient été enterrés plus de quatre-vingt -dix Français se trouvait àproximité immédiate de nos tentes. A côté, on avait creusé la tombe d'un commandant bavarois. Toutes les poules, tous les lapins et cochons qu'il était encore possible de dénicher furent volés et abattus, malgré les
protes- tations de quelques habitants. Les caves furent vidées de leur vin, et des soldats ivres traînaient partout. Les compagnies furent complétées par des troupes fraîches venant d'Allemagne. Puis on se remit en marche, empruntant d'abord la route qui monte en direction du village de Ménil, à cinq kilomètres. A gauche et à droite de la route , on voyait des tas de havresacs, de fusils, quelques trompettes ettambours dont les Français s'étaient débarrassés. On pénétra plus haut dans une forêt, dans laquelle gisaient partout des corps de soldats allemands et de chasseurs alpins français. Ils commençaient à se décomposer et dégageaient une odeur pestilentielle. On dut creuser des tranchées sur une hauteur , de l'autre côté du bois. Comme il faisait chaud, un sous-officierm'envoya chercher de l'eau, muni de que lques récipients. J'en trouvai dansun vallon situé derrière notre position, dans un fossé au bord de la route .J 'en bus aussitôt quatre gobelets, puis remplis mes marmites. Après avoirbu, il me sembla que l 'eau avait un goût bizarre, mais je mis ça sur le comptedu débit qui n 'était pas rapide. En faisant quelques pas le long du ruisseau,une puanteur horrible me monta aux narines. Près d 'un bosquet de saules,je vis alors dans l'eau un cadavre français en décomposition . Son crâne avaitété déchiré par un éclat d'obus et émergeait, tout recouvert d'asticots. Et moi qui avais bu l'eau dans laquelle avait baigné ce cadavre! Un sentiment de répulsion terrible me gagna et je vomis à plusieurs reprises. Puis je vidai les marmites , pour les remplir à nouveau, plus haut, avec de l'eau propre, queles soldats, à mon retour, burent avec avidité. Nous sommes restés encore trois jours dans la tranchée . A part l'explosionde quelques shrapnels, tout était tranquille. Devant nous dans un vallon se trouvait Ménil, puis plus au loin Anglemont, et sur la droite le village de Sainte -Barbe.Au matin du quatrième jour, plusieurs bataillons vinrent en renfort. On reçut pour mission d 'attaquer et de conquérir les villages de Ménil, d'Anglemontet la forêt qui se trouve derrière . Tous tremblaient à cette perspective.On échangea des adresses, on se montra des photographies de ceux que l'on aimait, là-bas à la maison. Beaucoup priaient en silence. La gravité, la peur ,l 'angoisse se lisaient sur chaque visage.33
Combats en Lorraine, septembre 1914
Vers 10 heures du matin, des officiers et des télégraphistes se mirent à courir en tous sens, donnant le signal de l'assaut. Préparez-vous, passez vos sacs, déployez-vous! Six lignes furent formées. «En avant, marche!- Tous se mirent en mouvement. Notre artillerie commença à bombarder les deux villages. Nous nous étions déjà bien approchés de Ménil sans que les Français ouvrent le feu. On pénétra dans le village. Aucune trace des Français; le village était inoccupé. Une forte puanteur nous poussa à traverser les lieux au pas de course. Beaucoup de bétail avait brûlé dans les étables et commençait à se décomposer sous l'effet de la chaleur estivale. On poursuivit notre chemin vers Anglemont. Un grand nombre de bovins, des v aches, des veaux allaient çà et là devant nous. D'autres gisaient à terre.Ces bêtes avaient trop mangé de jeune luzerne dans les champs et elles s 'étaient fait éclater la panse. D'autres avaient été tuées par balles.Comme nous approchions d 'Anglemont, on fut fortement pris à partie pardes shrapnels français et par le feu de l 'infanterie qui se déchaîna aussitôt.On progressait par bonds. On se regroupa derrière un talus , puis, labaïonnette au canon et poussant notre cri de guerre, on se lança à l'attaquedu village. Les Français se défendirent bien mais plièrent sous le nombre. Juste à l'entrée du village, un Français blessé était assis sur une charrette à bras. Un soldat de ma compagnie voulut le tuer . Je m'y opposai énergiquementet il renonça à son projet. Un brancardier qui passait pansa sa blessure. L 'artillerie française concentrait son tir sur le village. Je sautaiderrière un fronton de grange , bâti en pierre, pour rejoindre à l'abri ungrand nombre d 'autres soldats. Il y eut soudain une explosion au-dessus denous, des pierres s 'écroulèrent, projetant plusieurs soldats au sol. Un obusavait traversé le toit et avait éclaté contre le mur, dans lequel il avait dessiné un large trou. Nul endroit où on se sentait en sécurité. Je me cachai derrière le tronc tordu d'un gros pommier. Mais on reçut l'ordre de continuer. - A peine étions-nous sortis du village que les Français recommencèrent àtirer comme des fous. Des obus explosaient de toutes parts . Les shrapnelssemaient leur pluie de plomb sur nos têtes. Ce n'était que sifflements, explosions, fumée, mottes de terre volant partout et soldats touchés .. . Un34 obus explosa à trois mètres de moi. Sans réfléchir, je me jetai au sol, me protégeant le visage de mon bras gauche. La fumée me submergea et les projections de terre me frappèrent. Un éclat arracha la crosse de mon fusil, à hauteur de la culasse. Je m'en sortis miraculeusement indemne. Mes deux voisins étaient morts. Je m'emparai aussitôt du fusil d'une des victimes pour me précipiter dans le trou d'obus, pas très profond pourtant. Je comptais bien y rester, car j'étais véritablement sous le choc. «Allez, Richert! Debout l . C'était un sous-officier de ma compagnie. Que pouvais-je faire d'autre que me lever et avancer. On continua à progresser parnii les champs de luzerne et de pommes de terre. Depuis la forêt, l'infanterie française nous déversait un feu d'enfer. On se protégea en se couchant dans les sillons, mais il fallait aller de l'avant. Une balle fit une profonde entaille dans le bois de mon arme, juste derrière la main. Comme le feu devenait de plus en plus intense, et vu nos pertes, il nous fut impossible de continuer. Je me jetai dans un sillon, dans lequel plusieurs hommes se trouvaient déjà. Heureusement pour nous, les sillons couraient parallèlement à la forêt; aussi étions-nous au moins un peu à couvert. Durant la progression, nos régiments et compagnies s'étaient entremêlés. Un grenadier du pays de Bade se trouvait à mes côtés. Je sortis ma pelle pour m'enterrer un peu. Couché comme je l'étais, et sur ce sol dur et sec, j'avais toutes les peines du monde à creuser un trou. Un soldat terré à mes côtés était persuadé qu'il serait plus facile de creuser dans le champ voisin, dont le sol planté de pommes de terre ne serait pas aussi dur que celui de notre champ de luzerne. «Reste donc ici et ne te montre pas, lui dis-je, les Français sont à l'affût maintenant que plus personne n'est visible et ils sont prêts à nous canarder au moindre geste.» «Tu parles! Un saut et j'y suis.» Il se dressa, saisissant son fusil. Pan! Plus de vingt coups de feu le cueillirent. Les balles sifflèrent sur ma tête. Le soldat s'écroula face contre terre et ne bougea plus. Je voyais seulement ses jambes. Le haut de son corps gisait dans le sillon voisin. Un réserviste, Berg, rampa jusqu'à moi. Il me dit: «Richert, donne-moi ta pelle. » Le grenadier dit à Berg: «Quand t'as fini, tu me donnes la pelle, pas vrai?» Je me tassai dans mon trou, m'assoupissant presque, mais de temps à autre des explosions me faisaient sursauter. Berg avait terminé son trou et le grenadier se servait à son tour de la pelle. Je m'endormis à nouveau. J'entendis Berg me dire: «Eh, Richert! Regarde ce que fait le grenadier.» Je me soulevai un peu pour m'en assurer; il me tournait le dos, recroquevillé dans le sillon, la tête fléchie et la pelle entre les mains; mais il ne bougeait plus. J'appelai: «Eh, camarade !» Mais il restait inerte. Je me glissai alors vers lui et le secouai un peu. Il tomba sur le côté et poussa un gémissement. Une balle lui avait fait un trou dans la tête, au-dessus de l'oreille, d'où sortait sa cervelle. Je lui enroulai son pansement autour de la tête, tout en sachant bien qu'il n'y avait plus rien à faire. Ses gémissements devinrent peu à peu des râles, de plus en plus faibles. Il mourut deux heures plus
tard Nous sommes restés couchés ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Doucement, l' ordre nous vint alors de nous retirer, et de nous rassembler à Anglemont.C hacun cherchait à atteindre le village au plus vite. On pouvait entendrece rtains blessés supplier: «Pour l'amour de Dieu, ne me laissez pas ici, j'aiu ne femme et des enfants à la maison! » Certains furent emmenés, d'autress implement abandonnés. La devise du moment semblait être: chacun pours oi et Dieu pour tous!Le village d'Anglemont grouillait de soldats. J'entendis mon chef de c ompagnie crier: « 112ed'infanterie, 1Tecompagnie, rassemblement! » Je m'yr endis. D'autres arrivèrent peu à peu. Beaucoup, beaucoup manquaient àl appel. «1'e compagnie du 112e, rassemblement !» cria à nouveau notrec apitaine. Un seul retardataire arriva. On ne dit pas un mot. Tous pensaientà leurs camarades tués. «Sans cadence, marche! » Les compagnies déciméess 'ébranlèrent dans la nuit, vers l'arrière. On évacua complètement le village.N ous avons dû creuser une tranchée sur une hauteur, derrière le village.D ans l'argile durcie, c'était un vrai supplice!A u matin, dès qu'ils virent notre tranchée, les Français commencèrent àl a bombarder. Un des tout premiers obus fit mouche, déchiquetant troish ommes. Nous sommes restés là quelques jours. Une batterie allemanded 'artillerie de campagne, qui s'était avancée à l'abri, derrière nous, futli ttéralement pulvérisée par les canons français. Les nuits de pleine lune,l orsqu'on devait passer là, une vision épouvantable s'offrait à nos yeux. Onc ommença bientôt à faire de grands détours pour éviter la batterie, car lap uanteur devenait insoutenable. Personne ne semblait songer à enterrer lesc orps. Une nuit, les Français essayèrent de prendre notre tranchée d'assaut.:M ais ils furent repoussés. Mon camarade Camil Rein, de Hagenbach,m ourut le jour suivant. Un éclat d'obus lui avait ouvert le crâne. AlfonsRo gert, de Seppois-le-Haut, fut grièvement blessé à la jambe. Les Français' étaient à nouveau repliés dans la forêt. Un soir, l'ordre d'attaquer futd onné. Uts, mon camarade de chambrée, me dit: «Richert, je ne rentreraip lus chez moi, je le sens ... » J'essayai de lui sortir cette idée de la tête, maisil insista. Nous nous sommes avancés, formant deux minces lignes deti railleurs. J'étais furieux: que pouvions-nous bien espérer, en si petitn ombre, si ce n'est nous faire abattre! Nous avons serré sur la droite, end irection de la forêt, dépassant Anglemont. Des coups de feu isolés claquèrent.Zing! Les balles sifflèrent à nos oreilles . Mon voisin tomba sur le sols ans un mot. Le sergent Liesecke poussa un long «Oh», jeta son fusil ets ecoua sa main. Une balle lui avait arraché un doigt. Une mitrailleusec répitait là-bas. «Couchez-vous, enterrez-vous! » Tous se plaquèrent au sol,c herchant à creuser. Uts, mon camarade, fut envoyé avec deux autres end irection d'un bosquet d'ormes et de saules, situé sur la droite, pour voir sid es Français s'y trouvaient encore. La nuit tombait lentement.L a patrouille n'était toujours pas revenue. «Que les trois suivants [j'étaisd u nombre] aillent voir dans le bosquet ce qu'ils deviennent! » ordonna le36 chef de compagnie. La terreur nous glaçait, mais c'était un ordre . Nous noussommes approchés du bosquet avec la plus grande prudence, nous couchant souvent sur le sol pour mieux écouter. Les arbres découpaient leur masse sombre dans la nuit. Nous l'avons enfin atteint, le doigt sur la détente et la baïonnette en avant. Nous entendîmes alors de légers râles. On s'approcha. Uts était devant nous, mort, couché sur le dos par-dessus son sac. Quelques pas plus loin gisait le soldat agonisant dont on entendait les râles. Il n'y avait aucune trace du troisième. On courut vert l'arrière pour rendre compte au capitaine. Puis chacun reprit son poste dans la ligne. «Repliez-vous ensilence! Faites passer! » Tous se levèrent et se replièrent d'un pas rapide. Ilfaisait nuit noire à présent. On trébuchait dans les sillons et les trous d'obus, et plus d'un chuta. Mais on connaissait la direction de notre tranchée. A plusieurs reprises, des soldats se mirent brusquement à courir devant moi .Je me demandais bien pourquoi. Bientôt, je dus courir moi aussi . Uneépouvantable odeur de cadavre me monta aux narines . Retenir son souffie !Courir au loin! Cette odeur se dégageait des morts en état de décomposition, invisibles dans l'obscurité. Enfin, nous sommes arrivés à notre tranchée. On ressentit tous un sentiment de sécurité. La plupart des soldats marmonnaient : « Quelle idiotie! Avancer, pour faire tuer quelques hommes sans butet sans raison, et puis revenir à son point de départ! » «Tout le monde estl à ?» demanda le capitaine. «Oui !» «Que la compagnie récupère tout sonbarda et fasse marche arrière jusqu'à Ménil. Rassemblement devant l'église .» Les soldats se demandaient ce que cela pouvait bien signifier. Nousavons passé une fois de plus nos sacs , avons pris nos fusils puis, sortant dela tranchée , nous sommes ébranlés dans le noir en direction de Ménil.« Uts, mon camarade! tu es là, mort dans ton bosquet, mais tu as au moinsla misère de la guerre derrière toi à présent; tu es presque plus heureux que moi »,me disais-je en marchant. Lorsqu'on arriva à Ménil, le village grouillaitde soldats . Des ordres résonnèrent dans la nuit: «Compagnies ... rassemblement!» On s'aligna tandis que plusieurs bataillons passaient devant nous,marchant vers l'arrière . « Sans cadence, marche! » Nous aussi, on battait enretraite. On fit une halte dans la forêt qui domine Baccarat . On entendait alentourles cris des conducteurs de chevaux de l'artillerie . Plusieurs batterieschargées de bagages passèrent devant nous, se dirigeant vers l'arrière. Un ordre retentit : «La 1re compagnie du 112" forme l'arrière-garde !» Nousavons alors compris que cette région, dont la conquête avait coûté la vie à des milliers de soldats, allait être évacuée. On se mit en mouvement après avoir vu défiler devant nous l'ensemble des formations. L'idée de me dissimuler ici en attendant l'arrivée des troupes françaises bourdonnait dans ma tête. Mais la discipline était trop stricte et me dissuada de le faire. Et puis peut-être les Français m'auraient-ils abattu, de rage, en découvrant leurs villages pillés et détruits . Je suivis donc les autres. Comme ontraversait la Meurthe sur le pont de Baccarat, on vit des pionniers affairés 37 à le miner. A peine avions-nous quitté Baccarat que le pont sauta dans unef froyable vacarme.N ous avons poursuivi notre route vers l'arrière durant vingt kilomètresen viron; puis on fit une halte dans un village, où l'on reçut du pain et du café.M unis d'outils, on se rendit ensuite sur une hauteur située devant le village.L à, on creusa une tranchée. On se réjouissait déjà à l'idée de pouvoir y resterà l'abri quelque temps. On entendait au loin les boum! boum! incessants del' artillerie française. Apparemment ils ne s'étaient pas encore aperçus den otre retraite et ils bombardaient nos positions abandonnées. A la tombéed u jour, l'ordre nous fut à nouveau donné de nous préparer à partir. Ona ttendit, debout. Qu'allait-il se passer? Allions-nous vers l'avant ou versl' arrière? On entendit, derrière nous, des troupes s'approcher. C'était unr égiment de réserve, qui allait nous relever. On continua durant toute lan uit notre marche vers l'arrière. Le lendemain matin au petit jour, ont raversa Avricourt, village-frontière entre la France et la Lorraine. On pritnos quartiers dans diverses granges . Les six jours suivants, on traversa àpied toute la Lorraine, en passant par M ërchingen, Remilly, Metz et Vionville.A Metz, on entendit à nouveau au loin le grondement du canon; vers le soir, il était devenu très proche. Brrr, la chair de poule nous glaça le dos; et la peur du lendemain nous envahit .On passa la nuit à Vionville . Je dénichai une botte de paille que je traînaidans une épicerie pillée, et me couchai dessus, à côté de mon camarade Gautherat . L'alarme fut donnée avant le jour. En quelques minutes, tous"f urent tirés de leur sommeil, prirent leur sac et se précipitèrent dehors lefusil à la main pour former les rangs. On reçut un gobelet de café brûlant et un morceau de pain de campagne rassis. A peine avions -nous fini de mangerque l 'on se mit en route. Le matin s'annonçait inamical, pluvieux et brumeux.On marchait depuis une heure environ lorsque l'ordre fut donné de se déployer . La brume se dissipa, et le soleil apparut. Une forêt se trouvait àprès de quatre cents mètres devant nous. C'est là qu'on se dirigeait. Des balles tirées du bois commencèrent à claquer et nous sifflèrent aux oreilles .« En avant, marche, marche, à l'assaut !» criaient les officiers. Nous avonscouru vers les arbres, le corps courbé en avant. Quelques hommes tombèrent. Tching, boum. ..boum, c'était les shrapnels, et sacrément bien visés.Satanés canons de 75 !Les Français battirent en retraite. On occupa la forêt. Nous avons continué à progresser sur une étroite prairie, enfoncée entre deux forêts . Un peu à l'écart, le médecin du bataillon, un très gros homme,nous criait sans cesse que le fort de Maubeuge était tombé; vraisemblablement pour nous donner du courage. Tching, boum, des shrapnels explosèrent. On accéléra l'allure pour sortir de la zone dangereuse . A ce que l'ondisait, le médecin de bataillon venait d'être tué. En sortant du bois, on fut accueillis par un feu d'infanterie nourri qui venait d'une petite forêt de sapins située sur une hauteur en face de nous. On se précipita à nouveau dans la forêt puis, après avoir rampé jusqu'à la 38 lisière, on ouvrit violemment le feu contre le petit mur de sapins. Les tirs français faiblirent puis cessèrent tout à fait. On s'avança et on prit possession du lieu. Les Français s'étaient volatilisés. Le soir tombait; on dut enterrer les Français morts qui se trouvaient dans le bois. C'était tous de vieux soldats, âgés d'environ quarante ans. Ces pauvres hommes, sûrement tous des pères de famille, me firent énormément de peine. Même avec la meilleure volonté, il était impossible de creuser des tombes décentes; sous trente centimètres de terre à peine, on attaquait la roche calcaire. On les coucha là quand même, et leurs corps arrivaient juste à la hauteur du sol. On les recouvrit d'un peu de terre. Cette triste besogne terminée, personne ne se préoccupa de déterminer leurs noms ou de mettre en place des signes distinctifs. Ces malheureux allaient, c'était certain, se retrouver sur la liste des disparus. Nous avons passé la nuit dans le petit bois. Un vent froid soufflait, avec des averses, si bien que l'on fut trempés et grelottants. Pourquoi? Pour qui? Une rage impuissante me gagna. Mais en vain. Claquant des dents, proche du désespoir, je me tenais accroupi sur quelques branches de sapins qu'en tordant j'avais ramené au sol. J'étais là, hagard, dans la nuit, pensant à mon village, à ma famille et à mon lit. Une mélancolie terrible me submergea à l'évocation de mon pays, de mes êtres chers, et je ne pus m'empêcher de pleurer. Les reverrais-je un jour ? C'était peu probable. La fin de la guerre? Il était insensé d'y croire. Puis une pensée me traversa l'esprit: mon village existe-t-il encore, est-ce que mes parents vivent toujours, où sont-ils? Je n'ai reçu, depuis le début de la guerre, qu'une seule lettre de là-bas, datée de début août. Que de choses ont pu se passer depuis ... Si près de la frontière! Peut-être que tout a été bombardé, que tout a brûlé, que ma famille a fui. Il me fut impossible de dormir. Je me levai, allai çà et là devant moi, battai des bras contre mes flancs pour me réchauffer un peu. Le matin s'annonça enfin. Le jour se leva. Une tasse de café chaud m'aurait fait tellement de bien! Mais la roulante ne vint pas, rien. On marcha en direction du village de Flirey. Le massacre des lapins et des poules recommença. Tout fut dévalisé, comme si les habitants n'avaient pas été là. On ne vit pratiquement personne, car tous s'étaient cachés lors de notre arrivée. J'entrai dans une étable avec l'idée de traire un peu de lait de vache. Avec toutes les peines du monde, j'arrivai à récupérer un demi-litre. Entre-temps, d'autres soldats pénétrèrent dans l'étable pour y chercher lapins et poulets. A ce moment-là, une porte s'ouvrit et un vieux paysan entra. En voyant le clapier et le poulailler dévastés, il mit ses mains sur sa tête, en s'exclamant: « Mon Dieu, mon Dieu! » Il me fit pitié et, honteux, je sortis de l'étable. A présent, chacun s'escrimait à faire cuire quelque chose. Les uns rôtissaient des lapins, d'autres plumaient des poulets, certains étaient en train de dévaster une ruche; après avoir renversé les paniers, ils raclaient le miel avec leur baïonnette, tout en écrasant une foule d'abeilles
qui, dans ce matin froid, ne parvenaient pas à voler. D'autres encore secouaient les pruniers pour en faire tomber les fruits. Je ne pus m'empêcher d'en chercher une pleine poignée. Puis je déterrai quelques pommes de terre dans un jardin. Je les pris, les pelai, les mis dans ma gamelle, ajoutant un peu d'eau et de sel, et m'attelai à la cuisson. J'avais très envie d'un peu de miel; je m'en cherchai un peu et le mis dans le couvercle de la gamelle. Comme mon eau commençait à chauffer, on reçut l'ordre de se préparer et de se mettre en route. Ils ne se posaient pas la question de savoir si on avait mangé ou pas; je dus me débarrasser de l'eau devenue chaude, gardant les pommes de terre dans l'espoir de les cuire à la prochaine occasion; je remis le couvercle sur ma gamelle, et me mis en route; on sortit du village pour se porter à la rencontre des Français. _ On traversa le bourg d'Essey. A peine l'avions-nous dépassé que la rengaine recommença. On essuya le tir de shrapnels français. Heureusement ils passèrent au-dessus de nous. Bientôt, un faible feu d'infanterie partit de la forêt d'en face, et quelques-uns furent touchés. Notre artillerie commença à bombarder la forêt. L'infanterie française se retira et on put occuper le bois. Celui-ci était traversé par une étroite prairie large d'environ deux cents mètres. Un talus de chemin de fer, dont nous prîmes possession, la traversait tout du long. Soudain, venant du bois d'en face, un important tir d'infanterie nous surprit. Le réserviste KaIt, qui se trouvait à mes côtés, fut touché et dégringola le long du talus. Plusieurs autres connurent le même sort. Appuyés sur les rails, on commença à tirer vers la forêt. On n'arrivait à voir aucun Français. Mais bientôt leur tir fut si nourri qu'aucun de nous n'osa plus lever la tête. Les tirs français ne cessèrent qu'après un sévère bombardement d'artillerie. Près d'une heure plus tard, on donna l'ordre à un certain Bohn, qui faisait fonction d'officier, de fouiller la forêt avec quatre hommes ;j'eus la malchance d'être choisi. On pénétra le coeur battant dans le bois, au risque d'être descendu à chaque instant. On se glissa prudemment entre les basses branches des taillis touffus, jusqu'à un sentier, d'où nous apparut l'autre bout de la forêt. On ne vit aucune trace des Français. On s'avança vers la laie, sous le couvert des arbres. Soudain, à vingt mètres du buisson où l'on se trouvait, je vis quelque chose de rouge. Je me mis en garde, après l'avoir signalé à mes camarades. Comme la tache rouge ne bougeait pas, on se • dirigea prudemment vers elle. Un Français assez âgé gisait à côté d'un trou d'obus; sa jambe lui avait été complètement arrachée à la hauteur du genou. Son moignon était enveloppé dans une chemise. Le malheureux était très faible, le visage jauni par les pertes de sang. Je m'agenouillai à ses côtés, lui posai son havresac derrière la tête et lui donnai à boire de ma gourde. Il me dit merci et me fit comprendre à l'aide de ses doigts qu'il avait trois enfants à la maison. Ce malheureux me fit terriblement pitié, mais je dus le quitter, après lui avoir dit, en le montrant du doigt: «Allemands hôpital.» Il sourit faiblement et secoua la tête, comme pour me faire comprendre que ça n'en valait plus la peine. Bohn m'envoya,
avec un autre soldat,
annoncer que la f orêt était libre. En passant près du blessé, je vis qu'il tenait un chapeletdans sa main et qu'il priait. Avec son autre main, m'indiquant sa langue, il me fit comprendre qu'il avait soif . Je lui donnai le reste de mon eau.Lorsqu'une demi-heure plus tard, avec le reste de la compagnie, nous sommes repassés là, il était mort, tenant toujours le chapelet dans sa ma in.Nous avons donc pris possession de la forêt; je me tenais à l'entrée du sentier, regardant la région vallonnée qui s'étendait devant nous. Soudain, à environ cinq cents mètres de distance, j 'aperçus un Français. Dès qu'il mevit, il se jeta au sol; je vis aussitôt monter le nuage de fumée de son coup de feu, la balle claqua dans le sol, à un mètre de moi. Je me cachai aussitôt dans les arbres, cherchant à creuser un trou où m'abriter. Mais il y avait un tel enchevêtrement de racines dans le sol que cela fut impossible. Une salve claqua et les balles crépitèrent à travers le bosquet en siffiant. Puis on entendit salve sur salve. On eut vite des morts et des blessés, car nous étions complètement à découvert. Mundinger, mon chef de chambre, reçut une balle dans l'artère du bras, si bien que le sang se mit à jaillir de sa manche comme d'un tuyau. Je lui fis un garrot au-dessus de sa blessure et, après lui avoir coupé la manche de son uniforme avec mon couteau, je pansai sa plaie. Avec un camarade, nous l'avons emmené vers l'arrière pour sortir de la zone de tir. A présent, c'était l'artillerie lourde du fort de Toul qui nous envoyait ses pains de sucre. Ils passèrent en gargouillant au-dessus de nous et explosèrent à l'arrière, dans la forêt, avec un bruit terrible. Comme on atteignait le talus du chemin de fer où gisaient encore nos morts de la matinée, je voulus que l'on poursuive notre chemin vers Essey en marchant sur la voie ferrée. Mais le blessé insista pour marcher sur la route qui passait non loin de là. Je ne voulus pas le contrarier et nous gagnâmes la route. A peine avions-nous fait quelques pas qu'un de ces gros obus s'abattit sur les rails dans un vacarme étourdissant. De la terre, des éclats, des pierres et des morceaux de voie ferrée volèrent par-dessus nos têtes et on fut enveloppés de fumée et de poussière. Par chance, personne ne fut blessé. Si on avait suivi mon conseil, nous aurions été déchiquetés tous les trois. Le blessé qui, quelques instants auparavant, s'écroulait de faiblesse, courait à présent si vite que j'arrivais à peine à le suivre. Mais, finalement, il s'effondra dans un pré. Comme le soir tombait, on arriva à Essey, où l'on amena notre blessé chez le médecin. Comme je n'avais pas envie de retourner au front, je décidai de passer la nuit dans le village. Je me dirigeai vers une femme pour lui demander quelques pommes de terre. Je lui en donnai deux nickels; elle me regarda stupéfaite. Il n'avait pas dû lui arriver souvent que des soldats allemands lui donnent de l'argent, pour ce qu'ils prenaient sans façon. Sur ce,je me fis un petit feu dans la cour de la ferme et me mis à cuire les pommes de terre. La femme m'apporta encore un litre de lait. Comme je voulais la payer, elle refusa l'argent, me faisant signe de boire tranquillement. J'avais très faim et trouvai le repas savoureux. Je me couchai dans le foin de la grange pour passer la nuit. Ce fut un véritable plaisir de pouvoir dormir ensécurité, au sec et au chaud. Je fus réveillé dans la nuit par le bruit des troupes qui battaient enretraite. Je me levai pour demander de qui il s'agissait. C'était mon bataillon. Vite, je passai mon havresac et me joignis à eux. On s'arrêta àenviron un kilomètre d errière le village, sur une hauteur, et après avoirformé un e ligne, on commença à creuser une tranchée. C'était un trayaildifficile, car on ne voyait rien et, sous à peine trente c entimètres de terre, onrencontrait une dure couche de calcaire. Mais au lever du jour, on avait quand même réussi à c reuser un mètre. Notre tranchée traversait uneparcelle de vigne . Je ne pus m'empêcher de manger des raisins à demi mûrs.Suite à quoi j'eus des douleurs d'estomac et des coliques. La moitié des troupes eut la permission d'aller dormir dans la forêt qui se trouvait en retrait. C'était les derniers jours de septembre 1914. Vers midi on nous distribua du courrier. Je reçus ma première lettre depuis l'occupation de mon village par les Français. Je fus heureux de lire que ma famille se portait bien et se trouvait toujours à la maison. Comme mon village se trouvait à huit kilomètres à peine du front, j'avais toujours craint que ses habitants ne l'évacuent. Le soir venu, nous avons dû reprendre position dans nos tranchées. Les Français attaquèrent durant la nuit et on tira dans le noir, sans rien pouvoir distinguer. Comme ils se trouvaient apparemment tout près de notre position, notre artillerie tira au plus près. Peu à peu la fusillade s'atténua .Au petit matin , comme les quatre hommes placés en avant-poste, dans unpetit bout de tranchée à cinquante mètres devant nous, ne revenaient toujours pas, je fus envoyé avec un autre pour voir ce qui se passait. On fit le trajet en rampant. Nous les avons découverts morts tous les quatre ,tenant encore leur fusil . Comme le prouvaient leurs blessures à la nuque etdans le dos, ils avaient été tués par les tirs trop rapprochés de l 'artillerieallemande . Parmi eux se trouvait Sandhaas, un camarade de chambrée. Onles laissa là et on retourna rendre compte en rampant. Durant la journée, la moitié des effectifs resta dans la tranchée, tandis que l 'autre moitié allait un peu en arrière construire des abris pour les réserves.Il fit très chaud cet après-midi-là et on garda juste nos chemises et nos pantalons pour travailler. Un avion français , qui nous avait découverts àcause de nos chemises blanches, se mit à décrire des cercles au -dessus denous. Puis il disparut et bientôt personne ne pensa plus à lui. Mais subitement on entendit des sifflements et huit obus éclatèrent juste à côté de nous. On entendit aussitôt d'horribles cris de douleur, car beaucoup furent touchés. La plupart s'enfuyaient dans tous les sens. Pour ma part, je me terrai tant bien que mal dans un des trous qui venaient de se former. La secondesalve vint très vite . Un des obus éclata sur le tas de terre situé au-dessus demoi. Un autre explosa à côté, juste sur les faisceaux, en p ulvérisant un grandnombre de fusils Je me mis à courir à travers les arbres aussi vite que mes jambes le permettaient, tenant mes mains devant mon visage. Déjà la troisième salve explosait derrière moi . J'atteignis bientôt un talus de chemin de fer, et meréfugiai dans un passage aménag é dessous, dans lequel se trouvaient déjàquelques camarades. Aprè s que le feu eut cessé, on retourna lentement versle chantier . Les corps déchiquetés offraient un horrible spectacle. Un de mesbons camarades, Kramer, avait le ventre déchiré et ses intestins pendaient à 1'extérieur . Il me pria, me supplia de 1'achever, car il ne pouvait plussupporter la douleur. Il me fut impossible de lui obéir, avec la meilleure volonté . Le médecin du bataillon arriva alors, pansa d'abord le capitaine quiavait l e pied arraché; puis il ausculta Kramer, remit les intestins en place,cou sut la plaie, et nous donna l'ordre d'évacuer le blessé. On fit de quelquesplanches une civière , sur laquelle on disposa des manteaux et des toiles detente ; on souleva le blessé avec précaution, pour le poser sur la civière, puison le transporta ver s l'arrière, d'où il fut aussitôt évacué en ambulance. Ilm'écrivit deux mois plus tard pour me dire qu'il était complètement guéri, car s es intestins n'avaient pas été touchés; seuls la peau et le gras du ventreavaient été déchirés .. .L a nuit suivante, ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture. Onmarch ait à plusieurs sur un sentier forestier. Soudain, une balle brisa endeu x le petit socle en cuivre sur lequel était fixée la pointe de mon casque;deu x centimètres plus bas, on n'aurait plus jamais entendu parler de moi!D'autre s troupes nous relevèrent la dernière nuit de septembre et on se miten marche v ers l'arrière, vers Metz, à trente-cinq kilomètres de distance. Onatteignit la ville à la pointe du jour et on nous fit prendre nos quartiers dansune salle de cinéma, à Longeville. On nous laissa dormir trois heures puis ondut nettoyer nos fusils et participer à une prise d'armes. En ce qui me concerne, je préférai m'octroyer une journée agréable, aussi sautai-je dans un tram pour me diriger vers la ville. J 'avais une envie terrible d'un bondéjeuner , car l'éternel ordinaire de la roulante me dégoûtait. Je trouvai lanourriture si bonne que je mangeai à troi s reprises, dans trois restaurantsdifférent s. Puis je me rendis dans une pâtisserie pour déguster un café aulait et un gâteau. Après cela je visitai la ville, surtout la belle cathédrale, avant de m'acheter encore une tablette de chocolat et du saucisson; je regagnai ma compagnie vers le soir. L'adjudant m'enguirlanda: «Où étiez vous donc aujourd'hui ?» Je lui répondis tranquillement: « J'ai visité Metz.»Des soldat s nous furent envoyés ce jour-là d'Allemagne, pour combler lesgros trous des effectifs. Parmi eux se trouvait Auguste Zanger, de Strueth.Avant la guerre, nous étions bons amis. Ces retrouvailles nous réjouirent beaucoup. On alla aussitôt trouver l'adjudant pour lui demander d'être affectés
dans le même
groupe,
et il
fit
le nécessaire
Vers le nord de la France, octobre 1914
Le jour suivant, le 2 octobre 1914, embarqués dans un train, on longea la M oselle jusqu'à Trèves. Une belle promenade à travers l'Eifel. On passa àA ix-la-Chapelle, puis on se rendit dans le nord de la France après avoirt raversé la jolie Belgique en passant par Liège, Bruxelles et Mons. C'est unt rès beau pays, très riche, avec une grosse industrie et beaucoup de mines.TI est sillonné d'un grand nombre de voies ferrées et de canaux. C'est là quej e vis des moulins à vent pour la première fois. La population nous regardaitd e manière tout à fait hostile, ce qui ne m'étonnait guère. On fut débarquése ntre Valenciennes et Douai et on pénétra dans la ville de Douai qui venaitj uste d'être évacuée par les Français. On prit nos quartiers dans une casernede cuirassiers. Notre commandant de régiment nous tint un discours dans lac our de la caserne, disant que nous avions à présent la pire partie de lag uerre derrière nous car nous n'avions dorénavant à faire face qu'à desA nglais et des Noirs. Cette affirmation allait vite être démentie ...On quitta Douai, progressant à travers une belle et riche région. Des mi nes de charbon, des sucreries, des villes, des villages, des cités ouvrières,t out se juxtaposait. Les routes secondaires étaient presque toutes pavées.C 'est dans la région de Richebourg que l'on eut notre premier contact avecdes Anglais. On devait ramper vers eux en avançant dans un fossé très sale .C omme celui-ci tournait à un moment dans les champs, on dut sauter pardessusle chemin pour retrouver le fossé de l'autre côté. Les Anglais eurent v ite fait de nous repérer. Et dès que l'un de nous tentait le saut, il recevaitaussitôt une grêle de balles. Plusieurs morts gisaient sur le chemin; les cinq derniers à avoir sauté avaient tous été tués. C'était mon tour à présent .Comme j'allais au-devant d'une mort certaine, je refusai, malgré les cris de mes supérieurs. Un sous -officier me donna expressément l'ordre de sauter.Je lui répondis froidement qu'il n'avait qu'à me donner l'exemple , mais iln 'en eut pas le courage. Et on resta là, à plat ventre, jusqu'à la tombée de lanuit. Le lendemain matin, au lever du jour , on attaqua Richebourg et lesAnglais durent battre en retraite . Mis à part leurs blessés, on ne fit aucunprisonnier . Dans presque toutes les maisons, on pouvait passer à table carles Anglais nous avaient fait la cuisine ... Un cochon cuisait dans un grand44 c haudron et on se le partagea. Partout dans les champs on voyait des corpsd e cavaliers allemands et leurs chevaux, tués lors d'accrochages. Dans las oirée, on forma une ligne devant le village; on dut s'enterrer dans des trousde protection pouvant contenir jusqu'à quatre hommes . Vers minuit, Zanger,un volontaire de dix -huit ans et moi-même avons été envoyés aux avant postes.On se tenait accroupis dans un trou, près d'un champ. J'observai droit devant, les deux autres à droite et à gauche . On entendit soudain despas sur notre gauche. Trois silhouettes émergèrent de l 'obscurité. On en pritchacun une dans le collimateur . Les deux jeunes soldats voulaient tirer toutde suite et j 'eus du mal à les en empêcher car, après tout, on ne savait pas s'ils'agissait d'Allemands ou d'Anglais. Je les laissai s 'approcher à une dizainede mètres, le doigt sur la détente et leur criai: «Halte! le mot de passe! » Ilsbondirent de frayeur . Mais ils donnèrent aussitôt le bon mot de passe.C'était trois hommes de ma compagnie qui tenaient l'avant-poste sur notre gauche . Après avoir été relevés, ils s'étaient perdus dans le noir. On seréjouit beaucoup de ne pas avoir tiré. La relève vint peu après .Comme je dormais depuis quelque temps dans mon trou, le guetteur revint en courant nous annoncer que les Anglais arrivaient. Une fusillade enragée se déchaîna. Nos jeunes soldats tiraient toutes leurs munitions aussi vite qu'ils le pouvaient. Comme je ne pouvais voir ni entendre aucune trace des Anglais, j'économisais les miennes. Une patrouille fut envoyée à l'aube pour dénombrer les cadavres anglais. Mais que trouvèrent-ils? Deux vaches et un veau! Voilà une attaque qu'il était évidemment facile d'enrayer. Chacun dut ensuite montrer les munitions qui lui restaient et les gradés injurièrent copieusement ceux qui n'en avaient plus. La moitié de nos effectifs fut détachée de notre formation pour aider le 114" régiment. Notre position était très affaiblie. De plus, un grand nombre d'entre nous étaient allés au village pour chercher du ravitaillement. Soudain, l'artillerie anglaise commença à nous bombarder violemment. Des obus et des shrapnels explosèrent en grand nombre, semant la mort et la désolation. On vit bientôt des lignes de fantassins anglais s'approcher de nous par bonds. On les prit sous un feu nourri. Mais comme ils étaient bien plus nombreux, on dut battre en retraite. Plus d'un fut abattu avant d'atteindre les maisons du village. Les shrapnels anglais éclataient au dessus de nous tandis qu'on se retirait au pas de course dans un canal d'écoulement planté de troncs de saules. Un shrapnel éclata, décapitant la partie supérieure du tronc mort d'un saule. La peur et le fracas me firent me jeter de tout mon long dans le fossé boueux; mais je me levai très vite pour quitter la ligne de tir. Les Anglais occupèrent le village, mais ne tentèrent pas de nous poursuivre. On s'enterra à nouveau, restant ainsi durant quelques jours face à l'ennemi. On devait être très prudents, car les tommies, comme on appelait les soldats anglais, étaient bons tireurs. Dès que l'un de nous se montrait, il écopait de la ferraille. Nous fûmes
relevés et envoyés au repos dans le village T oute chose comestible ou buvable fut réquisitionnée. Notre détachementét ait cantonné dans une école. De l'autre côté de la rue, face à nous, set rouvait un grand magasin de vins et spiritueux. Les officiers y firent placeru ne sentinelle, pour empêcher la troupe d'y pénétrer et, bien entendu, avecl' idée de tout garder pour eux. On remarqua que le soldat de garde descendaitsouvent à la cave. Il finit par être tellement ivre qu'il s'affaissa contre l a porte et s'endormit. Profitant de la situation, Zanger et moi cherchâmesplusieurs litres d'anisette . Et bientôt, comme une nuée de moineaux, tout lem onde envahit la cave; le soir venu, il ne resta pas grand-chose pour lesof ficiers.Le troisième jour, vers midi, on reçut l'ordre de se remettre en route. On al la d'abord à l'église, où se rassembla tout le régiment. Comme celle-ci étaitbo ndée, plusieurs compagnies s'installèrent dehors. Un aumônier militaireno us fit un bref sermon et nous donna à tous l'absolution. On repartit,tr aversant plusieurs villages désertés par leurs habitants. On atteignit unc anal; le pont qui le traversait avait été détruit. Une péniche chargée dec harbon se trouvait à proximité. A l'aide de longues perches, elle fut pousséee n travers du canal afin de joindre les deux berges et de nous permettre lep assage. On continua notre marche et, à la tombée dujour, on fit halte dansun champ de betteraves pour passer la nuit. Personne ne se doutait que ces erait la dernière pour un grand nombre d'entre nous.Comme il faisait froid, on se réjouit de repartir avant l 'aube. Des rangéesd e maisons émergèrent bientôt de l'obscurité. C'était le village de La Bassée.Dans les jardins, des soldats travaillaient à la construction d'abris. Une voix s' éleva dans la nuit: «C'est quel régiment?» On répondit: «Le 112".»« Quelle compagnie ?» «La première. » Alors un des soldats qui travaillaitd emanda: «Est-ce que Zanger est là?» Comme on lui dit que oui, il vint enco urant. Les deux frères se serrèrent dans leurs bras en pleurant. Quellesr etrouvailles! On pleurait tous les trois, car cela faisait bien longtempsq u'aucun de nous n'avait reçu de nouvelles du pays. Charles nous accompagnaà l'autre bout de la petite ville , où il nous quitta. On reçut peu aprèsl' ordre de faire halte.46
Attaque de Violaines, 22 octobre 1914
En pleine nuit, on dut former des lignes de ti railleurs dans les champs.Puis on avança . Comme le jour se levait peu à peu, on aperçut des maisonset des arbres fruitiers. C'était le village de Violaines . On mit la baïonnetteau canon et on se précipita vers le village au pas de charge . Au lieu de restertranquilles, nos jeunes soldats crièrent hourra, comme ils l'avaient appris à l'exercice. Les Anglais du village furent alertés par ces cris. Bientôt, quelques balles claquèrent . Une minute plus tard, c'était de chaque fenêtre, dechaque porte, de chaque haie et de chaque mur que les balles crépitaient .Une des premières toucha au ventre mon voisin , un paysan d'Ensisheim.Il s'écroula en poussant un cri terrible. Auguste Zanger se tourna vers moiet s'écria : « Nickel, t'es touché?" Au même moment, trois balles transpercèrentson sac et ses gamelles , mais sans le toucher. Son voisin tomba, touchéà l 'épaule. On se précipita derrière une haie d'épineux, s'aplatissant tant etplus. Les Anglais nous prirent sous un feu terrible; plusieurs de nos camarades furent tués. Comme d'autres lignes de tirailleurs arrivaient, on se joignit à elles pour traverser la haie et passer à travers les jardins à l'assaut des maisons. Ce faisant, plus d'un fut touché. Comme nous étions nombreux , les Anglais se replièrent. On sauta entre les maisons pourrejoindre la route et on put attraper un Anglais qui était en train d 'escaladerle mur d'enceinte de l'église. Comme les balles sifflaient autour de nous , onfut obligés de chercher un abri entre le s maisons. L'Anglais crut qu'onvoulait le passer par les armes, mais on lui fit comprendre qu 'on ne luivoulait pas de mal , ce dont il nous sembla très reconnaissant. Il voulut mêmenous donner son argent, mais on ne l 'accepta pas. Un lieutenant nous forçaà continuer notre progression. Plus bas, sur la route, se trouvait une voiture de munitions anglaise, sous laquelle était couché un tommy qui tirait autant qu'il pouvait sur les Allemands venant de l'autre côté du village. Je le touchai par-derrière du bout de ma baïonnette. Il se retourna, et sembla très effrayé ; mais au lieu de se rendre, il voulut se jeter vers l'avant de la voiturepour s'enfuir . On lui cria de s'arrêter, mais il continua. Alors, le tambourRicher t, de Richwiller, l'abattit. Un peu en arrière se trouvait dans le fosséun canon à barillet anglais, qui nous avait déversé une pluie d 'obus.Quelques coups bien placés abattirent ses ser vants. Le régiment se rassem47 b la, puis passa à l'assaut d'une tranchée anglaise, située à trois cents mètrese nviron derrière le village. Un terrible tir de mitrailleuse et d'infanterien ous accueillit. Des obus et des shrapnels éclatèrent parmi nous. Malgré nost rès lourdes pertes, on prit la tranchée. Certains Anglais levèrent les brasp our se rendre, d'autres s'enfuirent. Mais sur les champs plats et découverts,ils furent presque tous abattus. Pour échapper au tir d'artillerie, Zanger et moi avions pris en charge un blessé pour le ramener au village où n ous l'avons confié aux médecins. On se cacha ensuite dans une cave oùt outes sortes de vivres avaient été stockées par les habitants de la maison.Dans un coin se tenaient une femme et une jeune fille d'une vingtained'années, tremblantes de peur lorsqu'elles nous virent. On leur fit comprendre par signes qu'elles ne devaient pas être effrayées . Et on passa ensemblet rois journées très agréables. On installa un poêle dans la cave, dont on fitpasser la cheminée par le soupirail, et les deux femmes purent ainsi 'nousfaire cuire les poulets et les lapins que l'on cherchait le soir venu dans le village. Celui-ci était continuellement bombardé par l'artillerie anglaise. Notre maison fut touchée à plusieurs reprises et, une fois, des briques dévalèrent même les marches de la cave. Le troisième jour, dans la soirée, on entendit des pas résonner sur les marches. C'était un lieutenant, l'officier adjoint du régiment. «Bande de sales tire-au-flanc, sortez de là immédiatement » , nous hurla-t-il. On rangea nos affaires; la jeune fille, qui s'appelaitCéline Copin , nous donna quelques médailles de la Vierge Marie en souvenir,et on sortit de la cave. Une soixantaine d'hommes, qui s'étaient tous cachés dans des caves, se trouvaient sur la route. L'officier adjoint nous emmena devant le colonel. Celui-ci nous tint un terrible sermon de réprimande, ce qui nous laissa complètement indifférents . Notre régiment avait entre-temps progressé decinq kilomètres et il occupait le village de Rue-du-Vert. On apprit alors que la bataille de Violaines avait coûté la vie à une centaine de soldats de notre compagnie. Plus des deux tiers des effectifs! Comme on avait reçu des renforts d'Allemagne, on rencontra beaucoup de visages inconnus. On passa la nuit dans une grange. Notre nouveau commandant de compagnie fit un discours que j'ai gardé très précisément dans ma tête: «Je suis le capitaineNordmann, j'ai pris la direction de la ter compagnie du 112e• J'exige quechacun fasse son devoir. Celui qui ne le fait pas, que le diable l'emporte! Rompez les rangs! »Le lendemain matin, alors qu'il faisait encore sombre, on se répartit en groupes et on se dirigea à couvert vers une ferme, qui se trouvait à environ deux cents mètres du village. De là, on devait, par groupes de huit, courir à travers champs en direction de quelques saules et s'enterrer. On ne savait pas où se trouvaient les Anglais. Le premier groupe s'élança. Aussitôt les balles commencèrent à claquer. On vit trois hommes tomber. Les autres se réfugièrent derrière une meule de paille. C'était à présent au tour du second groupe de s'élancer, et Zanger et moi en faisions partie. Il m'est impossible 48 de décrire les sentiments qui m 'habitaient lorsque je commençai ma course.Cette ter rible nécessité d'obéir ... Aucune contradiction n'était possible. Unrapide signe de croix et c 'était parti. A peine nous étions-nous élancés qu'onentendit bourdonner les balle s autour de nous, comme un essaim d'abeilles.C elui qui courait devant moi tressauta, jeta les bras en l'air et s'abattit surle dos . Un autre s'écroula face contre terre. Je bondis derrière la meule pourme protéger et je vis alors que le sergent Luneg était le seul survivant du premier groupe. On se jeta contre le sol, enfonçant notre visage dans la te rretendre des champs . Tous les occupants des tranchées anglaises faisaient feus ur nous. Les balles ricochaient alentour, la terre était projetée au-dessus denou s.Une mitrailleus e anglaise se mit en branle. Les balles sifflèrent et, l'unaprès l 'autre, les hommes du groupe furent cloués au sol, morts. Je me disqu e ma dernière heure avait sonné et, pensant aux êtres qui m'étaient chers,je me mis à pr ier. Zanger, qui était couché à côté de moi, me dit :« On ne peutpas rester ici . » Il se redressa un peu, vit à environ cinquante mètres de nousun chemin à tra vers champs, bordé de fossés. On se leva d'un bond pour seprécipiter vers cet abri salvateur. Les Anglais eurent beau déclencher un feu d'enfer contre nous , on arriva indemnes dans ce fossé. Peu après, notre chefde groupe , le sous-officier Kretzer, put nous rejoindre. Comme à cet endroit,le fossé n 'était pas profond, on rampa jusqu'à quelques trous de protectionqui avaient été abandonnés par les Anglai s. Le sergent Kretzer reçut uneball e dans les reins tandis qu'il rampait; il put juste me dire «Saluez de mapar t. .. » avant de mourir. Zanger et moi étions dorénavant les seuls survivantsde notre g roupe. Comme le reste de la compagnie avait pu observernotre sort depui s la ferme, personne n'osa plus s'avancer sur le champ; etnous sommes restés ainsi toute une journée allongés dans nos trous deprote ction.Les Anglai s soumirent pendant ce temps le village à un tir d'artillerie,mais aucun projectile n'éclata prè s de nous. Alors que l'on s'apprêtait, le soirv enu, à rejoindre notre compagnie, celle-ci vint prendre position à l'endroitp révu le matin. Tous furent très étonnés de nous trouver encore vivants. Ondut s 'aligner et creuser une tranchée. Chacun s'activa aussi vite qu'il putpour se réfu gier dans la terre, car des balles anglaises sifflaient régulièrementdans le noir. Il commen ça à pleuvoir; ayant trouvé une toile de tentean glaise imperméabilisée, je la mis sur mes épaules. Quand le trou fut assezprofond , je partis chercher pour Zanger et moi-même deux gerbes de paillesur la meule voisine pour dormir dessus. En chemin je butai à deux reprisessur des cada vres. Après avoir un peu dormi dans le fossé, je me réveillai;j'ava is froid et sentis que j'étais allongé depuis quelque temps dans l'eau quela pluie tomb ant à verse avait accumulée dans le fossé.Le sergent Hutt vint nous trouver. Nous d evions, Zanger, moi et deuxautres , aller enterrer le sous-officier Kretzer, qui avait été un ami de Hutt.Nou s avons cherché longtemps son corps dans la nuit noire. On dégagea à la49 p elle la terre collante et mouillée; on enveloppa le mort dans la toile de tenteque l'on avait détachée de son sac, on le coucha dans sa tombe à peineprofo nde de trente centimètres, puis on l'ensevelit. On pensait avoir terminé.Zanger tâtonna avec ses mains pour véri fier que Kretzer était bienenterré . Mais la pointe de ses bottes et son nez sortaient encore de terre; onles recouvrit. Zanger p rit la baïonnette du mort, la fixa de travers dans sonétui, formant ainsi une croix qu'il planta à la tête de la tombe. A peineavions -nous rejoint notre tranchée que l'on reçut l'ordre d'avancer ensilence. On atteignit un vallon couvert de roseaux. Le temps de se faufiler àtravers les arbustes et on fut trempés jusqu'aux os . La pluie tombait sansarrêt . Un ordre fut donné: «Halte! Tout le monde s'enterre !>> Zanger et moicreusâmes rapidement un tro u. Lorsqu'on eut terminé, on dut le refaire dixmètres en avant, car nous n'étions pas alignés. Lorsque le jour se leva, je jetai un coup d'oeil prudent du côté des Anglais, et vis leur tranchée à cent cinquante mètres devant nous environ. Lorsqu'ils aperçurent les tas de terre devant eux, ils tirèrent dessus un certain temps comme des fous . Alors que le tir faiblissait un peu, je vis qu'un des jeunessoldats, qui occupait avec deux autres le trou voisin, regardait prudemment en direction des Anglais . Je lui criai de se baisser, il obéit. Mais sa curiositél'emporta . Au bout de quelque temps, il voulut jeter un nouveau coup d'oeil.A peine sa tête fut-elle visible qu'il fut atteint en plein front et s'écroula, mort. Les deux camarades cherchèrent alors à se débarrasser de son corps car il n'y avait guère de place dans le trou. Ce faisant, un des deux se redressa un peu trop et fut touché dans le dos. Il retomba mort dans le trou et le cadavre de l'autre s'affala sur lui. Il y avait à présent deux morts et un vivant dans le tr ou.Les Anglais nous bombardèrent avec des shrapnels, mais il n'y eut pas de blessé. Il était très ennuyeux de rester ainsi accroupi toute une journée .Notre abri était creusé dans un champ de betteraves fourragères . Pourpasser le temps, je mis ma baïonnette au canon, puis après avoir piqué une betterave, je la ramenai dans le trou, la planta i sur ma baïonnette, mis moncasque dessus et levai précautionneusement cette tête fictive. Ma betterave et mon ca sque furent très vite transformés en passoire. La nuit suivante, onfit se rejoindre nos trous de protection en confectionnant une tranchée i ninterrompue. Le 3e bataillon vint nous renforcer au petit matin. Puisl'ordre nous fut donné d'attaquer les positions anglaises . Une entrepriseinsensée! Les officiers nous firent sortir de la tranchée revolver au poing. Dès qu'ils nous aperçurent, les Anglais commen cèrent à nous tirer dessus,avec toute l'intensité possible. Beaucoup d'entre nous tombèrent et le restefit demi-tour pour r ejoindre la tranchée en courant. Les blessés gravesres tèrent au sol; certains poussèrent des râles et des plaintes jusqu'au soir,j usqu'à ce qu'ils meurent eux aussi. Deux jours plus tard, après avoir reçu denouveaux renforts, on attaqua une nouvelle ' fois et on atteignit la tranchéea nglaise au prix de lourdes pertes. Mais il fut impossible d'y pénétrer car les50 Anglais se tenaient là au coude à coude, nous abattant tous. Il ne nous resta pas d'autre solution que de rejoindre notre tranchée aussi vite que possible. Le terrain séparant les deux tranchées était jonché de morts et de blessés que personne ne pouvait secourir. Zanger et moi sommes sortis à nouveau indemnes de cet enfer. Les jours suivants, on resta tranquillement face à face. Le bruit circula que la tranchée anglaise était occupée par des Noirs hindous. Et effectivement, on voyait çà et là un turban, leur coiffu re traditionnelle. Comme on seméfiait d'eux, la moitié des nôtres étaient de garde la nuit. A lors qu'il faisaitnuit noire, un hindou sauta dans notre tranchée et leva les mains en l'air .Personne ne l'avait entendu venir . Il nous indiquait sans cesse la directiondes Anglais en nous mimant de sa main le geste de trancher la gorge. On alla chercher un engagé qui comprenait l'anglais et l'hindou nous dit que lui et ses camarades détestaient les Anglais et que tous voulaient nous rejoindre pour les combattre. On le crut et nous le laissâmes repartir «chercher ses camarades », Nous sommes restés à guetter le moindre bruit dans la nuit, nous demandant s'ils allaient vraiment revenir. Mais lorsqu'on entendit unéclat de rire retentissant, on comprit qu'il nous avait bel et bien possédés ... Le lendemain, notre artillerie voulut bombarder la tranchée ennemie , maisson tir était trop court. Le premier obus éclata en plein dans nos lignes. Trois soldats furent déch iquetés et leurs morceaux projetés très haut en l'air.Voyant cela, les hindous rirent et braillèrent de joie . Le deuxième obusexplosa quelques mètres derrière la tranchée . On nous dit alors: «La croixde fer à celui qui se porte volontaire pour retourner au village informer la batterie que ses tirs sont trop courts . Il n'y eut qu 'un seul volontaire, le 1reclasse Himmelhahn . Il se mit à ramper dans un canal de drainage qui n'étaitcependant pas assez profond pour l'abriter . A peine avait-il parcouru cinquantemètres que les hindous le découv rirent. Plusieurs coups de feuclaquèrent. On vit des jets de boue s'élever à côté de lui. Il resta couché là, sans bouger. Lorsque le soir venu on le traîna à nouveau dans la tranchée, on constata à la lueur des lampes de poche que deux balles l 'avaienttranspercé . On l'ensevelit dans un trou d'obus, derrière notre tranchée.Six fusils manquèrent un beau matin, après une nuit pluvieuse . Leshindous s'étaient gl issés jusqu'aux meurtrières, avaient subtilisé les armesqui s'y trouvaient et pris la fuite sans que les guetteurs ne remarquent quoi que ce soit. On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés.Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l'on restait souvent collé au sol . Nulle part un petit endroit sec, oùl'on aurait pu s'allonger ou s'asseoir! Quant à nos pieds , on n'arrivait jamaisà les réchauffer. Beaucoup de so ldats souffraient de rhumes, de toux,d'enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c'était une vie désespérante. Et chaque jour les shrapnels causaient des pertes . Chercher lanourriture de nuit était particulièrement dangereux, car l'endroit était tout 51 pl at et les guetteurs anglais arrosaient de temps en temps le terrain situéd errière notre tranchée.Il fut enfin question de relève. Effectivement, le 122"régiment d'infanteriep rit possession de la tranchée la nuit suivante. Nous nous mîmes alors enro ute vers l'arrière. Ce fut pour nous un beau sentiment de liberté que des ortir de la portée des fusils adverses. On fit une halte, on chercha notren ourriture à la cuisine roulante et, au lever du jour, on continua la marchev ers l'arrière. 'Beaucoup de cadavres anglais, tombés trois semaines plus tôt, se trouvaient encore sur le champ de bataille de Violaines. On vit plusieurs c orbeaux installés sur eux, en train de prendre leur repas. Les tués allemandsavaient, eux , tous été enterrés. On fut cantonnés dans la petite villed e La Bassée. L'état de désolation de la ville était indescriptible. On nev oyait aucun habitant. Tout était sens dessus-dessous, dans chaque maisone t dans chaque pièce. Des habits, des chapeaux, des photographies, toutét ait entassé, pêle-mêle. La plus grande partie des meubles avait été mise enpiè ces .pour servir de combustible. On vit aussi de grandes quantités del ivres et de brochures immorales traîner par terre. Je voulus me chercher,c hez un chapelier, une casquette avec des oreillettes, pour me protéger unpe u du froid dans la tranchée. Dans le magasin, c'était le même tableau: ily avait, sur le sol, une épaisseur d'un demi-mètre de casquettes, de chapeaux,de canotiers, de hauts-de-forme; et les soldats marchaient dessus a vec leurs bottes sales. La maison voisine était un commerce de verres et dep orcelaine. Tout le stock brisé recouvrait le sol et je fus incapable de voirq uelque chose d'intact, hormis quelques petits verres à vermouth dans unc oin. Dans un magasin de tissus, les soldats s'attaquèrent aux rouleauxd 'étoffe pour se faire des bandes molletières.On couchait à huit dans une chambre, près de l'église. On fut réveillés d ans la nuit par un fracas terrible. La maison vibra comme lors d'unt remblement de terre. Mais le silence revint et on se rendormit. On compritle lendemain matin la raison du vacarme: le clocher de l'église, qui avaite ssuyé auparavant quelques coups d'artillerie, s'était effondré.On resta trois jours à La Bassée , occupant notre temps à faire sécher nosha bits, essayant de les rendre à peu près propres. Puis on retourna vers lestr anchées. On se retrouva environ un kilomètre plus au nord. Les villages deF estubert et de Givenchi se trouvaient devant nous. Des hindous nousé taient à nouveau opposés, à environ quatre-vingts mètres. On eut bientôtq uelques morts et blessés, tous touchés à travers les meurtrières. De l'autrecô té, il y avait sûrement un hindou qui restait constamment en joue, tirantà chacun de nos mouvements. Zanger et moi, on se donna toutes les peinesdu monde pour débusquer ce gaillard. Mais on n'arriva pas à le localiser. Puis un soir , il neigea. Et à travers les meurtrières anglaises, on put voirla neige sur le mur du fond de la tranchée. Dès qu 'un hindou nous observaitdepuis la meurtrière , la tache blanche disparaissait. Et ainsi on repéra52 l'emplacement du tireur. Je plaçai mon fusil dans la meurtrière, visai, mais ratai mon coup, car je vis la neige gicler juste à côté de la meurtrière anglaise. L'hindou disparut derrière son trou. On revit la tache blanche. Ce fut Zanger qui se mit alors à l'affût. La tache blanche disparut bientôt; ainsi l'hindou guettait à nouveau. Zanger tira et l'hindou disparut subitement. Il avait été touché. On fut dès lors un peu plus tranquilles. On reçut l'ordre d'attaquer la tranchée ennemie. Nos pionniers firent des sappes ou tranchées en zigzag, jusqu'à proximité immédiate des positions hindoues. Une nuit, je fus chargé, avec huit autres hommes, de couvrir les pionniers qui travaillaient devant. On se tenait à six mètres en retrait, prêts à tirer et les sens aux aguets. On ne voyait rien, on n'entendait rien. Soudain deux cris terribles éclatèrent dans la nuit; ils avaient été poussés par nos sapeurs. Nous avons ouvert le feu dans la nuit, en nous précipitant vers les deux hommes. Ils gisaient dans la sappe ; l'un était mort, l'autre grièvement blessé. Tous deux avaient été poignardés par des hindous venus doucement, en rampant. Le 21 novembre, on prit la tranchée hindoue d'assaut. On lança des grenades à main depuis les chemins de sappe dans la tranchée adverse: c'était la première fois que j'en vis utiliser. Puis on sauta de l'autre côté et on repoussa les hindous. Dans une tranchée en cul-de-sac menant aux latrines, on put capturer plus de soixante de ces lascars à la peau brune. Un de nos jeunes lieutenants, arrivé au front depuis quelques jours seulement, grimpa hors de la tranchée et cria aux hindous: « Hands up !» ce qui signifie « haut les mains », Quelques coups de feu claquèrent et le lieutenant s'effondra la tête la première dans la tranchée. Ma compagnie, qui avait été renforcée et se composait alors de deux cent quarante hommes, ne perdit que trois soldats et le lieutenant. Il y avait plusieurs hindous morts dans la tranchée; les plus vieux portaient les cheveux longs, tandis que les plus jeunes étaient tondus à ras. Ils étaient tous habillés de neuf et visiblement installés là depuis très peu de temps. Leurs vivres, auxquels je n'arrivais pas à donner de nom, étaient entreposés dans la tranchée. De même, beaucoup de couvertures en laine toutes neuves traînaient çà et là. On démonta les meurtrières anglaises, les remettant en place de l'autre côté de la tranchée, face aux hindous qui s'étaient réfugiés environ deux cents mètres plus loin. Dès que l'on voyait un turban, on se mettait à tirer dessus, et bientôt il n'y en eut plus aucun qui osât lever la tête. A la tombée du jour, on fut pris sous un feu d'artillerie anglais très violent. Heureusement nous eûmes peu de pertes. On se tenait tous couchés à même le sol de la tranchée. Quelques hommes furent ensevelis par un glissement de terrain; certains purent se dégager par leurs propres moyens; on dut libérer les autres à la pelle. Comme on redoutait une contre-attaque, la moitié d'entre nous dut monter la garde. A part cela, la nuit fut très longtemps calme. Zanger et moi nous relayâmes: tandis que l'un veillait, l'autre dormait, enveloppé dans plusieurs couvertures hindoues
53
Une terrible nuit de combat contre les hindous 22 novembre 1914
De quatre à six heures du matin, c'était mon tour de faire le guet. Comme j e me méfiais des hindous, je scrutais la nuit avec attention. Je crus soudaine ntendre un bruit devant moi. Le guetteur d'à côté, qui se trouvait à peineà deux mètres, me demanda si j'avais entendu quelque chose. Comme je luidi s que oui, on enleva la sécurité de nos fusils, nous tenant prêts à faire feu,c herchant à percer l'obscurité.Durant en viron un quart d'heure, on n'entendit ni ne vit plus rien, et onét ait à nouveau tranquillisés, quand soudain un coup de sifflet transperça lec alme de la nuit. Au même moment une salve fut tirée juste devant nous etl es hindous nous assaillirent en poussant des cris stridents. Nous fûmest otalement surpris et beaucoup d'entre nous perdirent leur sang-froid. Jet irai très vite mes cinq cartouches, mis ma baïonnette au canon, puis mepos tai contre le mur antérieur de la tranchée. Les hindous tiraient dans lat ranchée, du haut de celle-ci. Mais comme on se pressait contre le mura ntérieur, leurs balles ne frappaient que le mur du fond; il leur étaiti mpossible de nous voir dans la tranchée très sombre, tandis que nous, on lesv oyait tout de suite, puisqu'ils se découpaient contre le ciel. On tirait vers lehaut, on piquait avec notre baïonnette, et aucun hindou n'osa entrer dans la t ranchée. Mais au bout d'un moment, un horrible cri nous fit comprendrequ 'ils avaient réussi à pénétrer à une trentaine de mètres de nous. Uneconfusion terrible s 'ensuivit. On fut emportés par une foule de soldats ett ellement comprimés qu'il me fut impossible de fouiller dans ma cartouchièrepour recharger mon fusil. L 'agitation et l'obscurité firent que certainsd 'entre nous tirèrent dans la tête de leurs propres camarades.Beaucoup d'hindous grimpèrent de l'autre côté de la tranchée, la remontèrent en courant, faisant feu de derrière. On était comme pris dans une nasse; les hindous nous tiraient dessus de devant, de derrière, de côté. Tout le monde se précipita vers le couloir de communication qui menait à notre ancienne position. Les blessés s'effondrèrent et furent piétinés à mort. Tout le monde criait. Il y eut une cohue épouvantable devant le couloir, tous voulaient passer en premier, mais l'entrée était si étroite qu'on ne pouvait passer qu'à la queue
leu-leu. Finalement je réussis à
y pénétrer avec Zanger Mais à peine avions-nous fait là une dizaine de mètres qu'il fut impossible d'avancer, car on se heurta aux quelques hommes de réserve restés dans l'ancienne position et qui étaient venus nous aider. On fut pris en tenaille. Alors un cri retentit: «Sauve qui peut! »Zanger et moi avons lancé nos fusils par-dessus la tranchée et avons couru vers l'arrière à travers champs. Je me suis accroupi plusieurs fois sur le sol pour ne pas être vu par les hindous qui se trouvaient à proximité. Et je perdis bientôt Zanger de vue. Je l'entendis soudain m'appeler d'une voix étouffée. Je me dirigeai vite dans sa direction et je vis deux silhouettes en train de lutter. Je reconnus l'hindou à son turban, et le mis hors de combat. On courut aussi vite que possible dans notre ancienne position. Zanger voulut alors charger, mais son chargeur ne rentrait pas dans la chambre de son fusil. En y regardant de plus près il vit qu'il tenait dans ses mains le fusil de l'hindou dans lequel nos chargeurs ne s'emboîtaient évidemment pas. Sans cesse des hommes revenaient en courant. Mais devant, la fusillade continuait toujours. Le jour se levait peu à peu. On tira sur les hindous qui se montraient à découvert, et bientôt tous disparurent dans la tranchée. On les vit soudain à quelques mètres de nous dans le boyau de raccordement. Ceux qui étaient le plus près furent abattus. Vite, on barricada la tranchée de raccordement avec des sacs de sable et on fut tranquilles. On se sentait très fatigués, épuisés, les nerfs en capilotade. Et dans quel état on était! Sales de la tête aux pieds, nos pantalons déchirés sur toute leur longueur; mon havresac avec tous mes biens avait disparu, car je n'avais pas eu le temps de le passer lors de l'attaque. J'avais aussi perdu mon casque, et ma cartouchière était vide. Zanger et les autres camarades étaient à peu près tous dans le même état. Vers midi, notre lieutenant, Hussler, vint nous voir; c'était un Alsacien et un bon supérieur; il nota les noms de tous ceux de la compagnie qui étaient encore là. Il arriva à vingt-quatre; cela voulait dire que quatre-vingt-dix pour cent de la compagnie avait disparu. J'appris par la suite que la compagnie ne comptait plus que seize hommes. La nuit suivante, on fut relevés par un autre régiment et l'on marcha vers l'arrière, à travers les tranchées. Par endroits, il était pratiquement impossible d'avancer; on s'enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux. Quel plaisir de sentir ensuite la dureté d'une route sous nos pieds. On marcha jusqu'à La Bassée où l'on attendit le lever du jour. La roulante nous donna du café et du pain de campagne sec. Un bien maigre petit déjeuner, on estimait en avoir mérité un plus copieux. On se remit en marche après avoir mangé. Il n'était plus question d'ordre dans les rangs ni de discipline. Chacun allait comme il l'entendait. Le chef de bataillon nous donna l'ordre de chanter, personne ne lui obéit. On traversa l'agglomération de Courrières. Il y avait quelques années de cela, mille quatre cents mineurs étaient morts à cet endroit dans un coup de grisou. On prit nos quartiers dans la petite ville de Hénin- Liétard. Zanger et 55 mo i avons été placés chez un couple assez âgé, qui vivait avec une fille de dix neufans et un fils de seize. Lorsqu'on entra, la femme était seule. Elle leva l es bras au ciel lorsqu'elle nous vit; elle n'avait en effet jamais vu de soldatsa ussi sales, aussi misérables que nous. En plus de cela on n'était pas rasés.Ell e nous fit signe de venir derrière dans la cour; elle nous donna de l'eauc haude, du savon et des brosses. Après une toilette sommaire, elle allac hercher pour chacun un pantalon civil, une veste, des chaussettes et desp antoufles. Cette femme fut très bonne pour nous, bien que l'on ne puisseco mmuniquer oralement. Comme on se sentait bien d'avoir enfin les piedsa u chaud et au sec! Puis la femme nous donna encore du café chaud, duc ognac et du pain beurré.J e me rendis avec mes haillons auprès de l'adjudant de compagnie, pourl ui demander de nouveaux effets. Il me donna une attestation pour lef ourrier. Je pus percevoir un pantalon, une vareuse, des bottes et un bonnett out neufs. Je me fis raser et couper les cheveux, avant de retourner chez mal ogeuse. La femme me reconnut à peine.On passa la soirée dans la pièce principale. Puis le mari revint à la maison.Il ne sembla pas du tout se réjouir de nous voir et il nous contempla avec lamine la plus inamicale du monde. Je dis alors, montrant du doigt: «Alsaciens» , mais il ne le crut pas. On lui montra alors notre carnet de solde, dansl equel notre domicile était mentionné. Il devint alors un peu plus amical.Par la suite je lui donnai plusieurs cigares: sa résistance se brisa et il alla même chercher une bouteille de vin. Comme on était très fatigués, on lui fit c omprendre qu'on aimerait dormir. On se serait contentés d'une botte depaille, mais le couple nous fit monter à l'étage et la femme nous indiqua un bon lit dans une chambre accueillante. Quelle joie de dormir dans des draps, moi qui n'avais passé qu'une seule nuit dans un lit en presque quatre mois! On s 'endormit très vite. Maisbientôt, je me réveillai avec l'impression d 'avoir des centaines de fourmis surmes pieds , restés froids et mouillés des semaines durant, et qui s'étaientenfin réchauffés . Il m'était impossible de les tenir tranquilles; ils suèrentt ellement que le drap à cet endroit devint trempé. Je pus finalement m'endormir.On passa deux semaines dans cette famille, avec laquelle on s 'entendaitmieux de jour en jour . On mangeait ensemble, et plus d'un lapin en fut lavictime ... On les dédommageait en leur amenant des chemises neuves, dessous-vêtements, des chaussures à lacets, des quantités de cigares et de tabac ... Tout cela nous était distribué à profusion à cette époque. On n 'avait pas grand-chose à faire, si ce n'est monter la garde. Une fois, jefus affecté à la garde d'honneur d'un prince de Hohenzollern qui habitait dans un château. Pour ces oiseaux-là, la guerre était agréable! Ils se placardaient des tas de décorations sur la poitrine sans jamais entendre siffler la moindre balle, ils mangeaient, buvaient à profusion , et couraientles filles. En plus , ils touchaient un salaire élevé, alors que le simple soldatmenait une vie de chien pour cinquante pfennigs de solde. 56 Un autre jour, on se retrouva de garde, assignés à la protection d'un por t.Le poste de garde se trouvait dans une maison de passe. Je n'aurais jamais cru auparavant que des femmes puissent tomber si bas. Il est vrai que, de toute façon, dans cette région, beaucoup de filles et de femmes menaient une vie dissolue et bientôt les hôpitaux se remplirent de soldats atteints de maladies vénériennes. On reçut de nouveaux éléments de relève venus d'Allemagne; la plupart avaient moins de vingt ans. Et cela recommença: en avant vers le front! C'est avec regret que l'on prit congé des braves gens qui nous avaient hébergés. On fut affectés à une position plus agréable, avec des Français en face de nous, à huit cents mètres de distance. Le village de Vermelles se trouvait juste derrière les positions françaises. La ville de Béthune était en retrait. Bien que cette ville ait été soumise aux tirs d'artillerie allemands, on continuait à travailler dans les mines, comme on pouvait le voir à la fumée. On passa trois jours dans la tranchée en 1re ligne, trois jours en réserve dans une cité ouvrière à environ un kilomètre du front, puis trois jours au repos cinq kilomètres plus en arrière, dans le village de Vendin-le-Vieil. Nous avons été violemment bombardés à plusieurs reprises et déplorions déjà quelques pertes. Mis en réserve, on dut travailler toutes les nuits à creuser des positions et des boyaux de communication. Dans cette région, les forêts étaient inexistantes, et, faute de bois, il était impossible de construire le moindre abri; on vécut dans des tranchées à ciel ouvert, exposés aux rigueurs de l'hiver. Notre position passait tout près d'une mine de charbon, du nom de «Fosse 8» avec, à proximité, une cité ouvrière faite de maisons belles et coquettes. Pour faire du feu, on trouvait des quantités de charbon, mais on manquait de bois. Aussi les fenêtres, puis les portes, les meubles, les planchers, les poutres des charpentes, en un mot tout ce qui pouvait brûler fut enlevé des maisons pour alimenter les feux. Très vite, seuls les murs nus restèrent debout. Nos artilleurs avaient installé leur poste d'observation en haut de la cheminée de la cokerie. Les Français eurent tôt fait de s'en apercevoir et ne cessèrent leurs tirs d'artillerie que lorsque la cheminée fut abattue. Ils entamèrent alors la construction d'une tranchée à proximité de nos positions. Avec deux autres, je fus détaché auprès de l'artillerie pour apprendre à utiliser un canon d'assez petit calibre, pris aux Belges. Notre instruction dura trois jours. Les artil leurs mirent le canon en batterie dans unegravière , à environ deux cents mètres derrière nos tranchées d'infanterie; letube dépassait un peu de la surface du sol , mais on le camoufla du mieuxpossib le. Le jour suivant, on dut commencer à tirer sur les tranchéesfrançaises . On plaça le premier coup juste à côté. L'obus, d'un vieux modèle,était remp li d'une poudre qui dégageait beaucoup de fumée et, lorsque lecoup part it, un gigantesque nuage signala notre position. A peine venions57 nous de tirer un autre coup, qui cette fois-ci fit mouche dans la tranchée française, que l'on entendit siffler vers nous un obus français. Il s'écrasa à une centaine de mètres derrière nous. Mais d'autres obus se mirent à pleuvoir. On s'enfuit au fond de la gravière, se réfugiant à l'abri d'un haut mur. Notre canon, touché à plusieurs reprises, fut projeté au fond de la gravière, pulvérisé. On resta jusqu'au soir dans cet abri, puis on retourna à notre compagnie, pour reprendre notre service d'infanterie. Notre carrière d'artilleurs n'avait pas duré longtemps ... Durant ces journées, Théophile Lidy, de Strueth, mourut. Avec Zanger, je me rendis souvent devant sa tombe, au cimetière du village de Huluch. Fraîchement débarqués avec les nouvelles troupes de réserve, Théophil Walter, de Strueth, et Joseph Walch, de Mertzen, furent affectés à mon régiment
Noël de guerre, 1914
Puis vint Noël, le premier Noël de guerre. Notre compagnie passa la fête " à Vendin-le-Vieil. Des quantités de cadeaux étaient arrivés. Comme Zanger,Gautherat, de Menglat, et moi -même ne pouvions plus communiquer avecnotre village, et donc ne pouvions pas recevoir de colis, le chef de compagnie nous donna quelques présents supplémentaires. On reçut également un gros paquet offert par une riche industrielle de Mannheim, qui avait voulu faire plaisir aux soldats coupés de leur pays natal . On couvrit une tableentière de chocolat, de brioches au sucre, de bonbons, de cigarettes, de saucissons, de sardines à l 'huile, de pipes, de bretelles, d'écharpes, de gants,etc. Je distribuai du chocolat et des bonbons aux enfants rencontrés dans la rue. Bientôt ils me connurent tous, et dès que j'allais quelque part ils arrivaient en courant pour me demander des friandises. Mais je ne pus leur en donner que le temps que durèrent mes provisions. On reçut bientôt l 'ordre de se remettre en marche, en direction des hautsde Lorette, à environ douze kilomètres à l'ouest. Durant cette marche, on traversa la ville de Lens et, à la tombée de la nuit, les villages de Louchez, Ablain et Saint-Nazareth , qui se trouvaient tous trois sous le feu del 'artillerie française. On creusa des tranchées dans les broussailles descoteaux qui bordaient Lorette: au-dessus de nous on apercevait les ruines bombardées de Notre-Dame de Lorette. Les chasseurs alpins français avaient installé leurs tranchées sur la crête d'en face. Comme notre position formait une courbe , on fut très vite bombardés de côté par de l'artillerie de groscalibre . Ces gros obus explosèrent de plein fouet, de tous les côtés. Un trouoccupé par quatre hommes reçut un tir au but. Les corps déchiquetés des malheureux furent projetés en tous sens . Il était impossible de fuir, car dèsqu'un de nous se montrait, les chasseurs alpins le descendaient aussitôt .C'est là que je perdis un de mes bons camarades, du nom de Sand. Alors qu'une nuit la neige tombait, je fus envoyé en patrouille sur la colline, sous la conduite du sergent Hutt. On avait revêtu des chemises blanches par-dessus nos uniformes, pour passer inaperçus dans la neige. Aujourd'hui encore j'ignore ce que l'on nous envoyait chercher là-haut: c'était de la pure folie. On nous remarqua bientôt, et quelques balles 59sifflèrent à nos oreilles. Un homme fut atteint en pleine poitrin e. Onredescendit la colline à toute allure , pour rejoindre notre position. Lesergent Hutt fit un rapport fantaisiste et reçut la croix de fer . Trois joursplus tard, notre compagnie fut envoyée dans ce que l'on appelait le « châteaud'eau », une grande bâtisse autour de laquelle coulait un cours d'eau.Personne ne d evait se montrer, car on se trouvait à portée de fusil del'infanterie française . Tous se réfugièrent dans les caves voûtées. On entenditsur nos têtes un déferlement et un grondement terribles, et l'entrée de la cave fut obstruée par les poutres et des gravats qui s'étaient effondrés. Après des heures d'efforts, on réussit à sortir un à un en rampant. J'appris alors que le 111" régiment d'infanterie se trouvait à côté de nous, sur la gauche. Le réserviste Emile Schwarzentruber, de mon village natal, se trouvait dans la 11 e compagnie de ce régiment. Je décidai aussitôt d'aller levoir, espérant avoir des nouvelles du pays; cela faisait plusieurs mois que je n'avais rien re çu de là-bas.Je me rendis au village de Saint-Nazareth et rencontrai des soldats du 111° qui me dirent que la 11 1° compagnie se trouvait en position sur leshauteurs. Ils me firent une description du chemin à prendre, et je me mis à sa recherche. Je me trouvai bientôt dans le boyau montant à la position.Comme la neige était en train de fondre, des masses de boue dévalaient le boyau. Je continuai mon chemin malgré tout, pataugeant dans la nuit noire ,et parvins enfin à bon port . Je demandai à un guetteur où se trouvait moncamarade. Il ne put pas me renseigner . Je posai la question à un autre, quim'indiqua le groupe auquel il était affecté. Là, on répondit avec détours à mes questions, mais je ne fus pas dupe. Je pris congé et me remis en route. Quelqu'un me rejoignit en courant; c'était un Alsacien. Il me demanda si j'étais un bon camarade d'Emile. Comme je lui répondis que oui, il m'annonça qu'Emile avait déserté deux jours plus tôt. Je repris donc le chemin d'Ablain, vers ma compagnie. A mon arrivée, je dus aider à enterrer les morts. Une triste besogne, surtout que l'on ne savait jamais quand allait venir notre tour. On resta environ dix jour s sur les hauteurs de Lorette. Puis on reçutl 'ordre de retourner à notre ancien cantonnement, à Vendin-le-Vieil. Pourma part , commeje m'étais foulé le pied, je partis avant les autres dans unevoiture à bagages . On savait que la route près de Souchez était continuellementbombardée la nuit, aussi on fit cette partie de chemin au galop et, avec beaucoup de chance, on en réchappa. Dès mon arrivée à Vendin-le-Vieil . jefis du feu pour réchauffer la pièce et préparai du café pour mes camarades. Le soir suivant, lors de la di stribution du courrier, je reçus une lettre demes parents. Comme je ne savais pa s s'ils étaient toujours à la maison, jedécachetai rapidement la lettre et lus : « Saint-Ulrich, le Mon cher fils!nous sommes tous en bonne santé et toujours à la maison »Je ne pus allerplus loin; la joie et la nostalgie me firent venir les larmes aux yeux, m'empêchant de continuer ma lecture. Je sortis de la maison, car j'avais 60 honte de pleurer devant mes camarades. Je me calmai bientôt et pus terminer de lire ma lettre . Elle n'était porteuse que de bonnes nouvelles, etj'étais à présent rassuré quant au sort des miens. On resta quelques jours à Vendin-le-Vieil, puis on reçut l'ordre de se mettre en marche vers un secteur d'où le grondement du canon tonnait sans cesse. On arriva de nuit dans le village d 'Auchi, presque entièrement enruine, pour parvenir en première ligne à travers un boyau, en partie démoli par les tirs. Vers le lever du our, notre artillerie et nos mortiers ouvrirent un feu terrible sur les tranchées qu'occupaient des Anglais. On dut partir à l 'assaut. A peine étions-nous sortis de nos tranchées que les Anglais nousaccueillirent avec des tirs très violents. Malgré de lourdes pertes, on put conquérir deux tranchées anglaises très proches l'une de l'autre. Les Anglais qui voulurent prendre la fuite dans les boyaux de communication furent presque tous abattus. On attaqua une troisième tranchée. Mais dans celle -ci les Anglais se tenaient au coude à coude et nous repoussèrent. Touteune rangée de morts et de blessés s'accumula bientôt devant leur tranchée ,et le reste des compagnies courut se réfugier dans la deu xième tranchée.C'est là que fut tué Théophil Walter , de Strueth.C'était une vision horrible; les morts, les blessés gisaient partout, Allemands et Anglais pêle-mêle, et le sang ruisselait encore de leurs blessures. En regardant dans les tranchées, on ne voyait qu'un entrelacs de jambes gainées de bandes molletières et de mains crispées, brandies vers le ciel. Le sol de ces tranchées était complètement recouvert de morts. On dut enterrer ceux qui se trouvaient dans nos positions. On enleva un peu de terre près du mur du fond de la tranchée; on coucha les morts et on les recouvrit de terre. Comme il n'y avait aucune possibilité de s 'asseoir dans les tranchées, cespetits monticules nous servirent de sièges. Puis il recommença à pleuvoir. Les tranchées se remplirent bientôt d'eau et de boue et, bientôt, on fut si sales que seul le blanc de nos yeux restait visible. Je fus envoyé chercher des munitions ;je vis partout, sortant de terre, des bouts de bottes, des mains crispées et aussi des cheveux collés par la saleté. C'était une vision épouvantable, qui me poussa presque au désespoir. J'étais tellement dégoûté de tout que je n'attendais plus rien de la vie. Les combats duraient depuis octobre à cet endroit et les morts de cette époque se trouvaient encore sur le terrain, entre les tranchées, car il était impossible de les enterrer. ' Un peu à droite de ma meurtrière gisait un soldat allemand, couché sur leventre, la tête tournée vers moi; son casque était tombé lorsqu'il avait été abattu ; sa peau et ses cheveux avaient disparu sous l'effet de la putréfaction,et sur une surface large comme la main, on pouvait voir sa boîte crânienne qui avait été délavée par la pluie et le soleil . Dans une main, iltenait encore son fusil rouillé, baïonnette au canon; la chair de ses doigts avait pourri et les os apparaissaient. C 'était surtout la nuit que je ressentaisune impression bizarre , en voyant ce crâne blanc devant moi. A cause des61 b alles tirées sans arrêt, surtout de nuit, ce corps était transpercé comme unep assoire.La nuit suivante , le 26janvier 1915, on se déplaça de quatre cents mètress ur la droite, derrière ce que l'on nommait Prellbock. Nous nous trouvionsc ontre un talus de chemin de fer et tirions sur les tranchées anglaises pardessusles rails. Leur artillerie commença bientôt à nous bombarder. On se b aissa derrière le talus. Soit les obus explosaient sur les voies, soit ils nousf rôlaient et éclataient dans les champs. La nuit d'après, on prit position deuxc ents mètres vers la gauche. Juste devant nos tranchées, il y avait des tas deb riques, aussi hauts que des maisons. Une briqueterie à présent détruiteav ait existé à cet endroit. Les Anglais escaladaient ces tas de briques à lat ombée du jour et, dès qu'ils voyaient l'un de nous dans la tranchée, ilsl 'abattaient.Un soir, on se tenait dans la tranchée, Zanger, moi et notre camarade K nopf, en train de discuter. Zanger et moi nous tenions à l'abri derrière lam eurtrière, tandis que Knopf était adossé au mur du fond de la tranchée.S oudain, un coup partit des tas de briques; de la terre fut projetée derrièrel a tête de notre camarade; il s'affaissa en poussant un râle, le frontt ranspercé. Il fut évacué, mais mourut dans l'ambulance. Il fut enterré auci metière du village de Douvrin.Des deux cent quatre-vingts hommes que comptait la compagnie lorsqu'elle partit au front, nous n'étions plus que cinq à avoir vécu la guerre sans i nterruption. Il fallait ajouter à cela les pertes de plusieurs centainesd 'hommes provenant des détachements qui nous avaient été affectés enc ours de campagne. Lors d'un assaut contre une tranchée anglaise avancée,Zanger fut blessé au front par une grenade et évacué vers l'arrière. Il m 'écrivit bientôt qu'il se trouvait dans un hôpital de la ville de Douai. Dansl a compagnie, on nous appelait ({les deux inséparables». Maintenant qu'iln 'était plus là, tout me dégoûtait encore plus, et je me demandais par quelm oyenje pourrais bien échapper à cette vie de chien. Un de mes camarades,u n Badois du nom de Benz, en avait également sa claque, et on se demandaitc e que l'on pourrait bien faire. Tout d'un coup, Benz dit: << Ça y est! » Il sortits on dentier de sa bouche et l'enfonça dans la boue avec sa botte. «Voilà! etm aintenant je me porte malade pour des douleurs à l'estomac et je mer etrouve à l'hôpital, à l'arrière", me dit-il.Il me vint alors à l'esprit que j'avais plusieurs mauvaises dents; bien que n e ressentant aucune douleur, je mis mon écharpe raide de crasse autour dem a tête et me rendis chez le commandant de compagnie pour me porterm alade, prétendument pour de terribles maux de dents. Benz arriva luia ussi avec son affaire. Le chef de compagnie nous dit qu'il ne pouvait pasn ous laisser partir, car il avait reçu l'ordre de garder le plus de soldatspossible dans la tranchée, même les moins valides; on redoutait en effet une at taque anglaise. Il refusa, malgré nos prières, de nous faire une attestationet, sans attestation du commandant de compagnie, on ne pouvait pas aller62 très loin. On retourna à nos postes. Les Anglais tiraient sans cesse avec de petits mortiers dans notre tranchée. On dut évacuer la tranchée la plus avancée, car elle ne se trouvait qu'à seize mètres d'une de leurs positions. Il nous envoyaient aussi des grenades à main. Benz et moi avons alors décidé de partir, sans attestation. On passa notre havresac et après avoir pris nos fusils, on se glissa vers le boyau conduisant à l'arrière. Dans la boue de celui-ci gisaient plusieurs morts, tombés durant une corvée de munitions. On les évita et on arriva quatre cents mètres plus loin à la fin du boyau, sur la route, entre deux maisons du village d'Auchi. En voulant passer le coin, on tomba sur un gendarme qui nous demanda nos papiers. Malgré toutes nos explications, il refusa de nous laisser passer et nous renvoya à notre compagnie, à l'avant. Retour dans le boyau; après environ cinquante mètres, on grimpa hors de la tranchée, pour rejoindre la route en courant à l'abri de quelques maisons. Les Anglais, qui nous virent, tirèrent quelques coups de feu, mais heureusement sans nous toucher. On se mit à la recherche du médecin de bataillon qui se tenait dans une cave. Comme on n'avait pas d'attestation, il nous traita de « tire-au-flanc» et nous expulsa. On alla alors voir le médecin du régiment, qui habitait lui aussi dans une cave, D'entrée, il nous demanda: « Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? . Je lui dis que j'avais très mal aux dents. Ilregarda l 'intérieur de ma bouche et lorsqu'il vit mes mauvaises dents, il mefit aussitôt un bulletin d'admission pour l'hôpital de campagne n ° 2, à Douai,station dentaire. Mon camarade Benz eut la même chance, et on put déguerpir tous les deux. On était les plus heureux du monde d'avoir échappé pour quelque temps à la vie des tranchées. Nous avons pris le train à Hénin- Liétard à destination de Douai. Je me rendis aussitôt à l'hôpital, où on m'arracha deux dents. Durant trois jours, on m'enleva chaque jour deux dents. La douleur n'était pas mince, car l'opération était pratiquée sans anesthésie. Comme on avait le droit de sortir, je rendis visite à Zanger, qui se trouvait dans un autre hôpital. Sa blessure au front était en bonne voie de guérison. On était loin de penser en se quittant qu'on allait attendre deux ans pour se revoir. Je sortis de l'hôpital trois jours plus tard et dus me présenter à la caserne de cuirassiers. Là, tous ceux qui quittaient l'hôpital passaient une nouvelle visite médicale et étaient renvoyés au front ou partaient pour l'Allemagne. Le médecin me découvrit un gros catarrhe et de l'emphysème pulmonaire dus à des refroidissements. Je fus envoyé au bataillon de réserve du 112"RI qui se trouvait à Donaueschingen, dans le pays de Bade. J'étais ravi de pouvoir quitter le front! En même temps je m'en voulais un peu d'abandonner mon
camarade Zanger
Envoyé à l'arrière, février 1915 Je me rendis aussitôt à la gare de Douai et pris un train sanitaire qui t raversa la Belgique jusqu'à Aix-la-Chapelle. Là, on nous fit descendre;nous reçûmes à manger, puis je pris un train de passagers jusqu'à Cologne .J'y passai la journée, visitant la ville et les bords du Rhin : Puis je pris unt rain rapide, et descendis la magnifique vallée du Rhin, en 1er classe s'il vousplaît! Un monsieur qui se trouvait dans le même compartiment m 'expliquaittout et me montrait les plus beaux endroits, notamment le puissant monument de Niederwald, la forteresse d' Ehrenbreitstein, perchée sur la m ontagne, le rocher de la Lorelei, le confluent de la Moselle et du Rhin, lemo nument de Blücher à Kaub. Bien que l'on ait été en hiver, ce fut un bienbeau voyage . La vallée du Rhin, de Mayence à Cologne, doit être un des plusbeaux endroits du monde. Je repris un rapide en direction d' Offenbourg, dans le pays de Bade, où j' arrivai à la tombée dujour. Je dus passer la nuit à la gare d' Offenbourg, carle dernier train pour Donaueschingen était déjà parti. Le lendemain matin, j e pris la première rame pour Donaueschingen, et me présentai au bataillonde réserve , qui était cantonné dans des baraquements. Je rencontrai bientôtplusieurs camarades de ma compagnie qui avaient été complètement estropiés au front et qui, guéris à présent, attendaient leur libération. Notre capitaine était là aussi, et il s'entretint assez longtemps avec moi. Le jour suivant, je me portai malade et fus envoyé à .l'hôpital Saint- Charles. Des sœurs catholiques s'occupèrent de moi et de beaucoup d'autres; elles étaient très aimables , très bonnes pour nous. Je me plus beaucoup danscet endroit et n'avais qu'un désir, pouvoir y rester très longtemps. Mais la s inécure se termina très vite car le cinquième jour de mon séjour, l'ordre futdonné à tous les Alsaciens du 112"de se rendre à Fribourg au bataillon de réserve du 113e régiment d'infanterie. Je dus prendre congé des bravess œurs.On descendit en train le long de la vallée de l'Enfer, en direction de Fribourg. En cours de route, les Alsaciens vitupéraient violemment contre les Prussiens , et l'on entendit bien des expressions dont le ton n'était guèrepatriotique. A Fribourg, on fut cantonnés dans un hangar d'usine de la Wasserstrasse. On passa la nuit à même le sol sur des paillasses. Je me 64 portai aussitôt malade. Quelques jeunes médecins s'affairèrent autour de moi en m'écoutant, et je fus finalement jugé bon pour le service. J'avais passé en tout sept jours à Fribourg. r Un soir, le service fini, on se retrouva à quelques Alsaciens autour d'une table. C'étaient tous de jeunes soldats, qui n'avaient pas encore connu le feu. Ils me demandèrent de raconter quelques-uns des épisodes que j'avais vécus. Je leur racontai, entre autres, les événements du 26 août, l'ordre du général Stenger de ne pas faire de prisonniers français et de les tuer tous; je leur dis aussi comment j 'avais vu des blessés français se faire tuer, etc.Tout d'un coup, le secrétaire de la compagnie entra dans la salle et cria: «Richert doit se présenter au secrétariat! » Je ne savais pas pourquoi, maisj'allais très vite comprendre .L'adjudant de compagnie me reçut en disant : «Alors, il paraît que voussavez raconter de belles histoires? Qu'est-ce que vous venez de raconter aux hommes ?» Je lui répondis que je leur avais parlé de ce que j'avais vécu à laguerre. Il commença alors à me prendre à partie: «Quoi, vous voulez dire qu'un général allemand aurait donné l'ordre d'achever des blessés français ! Je lui dis: «Mon adjudant, cet ordre a été effectivement donné auniveau de la brigade, le 26 août 1914 , et le général Stenger commandaitnotre brigade . » L'adjudant se mit alors à hurler: « Retirez tout de suite cetteaffirmation, ou bien vous en subirez les conséquences !» Je lui répondis ;« Je ne peux pas retirer mon affirmation, puisqu'elle repose sur la pure vérité. » «Très bien, disparaissez, on va s'occuper de vous !» hurla alors le sous officier.Et je partis. Au programme de l'après-midi suivant, il y avait une marche dans les montagnes de la Forêt-Noire, avec sur le dos le sac en ordre de campagne. La compagnie était déjà rassemblée sur la Wasserstrasse. C'est alors que je fus rappelé au secrétariat. Le sévère capitaine de notre compagnie m'y attendait. Ses yeux brillaient comme ceux d'une bête sauvage traquée. « Espèce de sale porc ignoble! Vous affirmez qu'un général allemand aurait donné l'ordre de tuer des blessés ennemis, pas vrai?» C'est ainsi qu'il me reçut. Je me tenais raide devant lui, et je lui répondis sans sourciller, le regardant droit dans les yeux: « Oui, mon capitaine! » Furieux, il me prit alors à partie en criant: «Espèce de sale traître à la patrie! Même devant moi vous osez confirmer ce que vous avez dit. Espèce de cochon, espèce de chameau, espèce de rhinocéros! » Suivirent alors les noms de probablement tous les animaux sauvages et quelques autres bêtes domestiques; et cette litanie se termina lorsqu'il me dit: «Allez au diable, espèce de chien, espèce de damné !» Je fis demi-tour et allai rejoindre la compagnie prête à partir. On se mit en marche. Alors que l'on grimpait une route de montagne, le capitaine, qui jusqu'alors avait suivi la compagnie à cheval, remonta les rangs jusqu'à l'avant. Je remarquai bientôt qu'il me cherchait. Et effectivement, il dit en me voyant: «Eh, vous, espèce de rustre, venez donc un peu ici !» Je sortis des rangs et me mis au garde-à-vous devant lui. « Allez 65 montrez un peu votre sac, pour voir! » C'est ce que je fis, mais il ne manquait absolument rien dedans. Il me dit alors: «Ne vous en faites pas, je vous aurai l» puis il lança son cheval pour rejoindre la compagnie. Je remballai mes affaires avant de grimper la côte au pas de course pour réintégrer les rangs. Le lendemain matin, lors du rassemblement, l'adjudant me fit sortir des rangs et m'expédia au quartier. Là, personne ne s'occupa de moi et je ne savais pas vraiment ce que tout cela signifiait. Le jour suivant, un sousofficier accompagné de deux hommes pénétra dans la pièce où je me trouvais; ils me cherchaient. Je m'avançai. «Venez avec nous! » « Oui, dis-je, tout de suite, je mets juste mes breloques. » «C'est pas la peine, me dit-il, vous êtes aux arrêts.. Je ne fus pas surpris du tout et le suivis. On tràversa plusieurs rues. Les deux soldats en armes m'encadraient à droite et à gauche, et le sous-officier marchait derrière moi. Beaucoup de passants s'arrêtèrent et nous suivirent du regard, et je les entendis dire plusieurs fois, à mi-voix: «Un espion. » C'est ainsi que l'on arriva à la caserne du 113" RI. On dut longtemps attendre dans un corridor. Puis j'entendis quelqu'un appeler d'une pièce pour me donner l'ordre d'entrer. Un commandant était. assis là, avec un secrétaire. Le commandant me contempla longuement; m'examinant de haut en bas. Je me tenais au garde-à-vous, le regardant droit dans les yeux, sans me gêner. Puis l'interrogatoire commença. Nom, compagnie, lieu de naissance, parents, mon père avait-il servi dans l'armée allemande, etc. Je répondis à toutes les questions. «Bon, maintenant venons-en à l'essentiel », me dit-il. Vous avez fait une affirmation monstrueuse concernant un ordre de votre général de brigade, le général Stenger. Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?Racontez-moi plus précisément ce qui s'est passé. » Je me mis donc à raconter au commandant le déroulement de toute l'histoire, citant aussi, comme éventuels témoins, les noms de plusieurs camarades combattant à la compagnie. Le secrétaire prit tout en notes. Puis le commandant écrivit quelques lignes sur une feuille qu'il donna au sous officier qui m'avait accompagné, lui disant de transmettre à la compagnie. Le commandant me dit ensuite: «Vous pouvez partir.» Et on retourna à la compagnie. Tout le monde fut bientôt au courant: «Richert est de retour. » Le jour suivant, on procéda à la sélection d'une unité pour le front. Bien sûr, je fus mis sur les rangs, bien que je ne fusse pas très vaillant. Lors de la visite médicale, on me plaça en premier, et lorsque le médecin voulut m'examiner, j'entendis l'adjudant qui se trouvait à ses côtés dire: «C'est Richert.» Le médecin dit alors aussitôt «B.S., bon pour le service. » J'étais bien puni, car plutôt que de retourner au combat, je serais très volontiers allé en prison. Mais que pouvais-je faire? Comme des milliers d'autres, je n'étais qu'un instrument sans volonté du militarisme allemand. On fut entièrement habillés de neuf, et comme on devait prendre le train à cinq heures du matin, on nous donna quartier libre jusqu'à onze heures du soir. Tout le monde alla dans les auberges alentour. Sans contact avec ma famille, l'état de mon porte-monnaie n'était guère reluisant. Je possédais en 66 tout et pour tout cinq marks. Je convertis la moitié de cette somme en bière. Les jeunes soldats chantèrent des chansons où il était question d'intrépidité et firent de grandes phrases décrivant la manière dont ils allaient pulvériser l'ennemi. Je me disais: «Attendez seulement, cette fanfaronnade va bientôt vous passer !» Puis j'allai me coucher sur ma paillasse, à moitié ivre. La pensée des futurs campements de nuit sur le terrain, en
plein hiver, me fit 67
Retour au front: dans la neige des Carpathes mars 1915
Le lendemain matin, on se rendit à la gare à mille deux cents hommes dont u ne moitié d'Alsaciens et une moitié de Badois. A Karlsruhe, dans unec aserne, on nous donna nos fusils. Puis on regagna la gare dans -la nuit.L 'ambiance n'était pas très bonne parmi les Alsaciens. Comme une femmen ous demandait: «Mais où allez-vous donc ?» un Mulhousien lui répondit:« On va à l'abattoir, nom de Dieu !»Avant notre départ, pour nous donner du courage, le grand-duc de Bade- W urtemberg nous fit un discours. Il nous dit que nous étions envoyés dansl es Carpathes et que nous allions, unis avec nos camarades autrichiens,c hasser les Russes d'Autriche. Je me dis en moi-même que c'était facile àd ire lorsqu'on était planqué loin du front. _.Puis on continua, roulant dans des wagons de troisième classe, à six par c ompartiment. De Karlsruhe, on se dirigea vers Mannheim, Heidelberg, àt ravers la belle vallée du Neckar. Dans la ville bavaroise de Wurtzburg, onr eçut du café, de la saucisse, du pain et du beurre. Puis on continua à traversl e Jura de Franconie enneigé, le Fichtelgebirge par Hof en direction de laS axe; on passa par Chemnitz, Freiberg, pour atteindre Dresde. Le voyageé tait très intéressant. Assis près de la fenêtre, je regardais passer lesr égions qui défilaient, fumant cigarette sur cigarette.Notre train resta immobilité à Dresde jusqu'au matin . Puis on repartit et, lorsque je me réveillai, on se trouvait déjà en Bohême autrichienne. En s uivant la vallée de l'Elbe, on arriva à Prague, la capitale de Bohême. Là, onreçut de nouveau à manger. Les habitants de Prague nous regardaient de manière hostile; ils étaient aussi peu amis des Allemands que des Autri chiens.On traversa la jolie ville de Brünn pour arriver à Vienne, la capitale autrichienne , où l'on nous servit un nouveau repas. On dut se rassembler endeux détachements: au son d 'une fanfare, une grande-duchesse autrichiennenous distribua des images avec sa photo. Tout ce tralala me laissait indifférent car je détestais ce genre de cérémonies. Après avoir quitté Vienne, on longea le magnifique Danube, passant par Bratislava pour rejoindre Budapest, la capitale de la Hongrie. La vallée du Danube, entre Vienne et Budapest, est très belle et intéressante à voir. Une foule de 68 paquebots animaient le fleuve , et partout la population nous acclamait encriant: «Heil und Sieg» (sains et saufs et vainqueurs!). On recevait desprésents à chaque arrêt, surtout du tabac. Après Budapest, on roula deuxjours dans la grande plaine hongroise. Je ne vis pas une seule colline de plus de dix mètres de haut. Tout était plat comme un des sus-de-table. Et partoutla même image: des villages , quelques grosses fermes isolées, toutes lesmaisons peintes en blanc et couvertes de chaume, et, à proximité, le balancier des puits . Parfois cela changeait un peu et on voyait des moulinsà vent. A plusieurs reprises, je vis des hordes de cerfs fortes parfois de dix bêtes, debout ou couchés dans les champ s. Le grand fleuve de la région, la Theiss,était en crue et ses eaux recouvraient d'immenses étendues. , A Debreczin, on reçut de nouveau à manger: de la soupe, de la viande rôtieet des pommes de terre en sauce . Mais il nous fut presque impossible demanger; tout était trop épicé par le poivre rouge , le paprika que l'on aimetant en Hongrie. On avait l'impression d 'avoir la bouche et la gorge en feu.On repartit en direction de Tokay. Aussi loin que portait la vue , tout était planté des vignes qui donnent cefameux vin connu dans le monde entier . On vit en Hongrie un très grandnombre de jolies jeunes filles brunes . Elles portaient des tabliers de couleur,de courtes jupettes et des bottes de hu ssard leur arrivant au genou. Elles nousenvoyèrent de la main des quantités de baisers , auxquels naturellement nousrépondîme s avec empressement. Lorsque le train ralentissait, des enfantstziganes arrivaient en masse pour mendier un peu de pain. On s'amusait de les voir se chamailler pour les quelques morceaux qu 'on leur jetait.On découvrit aussi de tout autres races de bovins et de cochons ; les boeufsadultes avaient des cornes importante s, d'au moins un mètre cinquanted'envergure . On vit des cochons couverts de laine, et qui ressemblaient entout point à nos mouton s. On arriva alors dans la ville de Muncaks, au pieddes Carpathes. C'est là que l'on descendit du train , raides et fourbus d'êtrerestés si longtemps assis. Notre voyage avait duré six jours et six nuits!Lorsque nos jeunes soldats virent ces hautes montagnes couvertes de neige , toutes pétrifiées de froid, une grande partie de leur enthousiasmedisparut. Je pensai avec mélancolie à tous ceux que j 'aimais, là-bas à lamai son, et qui se trouvaient à présent à trois mille six cents kilomètres. Esteeque je les reverrais encore , ou trouverais-je la mort dans ce grand massif,là , devant moi?On passa la nuit suivante à Muncaks, dans des dor toirs. Le lendemain, onreprit le train qui nous mena huit kilomètre s à l'intérieur des montagnes,jusqu 'au village de Volocs. On descendit du train pour se diriger vers lesbaraquements où nous allions passer la nuit sui vante. Comme nous n'avionspas de poêle pour nous réchauffer, on fut déjà terriblement gelés durant cette première nuit. L 'agglomération de Volocs se composait de quelquesmisérables cahutes en rondins. De la mousse poussait dans les interstices 69 et les fissures étaient badigeonnées d'argile. Elles avaient des toits de chaume. Je ne pensais pas qu'il fût possible de trouver de telles habitations en Europe. Je ne vis pas un seul habitant. On se mit en route le lendemain matin. Nous avons marché sur une route qui montait en zigzag le long d'une haute montagne. C'est là que je vis des Russes pour la première fois. C'étaient des prisonniers qui travaillaient au bord de la route. Ils étaient grands et forts. Leurs manteaux avaient la couleur de l'argile. Ils portaient sur la tête de hauts bonnets de fourrure. Leurs pieds étaient calés dans de hautes bottes qui leur arrivaient au genou. Au fur et à mesure que l'on montait, la neige tombait de plus en plus fort. On voyait à peine à cinquante mètres. Bientôt, nous ressemblâmes à des bonshommes de neige. Enfin, la route redescendit. Il cessa de neiger et nous avons pu voir, très en contrebas, une vingtaine de maisons miséreuses. Le village s'appelait Verecky (phonétiquement, en dialecte alsacien: je crève). Un soldat donna l'avis suivant: «Verecky, ce n'est pas si sûr que ça !. On continua à marcher pour atteindre un autre village très pauvre. Le nom de celui-ci était inscrit sur une pancarte: Also Verecky. Le même soldat dit alors: «Mais n'y a-t-il donc aucun espoir? Là c'est écrit: Also Verecky (eh bien, je crève). » On ne put s'empêcher de rire malgré toute la gravité de la situation. On fut cantonnés à Also Verecky. Je me rendis avec un camarade à une cuisine roulante autrichienne, et je demandai quelque chose de chaud au cuisinier, qui ne comprenait pas un traître mot d'allemand. Il donna à chacun de nous un gobelet de très bon thé au rhum. Après l'avoir remercié, on se rendit à la cabane qui nous avait été attribuée. Mais celle-ci était tellement bondée que l'on ne put dénicher la moindre petite place. Les cabanes voisines offraient le même spectacle. Je demandai alors à un soldat autrichien qui passait par là s'il ne connaissait pas un gîte pour nous deux. Il nous conseilla de suivre la trace de ses pas, nous disant que l'on arriverait, au bout d'un quart d'heure, à une petite ca bane en arrière d'un bois de sapins. Comme nous n'avions pas envie depasser la nuit dehors dans la neige, on se rendit là-bas. Nous arrivâmes bientôt à destination. J'ouvris la porte et me retrouvai da ns une pièce à laquelle il me fut impossible de donner un nom. C'était à lafois une pièce de séjour, une étable et un garde-manger. J'étais ébahi, toutco mme mon camarade. Un coin était occupé par deux vaches. Leur urine sef rayait un chemin sur le sol argileux jusqu'à la porte d'entrée. Deux enfantsà demi-nus grattaient l'argile mouillé pour se confectionner des petitesb oules qui ressemblaient à nos billes. Une chèvre attachée à un pieu enfoncémê me le sol était couchée à côté des vaches. Nulle part un lit ou une table.Un chevalet était fixé au mur, qui devait servir de lit aux quatre soldatsa utrichiens qui jouaient aux cartes dans un coin. Sous le chevalet, on voyaitl a réserve de pommes de terre.C omme ces gens étaient habillés pauvrement! L'homme portait des bottesdéch irées, et sa chemise pendait sur sa culotte, comme c'était l'habitude70 dans toute cette région. Un manteau sale en peau de mouton était jeté sur ses épaules. La femme avait le même. L'homme portait une énorme barbe et des cheveux mi-longs qu'il cachait à moitié sous un bonnet de fourrure. Bouche bée, nous observions cet étrange spectacle. Ni les soldats ni les propriétaires ne parlaient un mot d'allemand, mais ils nous encouragèrent par signes à prendre place. Je me débarrassai de mon sac pour le poser à côté de l'immense poêle qui servait à la fois d'appareil de chauffage, de cuisinière et de four à pain. Il occupait un bon quart de la pièce. J'enlevai mon casque et le posai sur mon sac. Flatsch! Je sentis en me baissant quelque chose me tomber dans la nuque . En voulant l'essuyer, je constatai avec effroi que mamain et ma nuque étaient maculées par une énorme fiente de poule . Unedizaine de volailles tranquillement installées sur des barres de bois fixées à des poutres. Elles lâchaient leurs excréments sur le sol avec la plus grande indifférence. Quel agréable cantonnement! Mais tout de même préférable à une nuit passée dehors dans la neige .On se fit du café sur le poêle et on mangea un peu de pain de campagne pour l'accompagner. Comme la marche nous avait fatigués, on fit comprendre que l'on aimerait dormir. On nous fit signe de nous coucher sur le chevalet. C'est ce qu'on fit, nous recouvrant de la couverture de laine que chaque soldat avait perçu avant de partir au combat, pour se protéger un peu du froid. Comme il faisait de plus en plus sombre, l'homme sortit du poêle un long éclat de bois, le planta dans le mur entre deux troncs de sapins, et l'alluma; voilà pour l'éclairage. Deux des Autrichiens se couchèrent ensuite à côté de nous; les deux autres allèrent chercher quelques poignées de paille et les posèrent sur le sol; c'était là tout leur couchage. J'étais très curieux de voir où la famille allait bien pouvoir se coucher. Bientôt, le mystère fut éclairci. La femme grimpa sur le fourneau; l'homme lui passa les deux enfants; puis grimpa à son tour. Ensuite, tous s'allongèrent et se couvrirent de leurs peaux de mouton. Il n'y avait aucune trace de couverture ou de dessus -de-lit. Bientôt tout le monde s'endormit paisiblement.Nous autres Allemands, quatre Autrichiens, quatre Ruthènes, deux vaches, une chèvre et les poules . Mais quelqu'un, un ennemi redoutablemême, continua de veiller: les poux. Durant la nuit, je fus réveillé par leurs morsures; mais je ne savais pas qu'il s'agissait de poux, car je n'en avais encore jamais fait l'expérience. On rejoignit notre formation au petit jour. En chemin je sentis des démangeaisons terribles sur la poitrine. Je me mis à me gratter, mais les démangeaisons repartirent de plus belle. Je déboutonnai alors mon manteau, ma vareuse, ma veste, ma chemise et ma finette, et en découvris la cause: trois poux rassasiés se trouvaient sur ma poitrine. Je les pris entre mes ongles, et crac, leur compte fut réglé. Mais les démangeaisons recommencèrent: dans le dos, sur les jambes, et près de certaines parties du corps. Il ne s'agissait en réalité que d'un tout petit prélude à ce quim'attendait 71 Nous avons rejoint notre formation, déjà rassemblée et prête au départ. on pouvait entendre au loin les boum, boum, boum de l'artillerie. Je me mis n route très à contre cœur. Au devant de quoi allions-nous? De la neige, du froid, des nuits passées dehors, du danger de mort! On passa devant plusieurs baraques qui faisaient office d'hôpital de campagne. J'essayai à nouveau de me faire porter malade, et entrai dans la première venue. Elle tait bondée de soldats blessés et à demi-gelés, allemands et autrichiens. Ils a vaient tous le visage d'un jaune grisâtre et étaient très abattus. On voyaità leur allure qu'ils en avaient bavé. Je me présentai devant le médecin. Il medemanda de manière bourrue ce que je pouvais bien vouloir . Je lui dis que jes ouffrais d'une angine et que j'étais très affaibli. Il me rit au nez et me dit:« Dites-moi, mon cher, j'ai l'impression que vous étiez déjà au front et quevous en avez ras-le-bol . Eh bien, dépêchez-vous de sortir d'ici et de rejoindrevotre compagnie! » Que pouvais-je bien faire? Je me mis en route et rejoignisma formation à sa pause suivante .
Nous avons marché toute la journée, tantôt escaladant des montagnes, de traîneaux nous dépassèrent, montant vers le front, chargées de munitions et de vivres. Elles revenaient vides; certains traîneaux ramenaient des blessés. On atteignit à nouveau dans la soirée quelques baraques, où l'on passa la nuit. On voyait qu'un village avait existé le long de la route. Les maisons avaient complètement brûlé et seuls subsistaient les grands poêles et les cheminées. Sur les flancs de coteaux enneigés, on apercevait des réseaux de barbelés qui émergeaient de la neige. Je vis aussi plusieurs baïonnettes. Je demandai alors à un Autrichien qui parlait allemand et qui montait la garde près des baraques ce que tout cela signifiait. Il me raconta qu'on s'était durement battus à cet endroit. Les Russes étaient parvenus jusqu'ici et avaient dû battre en retraite après de durs combats. De nombreux morts gisaient encore sous la neige; mais c'est seulement au printemps, a u moment du dégel, que l'on pourrait les enterrer. A ces paroles lecourage des jeunes soldat s disparut et leurs mines s'allongèrent.On se remit en route le lendemain matin. On escalada une haute montagne. On fit une pause sur le sommet. C'était la frontière entre la Hongrie et la Galicie. De là-haut, on avait une vue magnifique: tout alentour des montagnes et des défilés enneigés, et des coteaux sur lesquels on voyait souvent de magnifiques forêts de sapins. Devant nous, le grondement du canon se faisait de plus en plus distinct. Et on continua à monter la route en lacets. On vit un canon et son attelage au fond d'un profond ravin. Le canon avait probablement dérapé sur la route verglacée, entraînant dans sa chute les chevaux qui le tiraient. Dans la vallée devant nous se trouvait la station terminale des traîneaux. A partir de cet endroit, tout était acheminé au front par des chemins de charge, à dos d'âne. On s'engagea en file indienne sur un tel sentier, qui dessinait des virages le long de la montagne, pour la contourner. Lorsqu'on rencontrait des bêtes 72 de somme, on devait se serrer contre la paroi pour les laisser passer, tant la piste était étroite. On arriva enfin au village de Tucholka. Toujours les mêmes habitations, et parmi elles les habitants sales et vêtus de leur peaux de mouton. Après avoir fait une pause d'une heure environ, on dut se rassembler en deux détachements. Les adjudants de compagnie des 41e et 43e régiments d'infanterie arrivèrent, et on fut répartis dans les compagnies. Je fus affecté avec cinquante autres camarades à la 7e compagnie du 41e régiment d'infanterie. A présent mon adresse était la suivante: Mousquetaire Richert, 7e compagnie, 41e régiment d'infanterie, 1re brigade, 1re division, 1er corps d'armée de l'armée impériale allemande du sud .
Combats et tourments dans les Carpathes, avril 1915
On se mit en route vers le front à la tombée de la nuit, sous la conduite des adj udants. On ne pouvait pas emprunter ce passage de jour, car il se trouvaità portée de canon des Russes. Nous arrivâmes au village d'Orawa, formé d' une vingtaine de huttes et d'une église. L'église était recouverte de tôle, etle clocher était en forme de coupole. La croix sur son sommet avait trois anches, et celle du dessous était en travers; c'était le symbole de la religion grecque catholique. Ce village se trouvait au pied d'une montagne longue de huit kilomètres, haute de mille deux cents mètres. En forme de toit, elle était parfois très abrupte. C'était le mont Zwinin. Les Russes avaient installé leurs positions t out au long du sommet. Les Allemands s'étaient enterrés à peu près deuxce nts mètres en contrebas, environ à mille mètres au-dessus de la vallée. On fut conduits dans ces positions au lever du jour. La couche de neige étaitenviron soixante-dix centimètres, mais dans les creux et les fossés, elle s'était accumulée sur plusieurs mètres. Il était impossible de circuler à flanc de coteau, car les Russes, depuis quelques points avancés, pouvaient arroser le flanc de la montagne à coups de fusils ou de mitrailleuses. On rejoignitenfin notre compagnie. Elle se composait essentiellement de Prussiens orientaux, qui parlaient un dialecte difficilement compréhensible, et de Polonais allemands. Lorsqu'il fit vraiment jour, je vis que tous étaient très amaigris et avaient très mauvaise mine. Ils nous racontèrent comme ils souffraient du froid et nous mirent bien en garde de ne pas sortir la tête hors les tranchées car les Russes, des tireurs d'élite sibériens, abattaient tous ceux qui se montraient. A ce moment-là, à trente mètres devant moi, je vis Allemand sortir de la tranchée pour descendre un peu en contrebas. Pan, pan, pan, quelques coups claquèrent. L'homme leva les bras et s'écroula d ans la neige, où il resta immobile. Ce fut le premier mort de notre troupe de: renfort, un garçon robuste et insolent, qui durant notre voyage en train avait. en entonné cent fois la chanson du Gassenhauer: «La cigogne, c'est un. eau à bec, qui apporte les petits enfants. Mais elle n'est là qu'en été, quis 'en occupe en hiver ?» A présent, ce sot ne chantera plus jamais. Comme jedevais l'apprendre plus tard, il voulait chercher quelques brindilles de sapin p our se chauffer un peu de café.74 Les Prussiens nous racontèrent alors qu'ils avaient déjà attaqué à plusieurs reprises les positions russes, mais qu'ils avaient été refoulés chaque fois avec de lourdes pertes. Leurs morts se trouvaient toujours là-haut, ensevelis sous la neige. L'espace d'un instant, je levai la tête, et je vis plusieurs mains raides et des baïonnettes sortir de la neige. Je vis aussi beaucoup de légers monticules dans la neige, sous lesquels devaient se trouver des cadavres. On ne pouvait chercher la nourriture que durant la nuit. Comme aucune cuisine de campagne ne parvenait jusqu'à nous, tout était préparé dans la vallée, dans des marmites portatives. Avant que les préposés à la nourriture aient gravi les mille mètres, le repas était froid, tout comme le café, et, de fait, on ne mangeait chaud que tous les trois jours.
Lorsque ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture, je me mis à manger m a portion tout de suite dans la vallée. Le pain de campagne était tellementg elé que l'on arrivait à peine à en couper un bout avec un canif. Je mis lem orceau de pain coupé sur ma poitrine, entre ma chemise et mon maillot decorps, pour le réchauffer. Presqu e tous les soldats souffraient de maux de ventre et de diarrhées à las uite de refroidissements. La plupart avaient du sang dans les selles. Onfrôlait l e désespoir, sans autre espérance que la mort, une blessure, desmemb res gelés ou la captivité. Un découragement incroyable régnait parmiles sold ats et on ne tenait que par la contrainte terrible. Le plus dur, c'étaitces nuits glaciales qui n'en finissaient pas. Il n'était pas question de dormir; t ous sautillaient d'une jambe sur l'autre, battaient des bras pour se réchaufferun peu . Parfois les Russes se mettaient à tirer plusieurs salves depuis leshauteurs . Alors la plupart d'entre nous levaient leurs mains au-dessus de laneige , dans l'espoir de se faire blesser pour être renvoyés à l'arrière, àl 'hôpital. Les pieds, les bouts de nez et les oreilles de certains soldatsgelè rent lors de nuits particulièrement froides. On trouva un matin deuxguetteurs morts de froid dans la neige. Une terrible tempête de neige se déchaîna un jour. Ce n'était pas des flocons qui tombaient mais des aiguilles gelées. La tranchée commença à se c ombler, et on dut pelleter sans arrêt pour la dégager. Le froid noustransperçait la moelle et les os , et l'on ne voyait pas à trente pas dans cettetourment e. Cela dura deux jours entiers. Tout trafic avec l'arrière futin terrompu et l'on eut très peu à manger durant quelques jours. Pendanttrois jours, on ne reçut pas de pain, mais des biscuits autrichiens, durs comme la pierre. Puis on eut durant plusieurs jours un pain de trois livres à se partager quotidiennement par groupes de huit hommes. On souffrit beaucoup de la faim, et on eut d'autant plus froid. On reçut un jour du saindoux à tartiner. Notre chef de groupe, le sous officier Will, un brutal Prussien de l'est, s'en réserva aussitôt la moitié qu'il mit dans une boîte en métal. Il voulait qu'on se partage le reste, à huit. Je lui dis alors que cela ne se faisait pas, que l'on devait partager le saindoux en neuf parts égales. Quand, pour couronner le tout, il se mit à m'engueuler, je 75devins t rès méchant et lui dis sans ménagement ma façon de penser. Apartir de ce moment-là, le sous-officier commença à me tracasser dès qu'il le pouva it. Comme j'étais impuissant face à lui, tout cela me déprimait encoreda vantage et je pris la résolution de me blesser moi-même pour enfin quittercet enfer. Je me ficelai une planchette devant la main. Cette planchette devait servir à retenir les débris et la poussière de poudre, pour que le médeci n, en me pansant, ne se rende pas compte que le coup avait été tiré detout p rès. J'avais l'intention de passer à l'acte au moment propice. Je mis enplace l e fusil chargé sur mon genou, tenant ma main et la planchette ficeléesur celle-ci à environ vingt centimètres du bout du canon ;je posai mon poucedroit s ur la détente, serrai les dents et ... ne tirai pourtant pas, le courage memanquant au dernier moment. O n souffrit tous beaucoup des poux, sans savoir d'où ils avaient bien puveni r, Comme le froid nous empêchait de nous déshabiller, ces poux pouvaient se nicher et se nourrir dans nos vêtements sans se gêner. Lorsqueparfois je me grattais sur la poitrine et jusqu'au creux du bras, j'en trouvaisau m oins quatre accrochés à ma main, quand je la ressortais. La compagniefaiblissait chaque jour davantage, car il y avait souvent des blessés et des malade s graves. C'est alors qu'une nuit, nous reçûmes le renfort d'unbataillon du 43" régiment.Le matin venu, on donna l'ordre de l'attaque. Je crus que nos chefs étaientdeve nus fous. Attaquer ... avec des soldats à demi-morts, épuisés. On sortitde la tranchée à dix heures du matin. Auparavant. on avait fait des escaliers à l'aide de nos pelles, A peine étions-nous en vue que d'en haut la fusillade nous ac cueillit, il nous était très difficile de progresser dans l'épaisse couchede n eige. Déjà certains s'écroulaient, touchés. Des blessés légers couraientl a tranchée. Et puis, tout d'un coup, comme si un ordre avait été donné,r egagnèrent la tranchée. Les morts et les blessés graves restèrent ausol; on entendit des plaintes jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'ils meurent. On futenfin relevés la nuit suivante, et on redescendit au village d'Orawa. On étaitresté s seize jours en haut, 'sans être relevés.Qu el bonheur de se retrouver à nouveau dans une pièce chauffée, depou voir enfin s'allonger pour dormir sur un sol sec. Nous avons reçu notresold e le jour suivant. On nous gratifia d'une prime d'un mark par jour, ce quipo rtait notre rémunération journalière à 1,53 mark. On retourna en position après trois jours de repos puis, trois jours plus tard, on fut renvoyés au reposet ainsi de suite. Enfin, un jour, commença le dégel; un vent tiède se mit à souffler sur les montagnes et la neige se mit à fondre; il y eut des massesinc royables de boue dans les tranchées que l'on dut approfondir, car plus lane ige fondait alentour, plus elles se révélaient peu profondes. Avec la fontedes neiges, on vit aussi apparaître les morts entre les positions; et il y enava it beaucoup dans toutes sortes de postures.76
Prise du mont Zwinin, 9 avril 1915
On remonta en ligne avant le lever du jour, le 9 avril 1915. Nous avions reçu le renfort de bataillons du 43" RI. On ne nous avait pas prévenus que nous allions attaquer; mais tout le monde s'en doutait . Arrivés en haut,nous avons dû aussitôt creuser des marches de sortie . L'attaque fut déclenchéeà huit heures précises. « Cette montagne doit être conquise à toutprix! » tel était l'ordre. A peine étions-nous sortis de la tranchée que, là haut,les têtes russes recouvertes de leurs hautes toques de fourrure se montrèrent, nous accueillant d'un feu rapide. Pourtant , tout le mondecontinua à courir et à grimper vers le sommet . On déchargea nos fusils encourant en direction de toutes les têtes russes que l'on pouvait voir . Cela lesinquiéta et ils ne tirèrent plus avec autant de précision .Je m'abritai un moment derrière un petit monticule et, regardant de côté, je vis que les Allemands attaquaient sur toute la longueur de la montagne. Par endroits, ils avaient déjà atteint le sommet. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit parmi tous les cris, tous les ordres. Soudain une mitrailleuse russe commença à nous tirer dessus , de flanc. Beaucoup furenttouchés et tombèrent parmi les morts des précédents assauts. A certains endroits particulièrement raides, ceux qui avaient été touchés dévalaient la pente en roulé-boulé sur une certaine distance. Hors d'haleine, nous sommes enfin parvenus devant la position ennemie .Quelques Russes voulurent encore se défendre et furent achevés à la baïonnette. Les autres levèrent peureusement les mains en l'air ou bien prirent la fuite sur l 'autre versant de la montagne. Il n'y avait pas grand mondedans la tranchée, car beaucoup de Russes étaient occupés à cuire leur petit déjeuner dans des abris situés à l'arrière de leur position, à flanc de montagne. On s'avança au bord du ravin et on vit que tout le versant grouillait de soldats russes en train de s'enfuir. Ils furent abattus en masse. Le massacre était horrible à voir. Comme le versant nord de la montagne était complètement gelé, ils ne trouvèrent aucun abri, et très peu arrivèrent sains et saufs au pied de la montagne . Certains tués dévalèrent la pente surtrois cents à quatre cents mètres . A certains endroits, la couche de neigeamassée par le vent était très épaisse . Les Russes s'y enfoncèrent jusqu'àmi-corps et il leur fut impossible de continuer rapidement; presque tous 77 furent tués ou blessés. Puis on commença à fouiller les abris, à la recherche de vivres. Je tirai une toile de tente qui se trouvait à l'entrée d'un abri, et y pénétrai; je voulus vite en sortir quand je vis que huit Russes se trouvaient à l'intérieur; ils n'avaient pas eu le courage de s'enfuir. Aussitôt, ils levèrent les bras. Deux d'entre eux voulurent me donner leur argent pour que je ne leur fasse pas de mal. En réalité, c'était moi qui étais heureux qu'ils ne m'aient rien fait ... Je leur fis comprendre qu'ils devaient sortir. Ils furent pris en charge par d'autres soldats et menés au sommet, où se trouvaient déjà plusieurs centaines de prisonniers. J'étais sans doute entré dans le stock de vivres d'une compagnie, car je trouvai dans l'abri un imposant morceau de viande de boeuf, un quartier de lard fumé , plusieurs mottes de beurre et une quantité de petits pains rondsau sucre. J' eus vite fait de remplir ma musette et toutes mes poches depetits pains ; je coupai le quartier de lard en deux et en coinçai un énormemo rceau sous le couvercle de mon sac, de telle sorte que les bouts sortaientde chaque côté . Puis je pris ma gamelle et la remplis à ras bord de beurre.Je pris dans un sac une pleine poignée de sucre que j 'arrivai à caser à grand peinedans me s poches surchargées. D'autres soldats arrivèrent entre tempsd ans l'abri qui fut dévalisé en quelques minutes. Beaucoup n'avaientpu mettre la ma in que sur du pain ou d'autres choses sans grand intérêt.Lor squ'ils virent mon lard dépasser de chaque côté du sac, plusieurs prirentl eur couteau et en coupèrent des morceaux; il ne me resta bientôt plus quel e bout protégé par le couvercle du sac. Cela représentait quand même cinqkilos, dont je donnai un beau morceau à un de mes camarades, un Badois du nom de Weiland Hubert, qui avait étudié la théologie avant-guerre; jed onnai encore d'autres morceaux, plus petits, à plusieurs camarades alsaciens.On reçut l 'ordre de se rassembler au sommet de la montagne. Les blessés,russes et allemands, qui entre-temps avaient été pansés, fure nt placés surdes toiles de tente et évac ués sur Ostrawa par les prisonniers russes. Undétachement de Russes dut nous aider à creuser de grandes fosses; c'est là que l'on enterra les morts de l'attaque et aussi tous ceux qui avaient été tués auparavant. Ces derniers avaient déjà un aspect épouvantable et on devait rassembler tout son courage pour aider à les transporter. On passa la nuitdan s la position russe. Une nouvelle tempête de neige éclata, et le lendemainmatin, les montagnes, les ravins, les forêts, tout fut recouvert d'une couche blanche. Devant nous se trouvaient deux montagnes, chac une de la formed 'une maison, avec le petit côté devant nous. Au fond du défilé qui leslongeait, on pouvait apercevoir, dans une petite vallée, quelques-unes de cesm êmes pauvres huttes, et tout au fond, encore trois ou quatre sommets, l'unplus ha ut que l'autre. Des hommes furent envoyés patrouiller sur lesmontagnes en face ; leur mission était de voir si les Russes les avaientév acuées. Ils nous firent bientôt des signes pour nous dire qu'il n'y avait plusd e Russes et qu'on pouvait avancer.78 On descendit le versant nord du Zwinin ; de tous côtés gisaient des Russesmorts . Il y en avait douze entremêlés au pied d'un monticule: ils avaientboulé le long de la pente , qui était très raide. Une quantité de cadavresgisaient dan s l'eau du torrent qui coulait au pied de la montagne; certainss 'appuyaient encore au bord de l'eau; c'était une bien triste image. LesRusses é taient beaucoup mieux équipés contre le froid que nous. Ils portaientd'épais manteaux de laine à capuchon . Ils avaient sur la tête dehautes toques en fourrure et aux pieds des bottes de feutre; leurs pantalons et leur s vestes étaient fourrés de coton.On a vança ensuite dans le défilé entre les deux montagnes; arrivés aubou t, on attendit la nuit. Lorsque l'obscurité se fit, nous avons commencé àescalader la montagn e de droite, puis avons creusé une tranchée à mi-pente.C'était une nuit froide. Un de mes camarade s, un père de famille deMulhouse du nom de Bruning, qui était aussi écoeuré que moi de tout cela ,me demanda de lui frapper une balle dans la main avec la tête de ma ha che.Il voulut poser sa main sur une souche. Je lui dis que cela m'était impossible.Lor sque le matin venu on ne vit toujours aucune trace des Russes, ons 'assit pour manger en arrière de la tranchée sur nos sacs à dos. Soudain,l'air fut transpercé par un sifflement; au même moment eut lieu une explo sion terrible; la terre, la neige, la fumée, tout vola en même temps. Ungro s obus russe venait d'éclater à peine cinq mètres devant notre tranchée.Vite , op.-bondit tous dans l'abri. Déjà le deuxième obus explosa. Il avaitatt erri sous une mitrailleuse et la projeta très haut en l'air. Il y eut deuxtués. Le troisième obus éclata juste derrière la tranchée; le quatrième en plein dedans. rà environ sept mètres de moi. J'en eus assez. Je sortis vite dela tranchée et dévalai le ver sant en courant, en direction d'un petit buissonde noi setiers. Il n'y eut bientôt plus personne dans la tranchée, hormis ceuxqui a vaient été touchés. Le tir cessa au bout d'un moment. On retournaprudemment vers notre position pour s 'occuper des blessés. Deux hommesamenèrent bientôt Bruning; il gesticulait, pâle comme un linge; il tendait ses bras de vant lui, à la recherche d'air. Il n'avait aucune blessure apparente.Souda in du sang jaillit de sa bouche et de son nez. Il s'écroula et mourutaprè s quelques soubresauts. La pression dégagée par l'explosion des obus,tou t à côté de lui, lui avait fait éclater les poumons. Il y avait sept autresmort s dans la tranchée; certains si déchiquetés qu'ils en étaient méconnaissables.On les allongea dans des grands trous d'obus et on les recouvrit de terre. Puis on se ser vit de tiges d'osier pour faire tenir deux bouts de bois enfor me de croix que nous avons posés sur la tombe.On res ta encore trois jours dans cette tranchée, mais sans plus êtrebombardé s. On quitta cette .montagne durant la troisième nuit par uneétr oite vallée et on s'enterra sur un sommet. Les Russes se trouvaient enface , sur une longue montagne étirée, qui surplombait la nôtre. Le jour, oné tait obligé de rester couché ou assis, car les Russes pouvaient tirer .dansno tre tranchée du haut de leur position. Le versant qui se trouvait devant79 nous était recouvert de buissons, à hauteur d'homme. Un soir de garde, à la tombée de la nuit, je ne faisais guère attention, occupé que j'étais à discuteravec mes camarades , quand soudain surgit un Russe devant nous, le fusil àla main. Je crus que tous les autres allaient venir, et brandis mon fusil. Il leva alors les mains en l'air et sauta dans notre tranchée. C'était un déserteur, qui en avait sans doute assez de la guerre. On lui donna des cigarettes, et on put voir son bonheur d'être enfin en sécurité! On reçut le même soir des troupes fraîches d'Allemagne. Un sous-officier affecté à notre compagnie fut tué dès sa première nuit au front. Nous sommes restés trois semaines environ dans cette position. L'artillerie russe nous pilonna tous les jours; mais cela mis à part, il ne se passa riend'extraordinaire. Le 2 mai, on entendit au loin le grondement sourd des canons. C'était la percée de l 'armée allemande à travers les positions russes à Gorlitze-Tarnow. Le 4 mai, c'était mon anniversaire. J'avais vingt-deux ans. Dans l'après-midi, les Russes commencèrent à bombarder notre tranchée aux shrapnels. Pour nous protéger des éclats, nous avions posé des planches au-dessus de la tranchée, et les avions recouvertes de terre. On était à cinq dans l'abri. Il y eut un sifflement, un éclair, une explosion; je reçus un coup sur la tête et perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, tout tournait devant mes yeux. Mais je retrouvai bientôt tous mes esprits; j'étais à demi enseveli dans la tranchée, à moitié recouvert de bouts de planches et de terre. J'avais une magnifique bosse sur la tête. Sous mon oeil droit, ma peau était écorchée. Un de mes quatre camarades gisait, mort, dans la tranchée. Un autre était appuyé contre le mur. Il soupirait faiblement, la tête penchée en avant. En y regardant de plus près , je vis qu'il avait reçu un éclat dans ledos. Je me mis à appeler les brancardiers, mais personne ne vint, car tous se terraient Dieu sait où au fond de la tranchée. Lorsqu'au bout d'un moment je m'occupai à nouveau du blessé, je m'aperçus qu'il était mort. Je ne vis aucune trace des deux autres. Ils avaient probablement pris la fuite. Je devais apprendre plus tard que Weiland, mon bon camarade, qui portait des lunettes, avait été légèrement blessé par ses verres; ils s'étaient fichés dans son visage, sous ses yeux, après avoir été brisés par des projections de terre. On devait apprendre par la suite que, du côté allemand, douze mille hommes avaient été tués sur le mont Zwinin.
Début de la grande offensive austro-allemande mai 1915
On quitta notre position le 5 mai 1915, pour longer le front vers l'est, dansune petite vallée. Tout fourmillait de troupes autrichiennes nouvellement arrivées. On entendait dire que le front russe devait être percé à cet endroit. Les Russes occupaient à nouveau l'arête d'une montagne. On fut très inquietslorsque l 'heure de l'attaque approcha. Mais on eut cette fois-ci la chance derester en réser ve, à l'abri dans une forêt de sapins. Le 7 mai au matin, toutrecommen ça. Quelques batteries de montagne autrichiennes bombardèrentles po sitions russes. Puis l'infanterie austro-allemande passa à l'assaut.L e vacarme des tirs d'infanterie et des mitrailleuses était effrayant. Il étaitponctué par les explosions d 'obus et de shrapnels. On put très bien suivre ledéroulement du combat . On vit que beaucoup de soldats restèrent au sol,derrière les Allemands et les Autrichiens qui continuaient à grimper. Ils parvinrent néanmoins au sommet et de longue s colonnes de prisonniersrusses furent peu après conduite s dans la vallée. Le combat continuait, preuveque les Russes , de l'autre côté de la montagne, résistaient encore.On re çut l'ordre de se regrouper et de se mettre en marche à notre tour. Unobus rus se de gros calibre s'abattit soudain en plein rassemblement: il blessaou tua plus de quarante hommes. Tous se dispersèrent, épouvantés. D 'autresobus ar rivèrent, mais ils passèrent au-dessus de nous. On dut se rassemblerà nouveau , et on commença à gravir la montagne. Il y avait un très grandnombre de morts et de blessés allemands entre nos lignes et le sommet. Les bles sés appelaient à l'aide. Mais il fallait avancer. Des infirmiers et desmédecins allemands , aidés de prisonniers russes, s'efforçaient de les panser etde les évacuer . Dans la position russe, on vit une grande quantité de Russesmorts , la plupart à coup de baïonnette. L'autre versant était égalementparsemé de cadavres ; parmi eux se trouvaient quelques Allemands. Je vis àun endroit une ligne de tirailleurs russes en position , au grand complet,morts.Certains tenaient encore leur pelle à là main , cherchant à s'enterrer, d'autrestenaient leur fusil en joue . Ils avaient probablement été exterminés par unemitra illeuse.L'arrière des positions russes ressemblait à une vraie porcherie ; on nevoyait pas la moindre latrine et il était presque impossible d 'avancer sans81 marcher dans des excréments. C'est seulement à la hauteur d'une seconde montagne que l'on rejoignit les troupes de la première ligne. Les Russes avaient installé là une puissante position de repli, mais ils n'avaient pas eu le temps de résister. La poursuite commença. On monta, on descendit toute la journée, aux trousses des Russes. Certains, seuls ou par petits groupes, venaient sans cesse à notre rencontre pour se rendre. Ils en avaient probablement, eux aussi, par-dessus la tête de la guerre. Comme il faisait très chaud, on étancha notre soif grâce à l'eau claire de nombreuses sources. Par contre, côté nourriture, ce n'était guère reluisant; chacun disposait d'une seule boîte d'environ une livre de viande en conserve et d'un petit sac de biscuits; on nommait ça la ration de fer; mais elle ne s'entamait que sur ordre du commandant de compagnie. Nous avons passé la nuit sur la montagne, tenaillés par la faim. Et on repartit au lever du jour, après avoir reçu l'autorisation de manger la moitié de la boîte de viande et quelques biscuits. Vers midi, une vingtaine d'hommes furent envoyés en reconnaissance sur une montagne. Je me trouvais parmi eux. A peine les premiers eurent-ils achevé de gravir le sommet qu'ils commencèrent aussitôt à tirailler, nous criant de vite venir les rejoindre. Face à la montagne en contrebas, je vis un profond défilé qui grouillait de Russes en train de battre en retraite. On se mit à tirer autant que nos fusils le pouvaient, et plusieurs Russes furent abattus.Les autres jetèrent leurs armes, et levèrent les mains en l 'air. Comme nous nevoulions pas montrer notre faiblesse, nous sommes restés couchés, attendant l 'arrivée du bataillon. Les Russes durent alors se rassembler, puis furentconduits vers l'arrière . Ils étaient plus de sept cents. On escalada la montagnesuivante , pour arriver sur le versant opposé, dans une véritable forêt vierge.Un très grand nombre de troncs de sapins jonchaient le sol; ceux du dessous étaient pourris, ceux du dessus encore durs. Mais tous n'avaient plus d'écorce. On arr ivait à peine à se frayer un passage. Au milieu des sapins abattus, il yen avait de jeunes de toute s tailles, restés debout, d'autres encore, d'unehauteur et d'un volume incroyables. La montagne était sauvage et très découpée . Nul chemin, nul passage; encore moins d'habitations. Mais oncontinuait irrésistiblement notre progression. Les montées très p énibles,suivies de descentes, et la pénurie de vivres, tout cela nous exténua, nous éreinta; mais on continua jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avons alors mangé le reste de nos rations, avant de nous endormir dans la forêt. Le lendemain matin, nous nous sommes remis en route, la faim au ventre; tandis que l'on descendait un versant, on fut soudain violemment pris à partie par un feu d'infanterie, venant d'une montagne opposée, à huit cents mètres de distance environ. Par chance, plusieurs gros rochers se trouvaient là, derrière lesquels nous trouvâmes un abri. C'était sans doute l'arrière-garde russe qui devait couvrir le repli de son armée. Une fusillade éclata bientôt sur leur droite, déclenchée par des détachements allemands, et les Russes se retirèrent. Lorsque nous avons gravi la montagne où se trouvaient précédemment les Russes, nous avons découvert avec plaisir une belle vallée, traversée par 82 une route, une voie ferrée et une petite rivière. Quelques petits villages et des fermes isolées y étaient disséminées. On distinguait au loin, à l'oeil nu, les Russes qui se retiraient. Aussi loin que portait la vue, la route était recouverte de leurs colonnes. On descendit alors dans la vallée, et après avoir longé la route, on parvint au village de Skole. Comme on souffrait beaucoup de la faim, on se mit en quête de nourriture. Nous découvrîmes bientôt un bon filon. Deux baraques en bordure de route, pleines de saumons entiers et de pain russe. Elles furent prises d'assaut. Tout le monde voulait être le premier, et il y eut une cohue indescriptible à l'entrée. On ne tarda pas à voir, un peu partout, des soldats assis ou couchés, mordre à belles dents dans de gros morceaux de poisson et de pain. Nous avons passé la nuit suivante à Skole. On repartit le lendemain matin, en suivant la route. Celle-ci traversait la rivière à un certain endroit. Mais les Russes avaient fait sauter le pont. On enleva nos bottes, et, pensant que l'eau n'était guère profonde, on s'avança dans la rivière, les pantalons retroussés. Pourtant, au milieu, cela devint assez profond, et l'on fut trempés jusqu'à la ceinture. En poursuivant notre chemin, nous arrivâmes devant des obstacles. Les Russes avaient scié de grands sapins, les jetant en travers de la route. On dut les dégager et on se remit en route. Par suite de notre alimentation irrégulière, j 'étais victime, comme beaucoup d'autres, de fortes coliques. La discipline était telle chez ces Prussiens orientaux que, malgré les fatigues et la misère, l'on devait chaque fois demander l'autorisation de sortir des rangs. Je demandai donc cette permission à mon chef de groupe, le sous-officier Will. Comme il me détestait toujours, il m'envoya demander la permission au commandant de compagnie. Or celui-ci chevauchait en tête du bataillon. Je reposai donc ma question au sous-officier Will; et comme je ne pouvais plus attendre, je dus quitter la colonne et vite me rendre dans un buisson, au bord de la route. Mais au même moment, la colonne dut encore s'arrêter, car de nouveaux obstacles bloquaient la route. Notre commandant de compagnie, un grossier personnage, revint alors au galop vers la compagnie; et lorsqu'il vit mes affaires au bord de la route, il grogna: «A qui ça appartient, ça ?» Je lui répondis, depuis mon buisson: «C'est à moi, mousquetaire Richert !» «Venez un peu ici», me cria-t-il. Je remis de l'ordre dans mes habits; avant d'y aller et de me mettre au garde-àvous devant lui. «Avez-vous demandé l'autorisation de sortir des rangs ?» «Oui, au sous-officier Will », lui répondis-je. «Sous-officier Will, venez ici », dit alors le capitaine.« Cet homme vous a-t-il demandé l'autorisation de sortir des rangs?» Le sous-officier, qui vit là l'occasion de m'enfoncer, lui mentit: «Non, mon capitaine! » «Espèce de sale rustre insolent! hurla le capitaine, je vous punis de cinq jours d'arrêt de rigueur pour avoir menti sciemment à un supérieur! »Je voulais dire au capitaine qu'il devait bien y avoir une vingtaine d'hommes m'ayant entendu demander l'autorisation au sous-officier Will. A peine avais-je ouvert la bouche qu'il leva sa cravache et cria: «Voulez-vous 83 fermer votre gueule l- J'éclatai de rage, mais j'étais complètement impuissant- C'était la première punition que je recevais en presque deux ans des ervice. Je fus si révolté durant plusieurs jours que j'eus beaucoup de mal àfaire tout ce que l'on me demandait. Comme on n'avait pas le temps de faire de la prison, et comme il n'y avait pas non plus de locaux d'arrêts, les punis étaient attachés avec des cordes à des arbres ou à des roues de voitures. Être attaché deux heures remplaçait une journée d'arrêt. Aussi devais-je rester attaché dix heures durant. Une joyeuse perspective! D'autant plus révoltante, quand j'y pensais, que ces Prussiens m'en avaient déjà fait beaucoup baver. Heureusement, je reçus une lettre de chez moi, qui me fit beaucoup de bien, m'annonçant que toute ma famille était en bonne santé et que, malgré la proximité du front, elle avait pu rester à la maison. En continuant notre marche, on sortit enfin des massifs montagneux et on vit la plaine de Galicie qui s'étendait devant nous. Tout était vert, en fleurs, et nous fûmes tous très heureux d'avoir enfin ces terribles montagnes derrière nous. Regardant cette vaste plaine, chacun se demandait sans doute s'il n'allait pas mourir là, quelque part. Malheureusement ce fut le cas pour le plus grand nombre. On traversa plusieurs villages, sans rencontrer de Russes. Les maisons étaient un peu mieux construites que dans les Carpathes. Mais là aussi les paysans allaient la chemise sortie sur le pantalon, et les femmes étaient aussi peu soignées. Ils nous regardèrent passer avec des yeux étonnés: on était sans doute les premiers Allemands qu'ils voyaient. On ne pouvait pas leur dire deux mots, car ils parlaient polonais. Un jour, j'entrai dans une maison pour acheter quelques œufs. Je montrai s ix doigts à la femme qui était là et me mis à caqueter comme une poule. Ellefit cell e qui ne comprenait pas. Je dessinai alors un œuf sur le mur blanc àl'aide d'un crayon. Sans plus de succès. Elle ne voulait tout simplement rien comprendre. En dernier ressort, je sortis un billet de mon portefeuille, avec succès. Cette fois-ci, la femme prit une corbeille dans un coin et me donna une demi-douzaine d'oeufs. Elle demanda une couronne autrichienne, ce qui avait la valeur de quatre-vingts pfennigs. Je lui donnai un mark. Elle semblait connaître la valeur de cette monnaie, car je reçus un œuf en plus, au lieu de vingt pfennigs. Là non plus on ne voyait nulle part un lit dans les maisons. Toute la famille dormait sur le poêle, comme dans les Carpathes. Le lendemain, on entendit sur notre gauche un grondement de canon discontinu, ce qui nous indiqua que les Russes semblaient vouloir arrêter notre progression. D'imposants nuages de fumée s'élevaient au-dessus de villages en feu. La nuit, dans la région, le ciel était rouge sang. On se remit en marche le jour suivant. Nous étions complètement épuisés par nos marches incessantes et aspirions vivement à une journée de repos. Subitement, des coups de feu claquèrent devant nous. Une patrouille de cavaliers revint au galop, nous annonçant qu'elle avait rencontré des détachements russes. Apparemment, les choses sérieuses allaient recommencer. Sous la conduite d'un lieutenant, nous fûmes envoyés à une vingtaine 84 reconnaître la forêt toute proche. On ne trouva néanmoins pas le moindre Russe. Depuis l'autre lisière, on vit au loin un village, à six cents mètres. Plusieurs de ses maisons étaient recouvertes de tuiles, d'autres de tôles, ou encore de chaume, ce qui est rare dans les villages de Galicie. Un fossé de cinq mètres de profondeur longeait la forêt. On se coucha sur le bord de celui-ci pour observer le village. Mais on ne vit toujours pas le moindre Russe. Quand soudain un cavalier russe jaillit au détour du fossé, au grand galop. On le mit aussitôt en joue. Il jeta sa lance au loin, leva ses deux mains en l'air et continua à galoper vers nous, sans tenir les rênes. Puis il jeta sa jambe par-dessus la tête du cheval, sauta et se rendit. On fut tous émerveillés par ce numéro d'équitation. On fit comprendre au Russe de rester près de nous, ce qui sembla d'ailleurs lui faire très plaisir. Du village vint alors un paysan , qui paraissait vouloir faire quelquestravaux sur son 'champ. On cria: «Panje, Moskali ? » ce qui signifie à peu près:Monsieur, y a-t-il encore des Russes là-bas? L'homme nous répondit en parfait allemand: «Non les derniers sont partis il y a une demi-heure.» Il nousraconta que le village grouillait de Russes la nuit précédente, et il lui semblait avoir compris qu'ils comptaient bien se défendre dans la région. Cette nouvelle n'était guère réjouissante. Le village s'appelait Bergersdorf et n'était habité que par des Allemands . Après que le lieutenant eut envoyé quelques hommesrendre compte au bataillon , on alla vers le village où l'on fut très aimablementaccueillis par la population. Comme nous avions tous beaucoup dépéri et étions d'aspect misérable, ces gens nous plaignirent et nous donnèrent à manger du lait , du pain et toutes sortes d'autres choses.Une fois le bataillon arrivé , on dut creuser une tranchée de l'autre côté duvillage , en plein milieu d'un champ de pommes de terre. Les habitants tuèrentalors un cochon aux frais de la commune; ils le préparèrent, accompagné de choucroute et de pommes de terre , et nous apportèrent le tout dans latranchée. Quel délice! Voilà qui nous change ait de l'ordinaire! «Demain. jourde repo s », nous annonça-t-on. On dormit dans une grange, mais tout le mondedu t monter la garde dans la tranchée pendant deux heures. Au matin, les deuxfilles du propriétaire nous apport èrent du lait chaud. C'étaient deux joliesjeunes filles t rès aimables, et je leur fis souvent la conversation au cours de lajournée. Vers quatre heures de l 'après-midi, un sous-officier vint me trouver, m'annonçantque j 'allais être ligoté d'ici une demi-heure au pommier qui setrouvait dans la cour de la ferme. Je devais procurer moi-même la corde . Larage que je ressentis m'aurait fait démolir le monde entier . Comme la demi-heureétait presque passée , je pris dans mon sac le cordon de nettoyage dufusil, et voulus aller me présente r au sous-officier. Juste à ce moment-là, dessoldats coururent à travers le village, criant: «Préparez-vous, on repart! »Tout le monde se douta bien qu'un choc avec les Russes s'annonçait; mais pour ma part, je fus comme délivré d'un grand poids; j'avais encore échappé à la honte que représentait le fait d 'être ainsi attaché85 Nous avons marché quelques kilomètres, puis avons traversé une forêt de part en part, jusqu'à la lisière opposé e. C'est là que nous avons passé la nuit.Devant nous, on entendit durant la nuit d'incessants tirs d'infanterie. Certaines balles arrivèrent ju squ'à nous. C'était une très belle nuit tiède de mai, etdormir à la belle étoile n 'étai t pas si désagréable. Comme le jour allait se lever,nous avons dû avancer ; on traversa un vaste terrain tout planté de bruyères.Des troupes autrichiennes a vaient creusé une tranchée, que nous avonsoccupée. Les Autrichiens se retirèrent. A l'aube, e vis qu'une forêt de jeunes sapins se trouvait à environ huit centsmètres de nous, plantée en arc de cercle autour de la prairie. Une fusillade éclata soudain sur notre droite. Un combat se déroulait là-bas. Quant à nous, on passa la journée tranquillement couchés dans la tranchée. Le soir venu , le commandant de compagnie convoqua les sous-officiers; illeur dit qu 'une patrouille de deux hommes, ayant fait si possible la totalité dela campagne, allait être envoyée en éclaireur pour reconnaître l'emplacement des positions russes. Je fus désigné par mon sous-officier, ainsi qu 'un autre,natif du pays de Bade, nommé Brenneisen. On dépassa le poste de guet le plus avancé; je leur demandai au passage s'ils connaissaient le mot de passe, pour éviter qu'ils nous tirent dessus à notre retour ... Ce jour-là, c'était «Hélène ».Nous avons continué à progresser prudemment, nous couchant de temps en temps pour mieux prêter l'oreille aux bruits de la nuit. Lentement, nous avons poursuivi notre chemin. Pour déterminer la bonne direction, on m'avait donné une boussole à aiguille phosphorescente. Brenneisen voulut aller plus loin, mais je dus le forcer à rester couché prè s de moi dans la bruyère, lui disant:« Mon vieux, pense donc que tu as une mère. Qu'est-ce que tu veux trouver plusloin, la mort tout au plus ! » Il me répondit doucement: «Mais on doit faire unrapport , dire où se trouvent les Russes!" «Laisse-moi faire, lui dis-je, lerapport je m 'en occuperai. » On resta donc couchés, sans faire de bruit.Soudain , on entendit sur notre gauche des bruissements dans la bruyère,suivis de quelques murmures. On arma doucemen t nos fusils et je chuchotai àl'oreille de Brenneisen de ne pas tirer si possible. Un, deux, trois, quatre ... huitRusses émergèrent alors de l 'obscurité, à côté de nous. Ils s'avancèrentprudemment, à peine vingt pas devant nous, mais sans nous voir. On retintnotre souffle; mais no s battements de cœur étaient impossibles à contrôler.Nous sommes restés couchés aux aguet s dans la nuit. On entendit alorsdistinctement comme des coup s de marteau puis des coups de hache dans laforêt. Visiblement, les Russes dispo saient un réseau de barbelés devant leurspositions,juste en lisière de la forê t. Les coups sourds provenaient de l'enfoncementde pieux et, pour les coups de hache, c 'était l'abattage des petits sapins,qu'ils tran sformaient ensuite en pieux. Au bout de deux heures, nous avonsfait prudemment demi-tour. Nos guett eurs nous crièrent bientôt: «Halte, quiva l à ?« Nous répondîmes < Hélène» avant de passer sans encombre.Arriv és dans la tranchée, nous sommes allés aussitôt voir le commandantde compagnie qui était couché dans un coin et dormait. Je le réveillai et lui dis 86 « La patrouille est de retour! » Il se leva et nous demanda: «Alors? Quoi deneuf devant ?- Je lui fis mon rapport: «Nous nous sommes glissés jusqu'à lal isière du bois qui se trouve devant nous. On est presque tombés sur unepatrouill e russe de huit hommes qui ne nous a pas remarqués. On s'estcouch és, écoutant comme les Russes abattaient des arbres, effilant leurstroncs pour les planter dan s le sol. On a aussi entendu le bruit de rouleaux def ils de fer, ce qui nous a signalé que les Russes installaient un réseau debarb elés devant leurs positions. On s'est tellement approchés des Russes quenou s avons même pu les entendre parler. En revenant, j'ai mesuré la distancequi nou s sépare de la lisière de la forêt, et qui se monte environ à huit centsmètre s. »J'avais un peu menti au chef de compagnie dans la dernière partie demon rapport, pour qu 'il me fasse cadeau des cinq jours d'arrêt.Quand j 'eus terminé, il nous tapa sur l'épaule à tous les deux, et nous dit:. «Vous avez mené cette patrouille de main de maître. Je suis très content devous. Comment vous appelez-vous? »On lui dit nos noms. Alors le capitainedit: «Richert ? Richert? N'êtes-vous pas l'homme que j'ai puni de cinq joursd 'arrêt de rigueur ? . «Oui, mon capitaine! » lui répondis-je. «Bon, dit-il, pourla très bonne conduite de votre patrouille, je vous remets votre peine. Sinon, vous auriez reçu la croix de fer! »J'avais donc atteint ce que je voulais et neserais pas ligoté publiquement. Le capitaine fit venir aussitôt tous les chefs de groupe , leur donnant l'ordre d'annoncer à tous les hommes avec quellebravoure moi et Brenneisen avions mené notre mission. A partir de cette nuit, le capitaine m 'aima bien. Sinon, c'était un homme très dangereux,grossier, très craint dans la compagnie. Je le vis une fois frapper au visage un soldat assez âgé , tellement fort que celui-ci se mit à saigner du nez. Un autrejour , je l'entendis traiter des blessés que la douleur faisaient se plaindre de« femmelettes» et de «lâches poltrons », Le matin venu, nous avons quitté latra nchée, nous déplaçant à travers les pâturages sur la droite en direction dela for êt. Une maison forestière se trouvait en lisière, qui se composait d'unco rps de bâtiment et d'écuries. Tout près, on voyait les corps de nombreuxs oldats allemands, tués la veille lors d'un accrochage avec les Russes. Onre sta couchés toute la journée dans le bois. Une patrouille russe forte de sixhommes se dirigea vers nous et dut se rendre. C'était des gaillards costauds,venant p robablement du sud-est de la Sibérie; ils avaient le visage jaune brun,l es yeux légèrement bridés, et les pommettes saillantes.Ver s minuit, on reçut l'ordre de s'avancer dans la forêt, jusqu'à ce qu'onnou s tire dessus, et alors de se coucher et de s'enterrer. On commença àavanc er prudemment; la nuit était sombre, et on se heurtait parfois auxar bres. Comme nous avions parcouru environ trois cents mètres, on vitqu elques éclairs devant nous, et pan, pan, pan, on nous tira dessus. On se jetaa u sol, plus ou moins alignés, et on commença à s'enterrer. Ce ne fut pas uneminc e affaire, dans cette nuit noire et dans un sol tout traversé de racines. Jeparvins néanmoin s à me creuser un trou, où je me couchai puis m'endormis.On ressentait toujours une sensation désagréable à être couché dans un trou87 froid comme une tombe, d'autant plus que l'on redoutait la mort à chaque instant. Lorsque je me réveillai, il faisait déjà grand jour . On nous donna alors cetordre qui me terrifiait toujours autant: « Préparez-vous, baïonnette au canon, en avant! »Nous avons endossé nos sacs et placé les baïonnettes sur les fusils; je mis cinq cartouches dans la chambre de mon fusil et une dans le canon. Puis on avança, la peur au ventre. On scrutait l'espace devant nous, sans rien découvrir de suspect. Nous sommes parvenus aux barbelés, disposés d'arbre à arbre, que l'on put franchir facilement. La forêt se composait surtout de grands hêtres et de chênes; le sol était recouvert de petits mûriers. J'avais beau regarder, je ne voyais toujours pas trace des positions russes. Une salve c laqua soudain à peine cinquante mètres devant nous. Des mitrailleuses semirent à crépiter, en un mot, ce fut une fusillade ininterrompue. L 'effet de cestirs était terrifiant, à cause de leur proximité. Dès la première salve, une bonne moitié d'entre nous se retrouva au sol, morts ou blessés. Ceux qui restèrent indemnes se jetèrent aussi par terre et essayèrent de s'enterrer aussi vite que possible. Ce faisant, beaucoup furent touchés. Puis tout se calma, et les Russes cessèrent pratiquement de tirer. Les plaintes et les râles des blessés étaient terribles à entendre. Je m'étais aussi jeté par terre à la première salve et avais rampé à l 'abri d'ungros tronc de chêne. Un Badois du nom de Müller, qui se tenait trois mètres à côté de moi, avait eu la joue éraflée par une balle. Il rampa vers moi derrière le chêne, se leva, prit sa petite glace et contempla sa blessure. « C'est pas grave, me dit-il, je vais pouvoir rentrer à la maison. . Soudain son regarddevint fixe , il jeta ses bras en l'air, se retourna; le sang jaillit de sa bouche etde son nez, et il s 'écroula sur le dos en travers de moi, m'éclaboussantcomplètement de son sang. Je le fis un peu rouler de côté; comme j'osais à peine bouger, je ne pus déterminer s'il avait reçu un autre coup ou s'il était mort des suites de sa blessure au visage. Je remarquai alors que des balles tirées de côté sifflaient juste au-dessus de moi. Je levai un peu la tête et vis que les lignes russes étaient en travers et que l'on pouvait aussi nous atteindre depuis le côté. Je me rendis alors compte à quel point la position russe était bien pensée. La tranchée était recouverte de planches, elles-mêmes recouvertes de terre et parsemées de feuillages. Les Russes avaient placé des buissons par-dessus, la rendant ainsi presque invisible. Leurs meurtrières n 'étaient que de petits trous ronds juste auniveau du sol. Une balle transperça le dessus de mon sac, traversant ma trousse de toilette, déchirant deux paires de chaussettes. Je m'attendais à être transpercé d'un instant à l'autre. J'étais dans un état de terreur indescriptible. Je me mis à implorer plus de saints qu'il n 'en existe dans le ciel. Je vis qu'ilm'était impossible de rester derrière mon chêne; je retirai mon sac et, en levant la tête , je vis à trois mètres sur ma droite un renfoncement d'unevingtaine de centimètres de profondeur, à peu près de la longueur d'un homme . Je me mis à ramper tout doucement, collé au sol, vers ce renfonce88 ment, en essayant d'éviter de remuer les basses branches de mûriers . Je tiraimon sac derrière moi. Dans ce creux se trouvaient des feuillages mouillés et pourris, et de la bo ue. Couché sur le côté, je me mis à pousser vers l'avant, avecmes mains, les feuilles et la boue; puis je me saisis de ma pelle et commençai à m 'enterrer plus profondément, tout en restant couché. Les buissons demûres furent à peine secoués par la terre que je rejetais, que je sentis déjà une douzaine de balles siffler juste au dessus de moi. Mais je fus bientôt complètement à couvert. J e pus ainsi rester tranquillement allongé dans mon trouhumide. A ma droite, les jambes d'un mort touchaient le tr ou. Je pus l'identifier à seschaussures: c'était le r- classe Zink, de Strasbourg, qui portait toujours, aulieu de bottes, des chaussures à lacets et des guêtres de cuir. Un peu à ma gauche , un Polonais blessé se tordait de douleur, poussantd'horribles râl és. il avait été touché au ventre par la première salve. Et tandisqu'il gisa it sur le sol, un coup tiré de côté lui avait arraché quatre doigts de samain droite . Une autre balle lui avait fracassé le menton. C'était terrible devoir ça . Malgré ses horribles blessures, le pauvre homme agonisa jusqu'à troisheures de l'après-midi et la mort le délivra de ses souffrances. Je vis aussi unblessé venir de l'arrière en rampant. Je me dis q u'il devait être devenu fou. Enfait, je vis qu'il cherchait à récupérer son sac, dont il s'était débarrassé après sa blessure . Juste au moment où il tendit le bras vers son sac, une balle letoucha au front. Il tressauta et ne bougea plus. Je restai donc toute la journée couché dans ce trou , tout seul. Je ne savais pas s'il y avait encore quelqu'un devivant ou pas. Je ressentais une drôle d 'impression, car je craignais que lesRusses ne viennent et me tuent à la baïonnette . Heureusement, ils restèrentdans leur tranchée .Comme je commençais à avoir très faim, je pris ma ration de fer , et lamangeai en entier. Je comptais , l'obscurité venue, ramper jusqu'à un mort etlui sortir sa portion du sac. J 'avais le sentiment que cette journée ne finiraitjamais. Dan s la soirée, j'entendis quelqu'un appeler à mi-voix: « Hep, hep, mais est cequ 'il n'y a plus personne ?. Cette voix venait d'à peine trois mètres à côté demoi. Je répondis doucement : « Oui, je suis là, Richert. » On commença alors àcreuser un petit boyau de communication, agenouillés tous les deux. Au bout d 'une heure, nous nous étions rejoints. Je me sentis beaucoup mieux ensentant l a proximité d'un autre homme. Peu à peu, d'autres se manifestèrent.Et tous s'efforcèrent d'établir des communications entre eux , à l'aide depetites tranchées. Comme on ne voyait ni n'entendait plus aucun gradé, j 'envisageai de m'éclipser vers l'arrière, la nuit venue. Juste quand je m'apprêtaisà prendre le large , j'entendis les buissons secs frissonner derrière moi.C 'était le 222" RI qui venait nous renforcer. Avec le moins de bruit possible, oncreusa les petits boyaux plus profondément. On devait souvent se baisser, car les Russes, nous entendant travailler , tiraillaient de temps en temps. Enfin,nous avons achevé la tranchée. A l'aide de branches mortes , je me fabriquai89 ensuite une meurtrière dans le tas de terre rejeté sur le bord, pour pouvoir tirer à couvert en cas d'attaque. De notre groupe, composé de huit hommes et d'un sous-officier, seuls étaient rescapés deux Westphaliens, Petersen et Niederfellmann, arrivés tout récemment au régiment, plus moi-même. La moitié des effectifs dut rester éveillée pour faire le guet. Le reste, dont moi, put s'asseoir ou se coucher dans la tranchée humide , et dormir. Une fusillade sedéchaîna soudain, et l'on crut que les Russes attaquaient. Je me levai très vite, et après avoir placé mon fusil dans la meurtrière, je me mis à tirer dans l'obscurité, sans voir quoi que ce soit. Et les Russes aussi, qui crurent sans doute que nous voulions les attaquer, firent feu de toutes leurs armes. Ils lancèrent également plusieurs grenades qui explosèrent avec grand fracas juste devant notre tranchée. Petersen, qui ne s'était pas fait de meurtrière, tirait par-dessus le talus. Tout d'un coup, je vis qu'il n'était plus à côté de moi.Me retournant, j'aperçus sa silhouette terrée au fond de la tranchée. Je lui criai: «Petersen, nom d'un chien, tire donc!- et continuai à tirer. Comme Petersen ne se relevait toujours pas, je crus qu'il avait peur des balles sifflant au-dessus de nous ;je lui tapai un peu sur la tête, lui redemandant de faire feu. Horrifié, je sentis que ma main restait collée à sa tête sanguinolente. Je misla main à la poche, sortis ma lampe, pour la braquer sur Petersen. Il était affalé au fond de la tranchée; une balle lui avait transpercé le front et le sang coulait sur son visage et sa poitrine. Lorsqu'au bout d'un moment la fusillade cessa, Niederfellmann et moi avons levé Petersen hors de la tranchée, pour le poser sur le sol de la forêt, derrière nous. Le calme semblait revenir dans la nuit, aussi m'installai-je à nouveau au fond de la tranchée pour dormir. Niederfellmann, quant à lui, me dit: «Je vais me coucher là-derrière, par terre. Je serai protégé par le petit talus de terre de la tranch ée.» Puis il alluma sa pipe et se coucha prèsdu cadavre de Petersen. Au lever du jour, Niederfellmann était couché là, derrière la tranchée; il semblait dormir, la pipe aux lèvres. Je voulus le réveiller, lui disant qu'il ferait bien de retourner dans la tranchée, car les Russes risquaient de le voir. Malgré mes appels et mes bourrades, il ne bougea pas; en regardant de plus près, je vis qu'il était mort. Une balle avait transpercé le sommet du remblai et l'avait atteint en plein coeur. Il était mort en dormant, sans la moindre souffrance. Il ne connaîtrait plus toute cette misère, et je l'enviais presque. J'étais donc le seul survivant de notre groupe. J 'étais très abattu par tout ce qui venait d'arriver. Lorsqu'il fit jour,on vit une grande pancarte placée devant la position russe, sur laquelle était écrit en allemand: «Cochons d'Allemands idiots, l'Italie marche aussi avec nous !» L'Italie venait d'entrer en guerre. Comme il fit très chaud durantl'après-midi et comme personne n'avait à boire , on souffrit beaucoup de lasoif. Je vis alors, à notre droite, des soldats recevoir chacun un gobelet d'eau .Je leur demandai d'où elle venait. Ils me dirent qu'un fossé rejoignait notre tranchée, à cent mètres sur la droite; on pouvait le suivre, à couvert, et aller chercher de l'eau à une source située juste à côté de la maison forestière. Je
90
pris plusieurs gamelles, me mis à longer la tranchée, le fossé, et parvins à la maison forestière. Devant les écuries de celle-ci se trouvaient un grand nombre de blessés graves, exposés en plein soleil. Ces malheureux me firent pitié. Des infirmiers les évacuaient les uns après les autres, sur des brancards. J'entendis alors quelqu'un m'appeler faiblement. Je me retournai et reconnus le sous-officier Will, mon ancien ennemi, à cause duquel j'avais eu les cinq jours d'arrêt de rigueur. Il soupira: «Richert, pour l'amour de Dieu, donnez-moi un peu d'eau l . J'allai vers le puits. Il était très profond et le mécanisme avait été détruit. Je pris une longue corde, qui se trouvait à côté, y attachai une gamelle que je fis descendre, puis remonter, pleine d'eau. L'eau était très inappétissante et avait un goût de moisi; les Russes avaient probablement lavé leur vaisselle à cet endroit et versé leurs eaux sales dans le puits. Je retournai vers Will, m'agenouillai à ses côtés, lui tint la tête relevée pour le faire boire. Il but au moins un litre de cette eau nauséabonde. Je me rendis compte qu'il avait reçu une balle dans la poitrine. «Merci, Richert », me dit-il, épuisé. Je remis sa tête en place. Je ne parvins pas à lui dire un seul mot. Puis je partis remplir mes gamelles et rejoignis la tranchée, protégé par le fossé. Tout le monde voulait de l'eau. Mais je n'en donnai qu'aux soldats qui tenaient la tranchée à ma droite et à ma gauche. Le reste de la journée puis la nuit se déroulèrent assez calmement, malgré la proximité des Russes. Le matin suivant, les restes du 41e régiment reçurent l'ordre de se retirer par le fossé et de se rassembler près de la maison forestière. On quitta donc la tranchée, abandonnant les corps de nos camarades qui n'avaient toujours pas été enterrés, disséminés dans la forêt. On se rassembla. La compagnie n'avait plus que trente hommes; elle en avait perdu cent vingt-six. On marcha deux kilomètres vers l'arrière, jusqu'à un petit village où nous attendait la cuisine roulante. Le cavalier russe, que l'on avait fait prisonnier près de Bergersdorf et qui était employé à la cuisine, ne put retenir un sourire moqueur en voyant notre compagnie décimée. On nous apprit que nous avions droit à un jour de repos. On alla toucher notre solde après avoir mangé. Je reçus quarante-six marks pour trente jours; à cela s'ajouta une prime de vingt marks pour les canons et les mitrailleuses que nous avions pris aux Russes. A l'appel, ce fut très triste d'entendre l'adjudant prononcer six ou dix noms d'affilée sans que personne ne réponde. Nous autres survivants nous efforcions de dire ce que nous savions du sort des autres: mort ou blessé. Ceux dont on ne savait rien furent enregistrés comme disparus. Puis je me mis à l'aise, enlevant mes chaussettes et mes bottes, me lavant les pieds, les bras, la tête; je partis chercher dans une grange une botte de paille pour me coucher au soleil. Mais il m'était impossible de rester tranquillement couché, car la morsure des poux me tourmentait terriblement. J'enlevai ma chemise et me mis en chasse : je pus en attraper et en tuer un très grand nombre. Il y en avait de deux sortes: d'assez gros, et de minuscules, pas plus gros qu'un tout petit point rouge - c'étaient les plus coriaces. Je me recouchai 91 et m'endormis. Dans la soirée, on reçut l'ordre de se préparer et de se rassembler. C'en était fini de notre tranquillité. On se mit en route pour arriver de nuit dans un petit village. On dormit dans une grange. Une messe de campagne était dite le lendemain matin. On reçut l'absolution générale, ce qui signifiait que le combat allait bientôt recommencer ... La musique du régiment joua plusieurs heures durant et, dans l'après-midi, notre compagnie fut renforcée par une centaine d'hommes. Tous de jeunes soldats qui n'avaient encore jamais combattu. A la tombée du jour, nous nous sommes recouchés dans notre grange. On fut réveillés vers minuit. Du courrier était arrivé. Il y avait une carte pour moi; je pris ma lampe de poche et la lus: «De la part de votre ancien camarade de guerre, Auguste Zanger, qui a été très grièvement blessé par un obus sur les hauteurs de Lorette, et qui se trouve dans cet hôpital. Infirmière Vortel. .. hôpital de réserve de Schladern-an-der-Sieg, Rhénanie. »Je fus très abattu par cette nouvelle car, depuis que nous avions été réunis sur le front de l'ouest, Auguste représentait ce que j'avais de plus cher sur terre, mis à part ma famille. Je ne retrouverais pas de sitôt un camarade aussi bon, aussi fidèle. On dut partir en pleine nuit. Devant nous, assez loin encore, nous entendions tonner le canon. On pouvait distinguer de temps en temps des tirs de très gros calibre. Après plusieurs kilomètres, on passa devant une pièce autrichienne de trente centimètres. Les obus énormes étaient chargés à l'aide d'une grue; si l'on se trouvait à proximité, on était presque projeté au sol lorsque le coup partait. Nous sommes arrivés à l'aube dans un village où se trouvait un grand nombre de batteries allemandes en position. On nous fit nous installer dans un champ de blé, juste devant le village. Personne ne savait trop ce qui se passait. Soudain, une salve d'artillerie partit violemment des batteries allemandes. Un tir d'enfer se déclencha. Les sifflements et les explosions étaient terribles. On entendait l'éclatement des obus résonner au loin. Nous reçûmes des shrapnels russes en réponse, dont quelques-uns explosèrent au-dessus de nous. Il y eut des blessés. On restait couchés au sol, nos sacs sur la tête. Les jeunes soldats dont c'était le baptême du feu tremblaient comme des feuilles. L'ordre d'avancer nous fut donné. Le tir d'artillerie russe se tut. Arrivés sur la hauteur, nous avons vu au loin, à presque six cents mètres, les positions russes qui s'étiraient le long d'une lisière. On continua la progression au pas de course, disposés en vagues d'assaut. La tranchée russe était presque invisible, cachée par la fumée des obus et des shrapnels qui s'abattaient sur elle. Elle sembla s'animer soudain: d'abord isolément, puis en plus grand nombre, et enfin massivement, les fantassins accoururent vers nous, les mains en l'air: ils étaient tout tremblants, à cause du violent tir d'artilleriequ'ils avaient dû subir. Notre artillerie ajusta alors son tir vers la forêt et l'on s'empara sans aucune perte de la tranchée russe. Tout autour de cette position, le sol était labouré par les obus; et dans la tranchée gisaient de nombreux soldats russes déchiquetés. 92 Le 41e régiment d'infanterie reçut l'ordre derester en réserve. Onse coucha, tandis que d'autres bataillons allaient vers l'avant; nous entendîmes bientôt des fusillades très vives, qui peu à peu s'éloignèrent. On se remit en marche pour arriver à l'autre lisière de la forêt qui s'étirait le long d'un versant. La plaine de Stroyi s'étalait devant nous. Les champs étaient recouverts de vagues allemandes et autrichiennes qui continuaient à progresser. On voyait parmi elles des colonnes de prisonniers russes reconduits vers l'arrière. Des obus et des shrapnels explosaient un peu partout. A l'arrière-plan, apparaissait la ville de Stroyi. Suite aux tirs d'artillerie, plusieurs incendies s'étaient déclarés et de gigantesques colonnes de fumée montaient au ciel. Les Russes résistaient avec opiniâtreté à droite de la ville. Sur la gauche, ils avaient occupé un village qu'ils défendaient vaillamment. Les lignes d'infanterie obliquèrent alors sur la droite et sur la gauche, pour attaquer les Russes de côté. Notre régiment devait combler la brèche ainsi créée. Il s'avança droit sur la ville. On fut violemment pris à partie par des tireurs postés dans quelques usines et on fut obligés de s'enterrer. Plusieurs de nos batteries prirent alors ces fabriques sous leur feu et les Russes se retirèrent. Je fus envoyé en patrouille, avec huit hommes, sous la conduite d'un officier, voir si les Russes avaient évacué la ville. Une patrouille de hussards autrichiens nous dépassa et pénétra dans l'agglomération. Plusieurs coups de feu claquèrent bientôt, et les Autrichiens revinrent au galop. Un hussard fut touché à quelques pas de nous et tomba sur la route, se fracassant la tête. Nous sommes entrés prudemment en ville et avons constaté que les Russes avaient disparu. Les habitants nous amenèrent des petits pains, des cigarettes et autres présents. On s'attendait à avoir au moins une journée de repos à Stroyi. Mais non, dès que le régiment arriva, nous avons dû quitter aussitôt la ville, nous déplaçant vers la gauche. On arriva dans une région très boisée. Nous marchions sur une belle route, que l'on appelle là-bas la route de l'Empereur; comme il faisait très chaud, et qu'il n'y avait nulle part la moindre goutte d'eau, on souffrit beaucoup de la soif. On arriva finalement à un puits, qui se trouvait juste au bord de la route, dans cette région perdue. Il était rond et très profond. Tous s'y précipitèrent, dans l'espoir de se désaltérer. Mais lorsqu'on vit le goudron jeté par les Russes surnager à la surface de l'eau, notre déception fut terrible. De plus, deux os d'un cheval en décomposition émergeaient. Bien qu'ayant marché toute la journée, nous n'avions vu le moindre Russe. On arriva à nouveau dans une région riche, où les villages foisonnaient.Je vis une petite ville au loin. Je pris une carte très précise de la région (je l'avais enlevée à un adjudant mort) et me rendis compte qu'il s'agissait de la ville de Zurawno, située au bord du Dniestr. Le Dniestr coule d'ouest en est. Or, comme nous marchions du sud vers le nord, ce fleuve était pour nous un obstacle dangereux. TI fallait s'attendre à ceque les Russes nous empêchent de le franchir. On prit possession de Zurawno dans la nuit. On murmurait qu'il allait s'agir de forcer à tout prix le passage du fleuve, le lendemain
matin
Passage du Dniestr
Un pont de bois traversait le Dniestr qui, à Zurawno, est large d'une centaine de mètres ; en se retirant, les Russes y avaient mis le feu. De l'autrecôté du fleuve , il y avait des prairies, sur une largeur de deux cents mètres,puis une longue colline rocheuse de quatre-vingts mètres de haut; les Russes y avaient installé trois tranchées, une au sommet, une autre creusée à la dynamite dans le roc au milieu du versant, et la troisième au pied de la colline. Caché derrière une haie, j'observais les positions russes avec les jumelles du sous-officier. Il me parut impossible de traverser le fleuve sans de terribles pertes . Et comme je n'avais nulle envie de mourir noyé ou de« périr en héros », je pris la décision de m'esquiver, d'une manière ou d'uneautre. Je réussis à quitter la compagnie en douce , avec un camarade, Nolte,natif de Rhénanie . On se cacha tous les deux derrière une maison, dans untas de bois, et on attendit que les choses se passent. Vers huit heures du matin, l'artillerie allemande commença à arroser les tranchées russes d 'obus et de shrapnels de tout calibre. Depuis le coin de lamaison, je vis que le versant de la montagne occupé par les Russes ressemblait à un véritable volcan. Des éclairs jaillissaient de tous côtés, des nuages de fumée montaient vers le ciel . Bientôt, toute la colline disparut sous lafumée. Quelques shrapnels russes éclatèrent à proximité et m 'obligèrent àquitter mon poste d 'observation pour me mettre à l'abri derrière la maison.Au bout d'une heure, le bruit des fusils se mêla au grondement des canons ,ce qui nous indiqua que l 'infanterie venait d'attaquer. Comme l'artillerierusse bombardait la petite ville de Zurawno sans interruption, je n'osai pasquitter la protection de la maison pour suivre le déroulement du combat . Ilse passa encore une heure , puis la fusillade s'apaisa; et des colonnes deprisonniers russes furent reconduites vers l'arrière .Nous sommes restés tous les deux en ville durant toute la journée et l'on acheta un peu de nourriture aux quelques habitants qui s'y trouvaient. Les troupes allemandes avaient sans doute beaucoup progressé ce jour-là, car le grondement du canon s'était complètement dis sipé le soir venu. Nous avonspassé la nuit dans une famille juive . On dormit dans la cuisine. On repartitle lendemain matin à la recherche de notre compagnie , très curieux desavoir comment l 'attaque s'était passée pour nos camarades. Les pionniers94 allemands avaient déjà reconstruit un pont sur le Dniestr, si résistant que même les charges les plus lourdes pouvaient le franchir. Sur l'autre rive se trouvaient çà et là des soldats allemands morts. On était juste en train de les enterrer, les déposant dans des trous de protection creusés par l'infanterie, avant de les recouvrir d'un peu de terre. «Qu'est-ce que tu en penses, Richert? me dit mon camarade . Si on ne s'était pasplanqués, on serait peut-être parmi eux! » Depuis le pont, une route taillée dans le roc menait au sommet de la colline devant nous . Sur la droite, aubord de la route, les corps d'environ dix soldats allemands étaient étendus, très proches les uns des autres. Certains sur le dos, les autres sur le ventre; certains avaient le visage horriblement déformé et tenaient encore une poignée d'herbe ou de terre, arrachée alors qu'ils combattaient contre la mort. Je crus reconnaître parmi les morts un camarade de ma compagnie . Jem'approchai de lui, pris son carnet de solde et m'aperçus que je m'étais trompé , car il était d'une autre compagnie. Comme je me baissai pourreplacer le carnet dans sa poche, je vis des poux qui grouillaient sur ses vêtements; ils venaient de quitter son corps froid et se réchauffaient au soleil, installés sur ses habits. Sur chaque cadavre, c'était pareil .On continua. Le spectacle des positions russes installées à flanc de coteau était horrible à voir. Le sol était jonché de corps de soldats déchiquetés, demorceaux de buissons arrachés, de rochers et de mottes de terre. Je vis aussi des trous d'obus grands comme des pièces d'habitation, probablement provoqués par le canon autrichien de trente centimètres. On parcourut plusieurs kilomètres et nous avons vu alors , sur une petiteroute parallèle , marcher un détachement d'une trentaine d'hommes, conduitspar un lieutenant . «Hé, attendez !- nous cria-t-il. Le lieutenant nousdemanda d'où nous venions, où nous allions. Nous lui répondîmes que nous avions perdu notre compagnie mais que nous étions sur le point de la réintégrer . «Je connais la chanson, vous êtes des sales tire-au-flanc, commetoute cette bande l . nous hurla-t-il . On dut prendre place dans la colonne eton se mit en marche. Le lieutenant nous amena à la compagnie dans lasoirée; elle était juste en train de creuser une tranchée en bordure de bois. Je m'a ttendais à ce que nous soyons copieusement enguirlandés, mais ce nefut pas si terrible que ça. On passa la nuit dans la tranchée. Je dus faire le guet aux avant-po stesavec deux autre s, deux heures durant. J'appris par mes camarades que lacompagnie avait perdu une trentaine d 'hommes lors du franchissement duDniestr .Au lever du jour, je vis qu'un village se trouvait devant nous, à trois cents mètres . Comme notre tranchée était dégarnie, on reçut des chasseursautrichiens en renfort. Quelques hommes furent envoyés chercher du café et du pain à la cuisine roulante. Nous étions en train de boire notre café quandsoudain un violent tir d'artillerie russe se déclencha . C'était notre tranchéeleur objectif, et ils visaient juste . Leurs obus et leurs shrapnels éclatèrent95 devant et derrière nous. Nous fûmes complètement surpris. Laissant tomber nos gamelles, et saisissant nos fusils, nous nous sommes couchés au fond de la tranchée. Comme les obus frappaient tout près, plusieurs hommes furent ensevelis. Ils purent être dégagés presque indemnes. Un chasseur autrichien qui se tenait allongé près de moi se leva pour voir ce qui se passait devant. A peine avait-il levé la tête qu'il se mit à crier: «Les Russes arrivent! »Tous se levèrent. Je vis aussitôt plusieurs vagues d'assaut russes devant le village, qui s'approchaient de nous en courant. On ouvrit un feu très nourri. J'en vis tomber un certain nombre, mais de nouvelles vagues d'assaut se formaient devant le village. On était confrontés à un adversaire numériquement beaucoup plus fort que nous. A présent, l'artillerie russe bombardait violemment notre tranchée aux shrapnels. Beaucoup d'entre nous n'eurent plus le courage de tirer et se tapirent au fond de la tranchée. D'autres furent touchés. Ainsi le chasseur autrichien qui se tenait à côté de moi: il reçut une pleine charge de shrapnel dans la tête et mourut aussitôt. Les Russes, qui progressaient toujours vers nous, étaient maintenant très proches. Je vis alors un certain nombre de mes camarades escalader l'arrière de la tranchée pour chercher leur salut dans la fuite. Comme je n'avais guère envie de finir embroché par ces Russes à demi civilisés, je quittai également la tranchée, suivi de mon ami le Rhénan. Les Russes nous tirèrent copieusement dessus, mais en quelques bonds nous avons pu atteindre le couvert de la forêt et échapper à leur vue. Par chance, le sol était en pente, et nous étions donc à l'abri des tirs d'infanterie qui sifflaient autour de la cime des arbres. Les shrapnels, dont les éclats s'abattaient autour de nous, représentaient un danger beaucoup plus grand; en courant, on s'efforçait d'arriver hors de leur portée. Me retournant, je vis que tous les occupants de la tranchée suivaient, hormis bien entendu ceux qui avaient été touchés. Les blessés qui n'arrivaient plus à courir furent capturés par les Russes. On passa devant une batterie d'artillerie de campagne. Son chef nous demanda ce qui se passait. «Les Russes ont fait une percée », lui répondit-on. Il ordonna alors à sa batterie de se déplacer pour reprendre le tir plus en arrière. Les tirs d'infanterie cessèrent derrière nous, nous indiquant que les Russes avaient arrêté de nous suivre. Mais sur notre droite, le combat faisait encore rage. On entendait depuis le village le crépitement ininterrompu des fusils et des mitrailleuses. Nous arrivâmes à la route qui franchit le Dniestr à Zurawno. Cette route fut bientôt submergée par le flot des fantassins allemands battant en retraite. L'artillerie russe la prit sous son feu, nous obligeant de passer par les champs. Chacun allait comme il voulait et personne ne prêtait plus attention aux ordres. C'est ainsi que je parvins, fatigué, essoufflé et trempé de sueur, sur la colline rocailleuse où se trouvaient les anciennes positions russes. J'avais bien l'intention de franchir le Dniestr le plus vite possible, pour mettre le 96 fleuve entre moi et les Russes. Mais le soldat propose et l 'officier dispose!Plusieurs officiers nous arrêtèrent et nous ordonnèrent de nous rassembler. Je fis comme sije n 'avais rien entendu, car j'avais vraiment très envie de mesentir en sécurité de l 'autre côté du pont. Mais lorsqu'un officier, le pistoletlevé, m 'ordonna de m'arrêter sinon ... il ne me resta plus qu'à me joindre auxtroupes rassemblées. On dut se mettre en ligne et s'enterrer au plus vite. Nous avions pour mission d 'arrêter les Russes lorsqu'ils arriveraient, jusqu'àce que les dernières troupes aient traversé le pont. « C'est nécessaire,nous devons nous sacrifier pour nos camarades », tels étaient les ordres.« Nom de Dieu! Ce coup-ci ça va mal», me dit un Bavarois couché à mescôtés .Devant nous se trouvait une forêt, à cinq cents mètres. Les troupes qui se trouvaient sur notre droite, et qui avaient été contraintes de reculer, en affluèrent. Quelques soldats portaient des camarades blessés sur le dos. Je vis aussi un hussard hongrois qui avait hissé un fantassin allemand grièvement blessé sur un cheval, pour lui épargner la captivité. Au bout d'une heure, seuls quelques blessés légers venaient encore de la forêt; ils nous dirent que l'infanterie russe n'était plus très loin. Deux avions russes bombardèrent le pont; depuis les hauteurs , nous vîmes les soldatsqui le traversaient soit se coucher , soit se disperser rapidement. Mais le pontne sembla pas avoir été touché et les masses de soldats en retraite recommencèrent à déferler aussitôt les avions disparus. Nous étions toujours tapis dans nos trous individuels, regardant avec appréhension l'orée de la forêt . C'est alors que des obus se mirent à déchirer l'air. Un obus russe degros calibre éclata dans les champs non loin du pont. Ils se succédaient sans arrêt, éclatant autour de ce passage vital , certains soulevant de hautesgerbes d'eau dans le Dniestr. Depuis l'autre rive du fleuve, quelques batteries allemandes se mirent à riposter. Leurs obus sifflaient par-dessus nos têtes et explosaient dans la forêt, devant nous. Il n 'y avait toujours pas deRusses en vue. Soudain , la lisière de la forêt s'anima. La fusillade éclata etles balles nous sifflèrent dangereusement aux oreilles. Les Russes sortirent de la forêt, en nous canardant. On répondit par un feu roulant. Puis, on entendit un ordre: « On se replie! Allez, allez! » On ne se le fit pas dire deuxfois. Chacun jaillit de son trou pour gagner la protection du versant. Un soldat qui courait devant moi fut touché et s'écroula face contre terre en criant; mais personne ne prit le temps de s 'occuper de lui, encore moins del'aider. Tout le monde n 'avait qu'une idée en tête: traverser le pont au plusvite pour atteindre l'autre rive. Nous avons dégringolé, glissé et sauté sur la pente raide de la colline, couru à travers quelques prairies pour rejoindre le pont. Il avait été pratiquement détruit par les obus , mais malgré cela,presque tous parvinrent à le franchir .Lorsque les premiers fantassins russes se montrèrent, nous étions déjà à l'abri des maisons de Zurawno. Nos pionniers firent alors sauter le pont .Lorsque la nuit tomba, on quitta la petite ville pour gagner un village situé 97 à cinq kilomètres. Beaucoup de réfugiés de Zurawno nous accompagnèrent; ils traînaient avec eux quelques objets de première nécessité. On rencontra la cuisine roulante de notre compagnie devant le village, si bien que l'on put calmer notre faim. De nouveaux éléments étaient encore arrivés d'Allemagne; ils furent intégrés à la compagnie . Puis on nous lut quelques articles de règlement decampagne, qui tous se terminaient par: Sera passible de forteresse ... Sera passible de la peine de mort .. . Rien que des punitions et toujours despunitions. On ne procédait à la lecture de ces articles que pour mieux fairesentir aux soldats leur impuissance et leur insignifiance face à leurs supérieurs. Puis on dut former une ligne dans un chemin creux, à intervalles d'un mètre, et nous enterrer. On se coucha ensuite dans les trous humides pour dormir. Plusieurs soldats voulurent aller au village à la recherche debottes de paille, mais le capitaine le leur interdit. J'eus froid, malgré la tiède nuit d'été: ma chemise était encore trempée de sueur et je n'en avais pas d'autre pour me changer. Le jour suivant, on resta en position . On murmurait parmi les soldats queles Russes devaient être attirés sur cette rive du fleuve. Les avions allemands et l'artillerie devraient alors détruire les passages dans le dos de l'ennemi; mais les Russes étaient trop malins pour tomber dans le piège. Seuls quelques petits détachements prirent pied sur notre rive. Le gros de leurs troupes reprit position dans les trois tranchées superposées, sur les hauteurs rocheuses, au-delà du fleuve. Des patrouilles envoyées aux avant postes firent quelques prisonniers russes. Ils appartenaient à un régiment de la garde. C'étaient tous des hommes très grands, très robustes, nous ressemblions à des enfants à côté d'eux. Hormis quelques coups de feu échangés entre patrouilles, la journée se déroula tranquillement . Quelquescolonnes de fumée nous indiquèrent que des incendies avaient éclaté; dans la nuit, la petite ville semblait une mer de flammes. Une vision belle et horrible à la fois. Le ciel était rouge-sang. On resta couchés dans nos trous toute la nuit ainsi que le jour suivant
Nouvelle offensive, juin-juillet 1915
Lorsque la nuit tomba, on reçut l'ordre de se préparer. En dix minutes à peine, notre bataillon se tint sur la route, prêt à partir. Les munitions furent vite recomplétées. Chacun reçut aussi une boîte de viande et un sachet de biscuits, au cas où nous perdrions le contact avec la roulante. En avant, . marche l Et on partit. Les cinq kilomètres qui nous séparaient de Zurawnofurent vite avalés . Presque toute la ville avait brûlé. Le feu couvait encoresous les décombres et une répugnante odeur de brûlé était omniprésente. On avança jusqu'à la rive du Dniestr pour s 'enterrer dans les jardins potagerssitués en bordure du fleuve . Il nous sembla bientôt entendre quelque chosesur l'eau . On ne pouvait rien voir mais on entendait des coups étouffés et desbruits de rames. Nos sapeurs étaient en train de construire deux passerelles sur le fleuve. 'Ils assemblaient de gros madriers à l'aide de câbles et decrochets. Des poutres furent placées sur chaque r ive, auxquelles on attachala passerelle, pour éviter qu'elle ne balance trop .Le franchissement commença à minuit. Le premier bataillon passa en premier, puis ce fut notre tour. Pour ne pas trop peser sur cette passerelle très instable, on nous fit avancer à intervalle de quatre pas. En plus, il se mit à pleuvoir et il faisait si sombre qu'on voyait à peine la silhouette de celui qui nous précédait. Nous devions tâter le terrain avant chaque pas pour bien rester sur la passerelle et ne pas tomber dans le fleuve. Au milieu, elle s'abaissait tellement sous l'effet de notre poids, que nos bottes se remplirent d'eau. Tous furent soulagés de sentir la terre ferme de l'autre rive sous leurs pieds. Un adjudant nous accueillit et dit à chacun de se rendre sur la droite et de former une ligne. On se coucha sur les galets de la rive, attendant les ordres. Les Russes, qui occupaient exactement les mêmes positions sur la colline que lors de notre premier franchissement, tirèrent durant toute la nuit en direction du fleuve. Mais leurs balles passèrent presque toutes au dessus de nous. Lorsque tout le régiment fut passé, on nous ordonna d'avancer doucement, de nous coucher et de nous enterrer dès que nous serions pris à partie. Les prairies sur lesquelles nous avancions, entre le fleuve et la première tranchée russe, ne s'étendaient que sur une largeur de deux cents mètres. Les Russes eurent tôt fait de nous repérer et pan, pan, pan, quelques coups 99 de feu nous furent adressés. Je me jetai au sol, saisissant ma pelle pour recommencer mon travail de taupe. Il faisait si noir que je ne pouvais même pas voir mon voisin . J'entendis alors une voix appeler doucement: « Richert,viens ici! on se fait un trou tous les deux! " C'était mon ami de Rhénanie quim'appelait. J'avais à peine fait trois pas que je trébuchai dans le noir dans un trou. En tâtonnant dans l 'obscurité, je vis qu'il s'agissait d'un trou deprotection datant de notre premier franchissement . J'appelai alors le Rhénan.Comme le tir des Russes devenait très nourri, on fut tout heureux de se trouver dans un abri correct. Un cri suivi de râles nous indiqua qu'un homme venait d'être touché à proximité. Tous se firent passer le mot:« Infirmiers sur la gauche! » Deux brancardiers arrivèrent bientôt. Mais ilsn'eurent plus besoin de s'occuper de cet homme, qui était déjà mort . C'étaitun jeune volontaire originaire de Prusse orientale. Les tirs russes se calmèrent. Nous avons agrandi notre trou de façon à pouvoir nous y coucherparallèlement à la position russe. Bien nous en prit car, le lendemain matin, plusieurs hommes furent blessés aux jambes par des balles russes tirées de la tranchée supérieure. En voyant, le matin venu, tous ces petits monticules de terre si près de leurs tranchées, les Russes ripostèrent immédiatement. Le petit tas de terre situé devant notre trou reçut plusieurs balles, qui projetèrent en l'air la terre fraîche. Mais nous étions très bien protégés tous les deux, et il était impossible de nous atteindre. Certes, lorsque l'artillerie russe se mit à tirer , notre situation devint plusinconfortable. Trois Lorrains s'étaient enterrés dans le fossé au bord de la route. Un obus éclata dans leur trou, projetant dans les champs leurs corps déchiquetés. Une vision répugnante. Dans notre dos, notre artillerie ne se signalait toujours pas. Vers huit heures du matin , elle tira son premier coupde canon. C'était le début d'un feu roulant qui allait marteler les positions russes pour préparer notre assaut. Soudain, un bruit terrible déchira l'air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre. Couchés sur le sol, on ressentait très nettement l'impact des obus. Quels sifflements sur nos têtes! On repérait les petits calibres à leur tching boum caractéristique: tir, vol et explosion en quelques secondes. Les obus de moyen calibre se signalaient par un teh ... assez long durant leur trajet, tandis que les gros calibres arrivaient en sifflant à grand bruit tch.ch.ch. Je levai un peu la tête pour voir ce terrible spectacle. Toute la colline res semblait à une montagnecrachant le feu; les obus éclataient partout. Ils projetaient en l'air des buissons, des morceaux de roc, de la terre. Quelques éclats et des mottes de terre arrivèrent jusqu'à nous. Partout, je vis nos fantassins lever la tête pour regarder ce spectacle épouvantable. Certains se tenaient à demi relevés , offrant ainsi de bellescibles aux Russes. Mais ceux-ci , exposés sans défense à cette grêle d'acier,étaient sans doute tapis sur le sol de leur s tranchées, morts de peur. Au boutd'une demi-heure, la première tranchée russe, celle qui s'étendait au pied de 100 la colline, s'anima. Tentant de se frayer un chemin parmi les explosions d'obus, tous les survivants de la tranchée coururent vers nous, les mains en l'air. La peur les avait presque tous rendus blancs comme des linges et ce qu'ils avaient enduré les agitait encore de violents tremblements. Nous avons dû les rassembler et les faire se coucher derrière nos abris, sur les prairies, pour les protéger des tirs d'artillerie russe qui nous étaient adressés de temps en temps. Les occupants de la tranchée supérieure cherchèrent leur salut dans la fuite. Seule restait à conquérir la tranchée du milieu, qui courait le long du versant. « Préparez-vous, baïonnette au canon !» tel fut l'ordre que l'on dut setransmettre d'homme à homme. On posa tous nos sacs , avant de mettre labaïonnette en place; pour ma part j 'inversai ma pelle dans sa gaine, glissantle manche en premier, de façon à être mieux protégé contre une éventuelle blessure au ventre. L'artillerie allemande déplaça son tir vers l'avant. L'ordre claqua: «A l'assaut, en avant , en avant l . Tous jaillirent hors deleurs trous, attaquant les tranchées russes au pas de charge, poussant le cri de guerre, « hourra », Mais notre artillerie avait fait le plus gros du travail.Nous ne rencontrâmes que très peu de résistance. Dans la tranchée du bas il n'y avait plus que des morts et des blessés. Quelques coups de feu partirent de la tranchée du milieu; une de ces balles fracassa le genou de notre capitaine . Le même homme qui avait traitédes blessés gémissants de « femmelettes» et de « lâches poltrons» criait etgémissait à pré sent comme un possédé. Même avec la meilleure volonté, ilne m'inspirait pas la moindre pitié. Ensuite , nous avons escaladé la pente dela colline. Quelques Russes de la tranchée du milieu voulurent s 'enfuir etcherchèrent à grimper aussi vite que po ssible, mais ils furent abattuscomme des lapins pour dégringoler à nouveau dan s la tranchée.Lorsque nous arrivâmes à ladite tranchée , tous les survivants levèrent lesbras en l'air. Ils furent conduit s en bas, vers les autres prisonniers. D'autresencore vinrent d'au-delà de la tranchée, pour se rendre. Ils auraient pufacilement s'échapper , mais ils choisissaient la captivité, plutôt que decontinuer à combattre plus long temps. Nous nous frayâmes un chemin versle sommet à travers des buissons déchiquetés et des trous. Le régiment se rassembla . D'en haut, nous avons vu les prisonniers russes traverser lefleuve, pour aller vers l'arrière. Ils étaient certainement plus heureux que nous; pour eux, le massacre était terminé. Le 2 e bataillon dut ensuite progresser lentement, formé en vagues d'assaut.Quelques patrouilles furent envoyées en reconnaissance. Les 1 er et 3ebataillons suivaient, regroupés. Sur notre gauche et notre droite, d'autres régiments avançaient aussi. Nous n'avons rencontré aucune résistance durant toute la journée. De temps en temps , quelques Russes isolés sortaientdes buissons et des champs de blé , où ils étaient restés cachés, pourse rendre. Nous avons passé la nuit dan s le village d'où nous avions étéprécédemment délogés par les Russes , lors de notre première attaque. Les101 trois jours suivants, nous n'avons pas vu un seul Russe. A en juger d'après la carte, on devait se rapprocher de la petite ville de Rohatin. Un matin, comme on se trouvait sur une hauteur couverte de blé, on reçut l 'ordre d'aller occuper un moulin à eau en contrebas. A deux kilomètres surnotre gauche se trouv ait Rohatin. Nous nous sommes approchés du moulin,en tirailleurs. Quelques shrapnels nous furent alors adressés , et il y eutaussitôt des blessés. Tous se mirent alors à courir vers le moulin, à la recherche d'un abri. Je me jetai avec quelques camarades dans une remise à bois; d'autres entrèrent dans la maison ou dans les dépendances. La batterie russe prit le moulin sous son feu. Quatre shrapnels arrivèrent en sifflant. Tous éclatèrent autour et au-dessus du moulin. Les bâtiments en bois, au toit de chaume, ne nous offraient que peu de protection. Un shrapnel éclata juste au-dessus du hangar et blessa quatre hommes. Parmi eux mon ami de Rhénanie, qui reçut un éclat en travers de la cuisse . Je lui entaillaison pantalon pour enrouler ses deux paquets de pansements autour de la blessure. Puis je le transportai dans la pièce de séjour, aidé d'un camarade; on y était un peu plus à l'abri. Cette pièce était pleine de soldats, accroupis sur leurs sacs, le long des murs. La tension et la peur étaient gravées sur chaque visage, car personne ne savait à qui serait destinée la prochaine salve. A présent, deux obus succédaient à chaque couple de shrapnels et s'écrasaient au sol. Un soldat du nom de Spiegel, qui se tenait dans un coin de la pièce, se leva et sortit pour uriner. Un obus éclata au même moment, faisant un grand trou dans le mur. Des éclats, des bouts de bois, et le sac du soldat Spiegel volèrent au plafond. Toute la pièce se remplit d'une puante poussière de poudre. Le sac de Spiegel et ses gamelles étaient complètement déchiquetés et pulvérisés. Lorsqu'il revint dans la pièce et qu'il aperçut ses affaires , il devint tout pâle. Et commeun soldat lui dit qu'il devait sa vie à un heureux hasard, Spiegellui répondit: « J'ai une mère à la maison qui chaque jour prie pour mois Au mêmemoment arrivèrent quatre nouveaux projectiles. L'un d'eux éclata dans la cour, les autres derrière le moulin. La nervosité allait croissant. Plusieurs soldats passèrent leurs sacs, mais où aller? Il Y eut soudain un bruit terrible. J'allai vite à la fenêtre pour voir ce qui se passait. Je vis un énorme nuage de fumée s 'élever derrière la grange, tandis que des mottes d'herbe etde terre étaient projetées alentour. Un obus de gros calibre venait d 'exploser.Un autre le suivit de près. Il passa au-dessus du moulin et explosa dans un étang situé juste derrière celui-ci. Une énorme gerbe d'eau s'éleva. Le troisième obus explosa entre le corps d'habitation et la grange. Dans la plus grande panique, tout le monde courait en tous sens; mais où aller? Nulle part on était en sécurité. On reçut alors l'ordre d'évacuer d'urgence le moulin . Nous avons dû longerle torrent, camouflés par de s aulnes et des saules, en direction d'un villages itué à quelques centaines de mètres, en emportant nos blessés. Les Russesbombardèr ent le moulin jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'il ait entièrement pris102 feu, bien qu'il n'y ait plus là-bas un seul de nos hommes. Nous avons passé la nuit dans le village. Pour ma part, je m'endormis sur une botte de paille, derrière une cabane. Nous avons repris la marche avant le lever du jour en direction d'un village, situé à trois kilomètres sur notre droite. Sur une place de ce village se trouvait tout un tas de cartons. L'infanterie russe avait sûrement reçu des munitions à cet endroit. Je me rendis dans une maison pour acheter des œufs. J'eus la chance de pouvoir m'en procurer une douzaine. La femme me fit aussi bouillir un litre de lait; bien entendu je la payai. Une bonne demi-heure passa. Entre-temps, ma compagnie avait progressé jusqu'à l'autre côté du village, où elle avait été accrochée par les Russes. Une vive fusillade s'était soudain déclenchée dans ce matin tranquille. Sur ces entrefaites je vis plusieurs de nos fantassins repasser dans le v illage en sens inverse. Je leur demandai par la fenêtre ce qui se passait. Ilsne le sa vaient pas eux-mêmes, mais reprirent leur course. Je bus vite monlait et mis le reste des œufs dans ma mu sette. De plus en plus nombreux, lessoldats battaient en retraite. Je me joignis à eux, ne sachant toujours pas ce qui s'était vraiment passé. Nous avons couru le long d'un vallon jusqu'à un torrent. On se remit en position dans le lit asséché de celui-ci. En quelques instants, toute la compagnie se retrouva là. Quelques hommes manquaient. Ils avaient certainement été tués ou blessés dans le village. Vers midi, nous avons aperçu quelques Russes en bordure du bourg. Au premier coup de feu, ils disparurent vite derrière les maisons. L'après-midi, nous avons entendu sur notre droite un violent tir d'artillerie, interrompu par le crépitement des fusils et des mitrailleuses. Le soir venu nous avons appris que les nôtres avaient réussi à percer le front russe. Nous avons passé la nuit sur le lit asséché du torrent, pour repartir le lendemain matin, l'estomac vide, sans avoir rien vu de la cuisine roulante. Quant à moi, j'avais la chance d'avoir encore trois oeufs dans ma musette; ils me firent le plus grand bien. Au bout de quelques kilomètres, on nous fit remonter une large vallée dont le centre était couvert de joncs sur une largeur de près de cinq cents mètres. De notre côté se trouvaient plusieurs fermes isolées. Comme nous nous approchions de la première, nous avons entendu des sifflements d'obus et plusieurs shrapnels explosèrent. Je courus me mettre à l'abri derrière le tronc d'un saule. Les autres soldats s'élancèrent derrière les maisons. Un shrapnel arracha plusieurs branches de l'arbre sous lequel je me trouvais, si bien que je ressentis une drôle d'impression. J'entendis alors les ordres: « Le deuxième peloton rejoint les maisons situées sur la gauche à deux cents mètres.» J'appartenais à ce peloton. Dès que les premiers se mirent à courir vers ces maisons, ils furent accueillis par des tirs d'infanterie provenant de l'autre côté de la vallée. En scrutant l'autre versant, je découvris un long remblai de terre qui longeait un champ de blé dominant les joncs: la position russe. Je pris la décision de rester derrière mon saule, et de m'enterrer. A peine avais-je donné quelques 103 coups de pelle que notre adjudant, qui se tenait derrière une maison,m 'ayant vu, se mit à crier: « Richert, rejoignez tout de suite votre peloton! »J e courus aussi vite que je le pus à travers champs, en direction des deuxmai sons. Les balles me sifflèrent aux oreilles. L'une d'elles frappa le sol justede vant moi, si bien que je partis aussitôt en vol plané. A quelques pas de là,le corps d 'un soldat gisait à terre. Je parvins sain et sauf à l'abri des maisons.C omme les balles russes traversaient les cloisons de bois et les toits dec haume, nous fûmes obligés de nous enterrer. Nous sommes restés dans nostr ous jusqu'à la tombée de la nuit. Le soleil avait tapé toute la journée etn ous souffrions beaucoup de la soif. Un torrent coulait à une centaine demètre s à peine. Mais aller chercher de l'eau représentait un danger terrible,e t personne n'eut ce courage. A la tombée de la nuit, nous avons dûc onstruire un passage au-dessus du torrent, puis avancer dans les roseauxe t nous enterrer à deux cents mètres de la position russe. C'était plus vite ditq ue fait. Le moindre trou se remplissait aussitôt d'eau, et il était hors deque stion de creuser une tranchée. J'amassai donc le plus de vase possible,avec laquelle je confectionnai un petit remblai pour me protéger un peu .Nous avons passé la nuit dans les roseau x humides. Je finis malgré tout parm'endormir . Vers le matin, le froid me réveilla. J'étais couché dans l'eau.P resque tout le monde était dans le même cas. Les Russes avaient en effetconstruit un barrage en aval , provoquant la montée de l'eau autour de nous.De temp s à autre, pendant la nuit, des coups de feu partaient de la tranchéer usse.Au petit jou r, j'entendis un camarade annoncer que les Russes faisaientdes signes , comme pour se rendre. Je levai la tête au-dessus des roseaux.C 'était vrai; les Russes agitaient leurs casquettes et des mouchoirs blancs.M ais comme toute cette affaire ne nous inspirait guère confiance, quelqueshommes furen t envoyés en éclaireurs. Quand ceux-ci arrivèrent devant laposi tion russe, ses occupants, une vingtaine, sortirent de la tranchée pour serendre . Ils avaient été laissés en arrière, pour faire diversion et permettre lare traite du gros des troupes. Des morceaux de pain traînaient çà et là dansleur tranchée, que nous avons dévoré avidement. Beaucoup de soldatsarrachèrent de s épis de blé, les écrasèrent et, après avoir soufflé la paille,mangèr ent les grains, pour un peu calmer leur appétit. Plusieurs patrouillesfurent dépêchées pour reconnaître les environ s. Je fus envoyé avec deuxautres dans un vi llage à un kilomètre de là, voir si les Russes l'avaientévacu é. On s'approcha prudemment à travers le champ de blé, courbés enavant . La rosée nous trempa. Arrivés en bordure du champ, nous noussommes couchés pour observer le village, à deux cents mètre s de là. De lafumée sortait de p lusieurs cheminées, mais pas le moindre Russe en vue.Nous a vons couru aussi vite que possible jusqu'à la première maison, d'oùnous avons observé la rue principale , qui était très sale, sans voir la moindretrace de Ru sse. Une porte s'ouvrit alors, et une femme sortit. Deux seauxpenda ient à un bâton qu'elle portait sur l'épaule. Elle s'approcha du puits à104 balancier qui se trouvait près de nous. Nous nous appuyions contre le mur et ce n'est qu'en voulant remonter ses seaux qu'elle nous aperçut. Elle sembla terrifiée , poussa un cri comme si elle pendait déjà à nos baïonnettes,et laissa tout tomber; elle courut comme une dératée vers sa maison et ferma la porte qu 'elle verrouilla à double tour.Je m 'approchai alors de la maison, la contournant pour rejoindre la portede derrière car nous aurions aimé savoir si les Rus ses étaient encore dans levillage. A peine avais-je mis la main sur la poignée que la porte s 'ouvrit.Sans aucun doute, cette femme voulait s'enfuir tenant son enfant dans ses bras. Dès qu'elle me vit, elle tomba à genoux de terreur , tenant l'enfant àbout de bras. Elle me dit quelque chose dans sa langue, me priant probablement de l 'épargner au nom de son enfant. Pour la tranquilliser, je me mis àlui tapoter gentiment l 'épaule, à caresser l'enfant et à lui faire le signe dectoix , lui faisant comprendre que moi aussi j'étais catholique. Puis, montrantmon fusil,je remuai la tête pour lui signifier que je ne lui voulais aucun mal. Comme elle était heureuse à présent! Elle me raconta alors des tas de choses, dont je ne compris pas un traître mot. Je fis entrer mes deux camarades . Elle nous donna du lait, du pain et dubeurre . Ce fut fort bon! Je lui demandai ensuite « Moskali ?» montrant ladirection du village . Elle alla vers la pendule de la pièce, m'indiqua douzeheures, faisant de la main le geste de partir. Nous savions à présent que les Russes avaient quitté le village à minuit .Je me rendis derrière la maison, et après être monté sur un tas de terre, je mis mon casque sur ma baïonnette, puis agitant mon fusil , fis comprendreà la compagnie qu'elle pouvait venir. Nous pénétrâmes tous ensemble dans le village . On y fit une halte et, les fusils disposés en faisceaux, on attenditla cuis ine roulante. Des jeunes filles et des femmes venaient de tous côtés,nous apportant du lait bouilli, du pain et autres vi vres. Elles fixèrent aussides fleurs à nos casques et à nos fusils. Nous étions très étonnés , car nous nevoyions généralement que peu de visages amicaux à notre arrivée, dans les villages de Galicie. Comme nous devions l'apprendre, les Russes avaient violé plusieurs femmes avant leur départ. C'est pourquoi elles nous considéraient comme leurs libérateurs .La cui sine roulante arriva enfin. Elle avait préparé du bon riz et de laviande de boeuf ainsi que quelques poulets; et en fin de compte, à force de trop manger, nous avons tous attrapé des maux de ventre. L 'après-midi, les effectifs furent recomplétés, surtout par des Lorrains. Ilsavaient été retirés du front occidental, car les déserteurs étaient de plus en plus nombreux dans leurs rangs. Il y avait également quelques ressortissants de Prusse orientale. Mon bon camarade, le théologien Hubert Weiland, qui avait été légèrement bles sé le 4 mai dans les Carpathes, étaitparmi eux . Nous eûmes beaucoup de plaisir à nous retrouver; il ne rencontrapas beaucoup d 'anciens camarades dans la compagnie. La plupartétaient morts, blessés ou malades. Lors de la répartition en compagnies 105 nou s avons prié l'adjudant de nous affecter dans le même groupe, ce qu'il fit.Dan s notre groupe se trouvait encore un jeune professeur et aussi un richeétudi ant, fils de propriétaire terrien, tous deux originaires de Prusse orientale.Le gr oupe était dirigé par un sous-officier lorrain, du nom de Hiller.Ap rès avoir passé la nuit dans le village, nous sommes repartis tôt lelend emain matin.Le soir venu, nous nous sommes arrêtés pour deux jours dans une forêt.Nou s avons enfin pu nous reposer. Et nous quatre sommes bientôt devenustrè s bons camarades.On repartit le 30 juin au matin. Nous avons r encontré de petits détachementsde Russes qui battir ent vite en retraite. Nous avons fait prisonniersplusieur s de leurs blessés. Le matin du l " juillet 1915, nous nous sommesin stallés sur une hauteur. Il nous était interdit de nous montrer. Noussomm es donc restés couchés à couvert, jusqu'à midi. J'étais très curieux desavoir ce qui se pa ssait devant nous; je rampai jusqu'au tronc d'un énormecharme, pour obser ver la région à la jumelle. Juste devant moi se trouvaitune vallée , traversée par un village très étiré, un torrent et une voie ferrée ;sur l 'autre versant je remarquai une deuxième ligne de chemin de fer, reliéeà l a première et menant dans une vallée secondaire. Je pris ma carte et pusassez rapidement d éterminer notre position.Le village s'app elait Liftira Gorna, le torrent la Zlota Lipa. Quelqueschamps d'avoine s 'étiraient sur le versant opposé, parmi quelques taluscou verts de broussailles. J'aperçus quelque chose qui me remplit d'effroi: unremblai de t erre fraîchement retournée, partiellement caché par les broussailles;c 'était la position russe. Sûrement un assaut en perspective avectoutes les chances d 'être tué. Je retournai en rampant vers mes camaradespour leur raconter ma dé couverte. Tous furent très abattus, surtout lesjeun es soldats qui n'avaient pas encore connu le feu. Aucune trace decourage ou d 'intrépidité, dont il était pourtant question tous les jours dansle s livres et les journaux.106
Combats de la Zlota Lipa, pr_2 juillet 1915
Dans l'après-midi du 1erjuillet, nous avons reçu l'ordre de nous mettre en route. Notre mission était de progresser si possible sans nous faire voir dans la vallée , puis de nous rassembler à l'abri du talus de chemin de fer. Parchance, un gros mamelon couvert d'épaisses broussailles s'étirait vers la vallée , sur notre droite. Nous avons pu ainsi atteindre le talus sans être vusdes Russes. Par contre, les compagnies qui devaient atteindre la voie de chemin de fer sur notre gauche eurent plus de difficultés que nous, car elles devaient dévaler des champs à flanc de coteau, complètement à découvert. Chacun courait comme il voulait . Dès que les premiers apparurent ausommet , les Russes ouvrirent un feu violent. Bientôt tout le versant futrecouvert de soldats courant vers le fond de la vallée . On voyait trèsnettement les impacts des balles, qui soulevaient de petits nuages de poussière en frappant le sol. Mais sur les trois compagnies, seuls une dizaine d'hommes furent touchés. Les Russes commencèrent alors à bombarder aux shrapnels le talus de chemin de fer . On fut obligés de creuser des trous dans la pente pour mieuxs 'abriter. Weiland et moi écrivîmes des cartes à nos chers parents. Mais nousn'eûmes pas l'occasion de les donner ce jour-là à la cuisine roulante. Le soir venu, nous avons dû progresser vers le talus de la ligne de chemin de fer. Là aussi nous avons eu la chance de pouvoir avancer à couvert, protégés par des buissons le long d 'un petit ruisseau. Comme le soleil avait disparu àl 'horizon, je crus que nous allions passer la nuit derrière le talus, et quenotre attaque aurait lieu le lendemain matin. Mais je me trompais. Notre artillerie tonnait; les projectiles passaient en sifflant au-dessus de nous avant d'exploser sur les positions russes, là-haut. De nombreux éclats étaient projetés jusqu'à nous . «En avant !» cria notre commandant derégiment depuis le premier talus. Ce mot me fit trembler d'effroi; tout le monde savait qu 'il représentait l'arrêt de mort d'un bon nombre d'entrenous. Je craignais par-dessus tout une blessure au ventre, car dans ce cas les malheureux vivent encore de un à trois jours, jusqu'à ce qu'ils expirent dans d'horribles douleurs . Les chefs de compagnies donnèrent leurs ordres:« Baïonnette au canon! A l'assaut! En avant! En avant! » Tous se mirent àcourir vers le sommet : Durant un moment, on fut couverts par les buissons.Mais un feu d'enfer nous accueillit quand on arriva à découvert. Il y eut des 107 cris çà et là. Un soldat qui courait devant moi jeta soudain ses bras en l'air e t culbuta en arrière. Je voulus le retenir dans sa chute avec un bras, maisil manqua de m'entraîner. Les cris des blessés étaient horribles à entendre. Des blessés légers couraient à toute allure se mettre à l'abri du talus. On continuait à progresser malgré tout. Au crépitement des tirs d'infanterie se mêlaient de plus les rafales des mitrailleuses russes. Des shrapnels explosaient au-dessus de nos têtes. J 'étais dans un tel état de fébrilité que je ne savais plus ce que jefaisais. Epuisés, à bout de souffle, nous sommes arrivés devant la position russe . Ils évacuèrent alors leur tranchée et se mirent à escalader la colline,pour gagner la forêt toute proche. Mais la plupart d 'entre eux furent abattusavant de l'atteindr e. On continua à avancer jusqu'à la lisière du bois; là onse coucha pour reprendre notre souffle. Le soir tombait peu à peu; les tirs cessèrent. Seul s quelques obus allemands passaient encore en sifflant,avant d'exploser dans la forêt. Soudain, des coups de feu furent tirés depuis une avancée de la forêt, sur notre gauche. Zing, zing, les coups claquèrent à proximité. Une clameur résonna et je pus voir , dans l'obscurité, les Russes venir à notre rencontre,la baïonnette au canon . Comme ils nous attaquaient sur le côté, la plupartd'entre nous ne purent tirer aus sitôt sans risquer de toucher les camaradesagenouillés ou couchés devant eux . Certains d'entre nous se retirèrent.Après avoir tiré quelques coups de feu, je m'e squivai aussi. Les Russess 'étaient couchés en position et les deux camps se mitraillaient à une trèsfaible distance. A l'abri d 'un buisson, j'attendais le cours des événements.Bien qu 'entre-temps la nuit soit tombée, on discernait très distinctement lesenvirons. Plusieurs soldats passèrent en rampant près de moi avant de s'éclipser vers l'arrière. La fusillade durait toujours, perdant toutefois peu à peu de son intensité.J'entendis alors des pas devant moi : un soldat glissa le long du buisson avantde s 'asseoir en râlant à côté de moi. «Tu es blessé, camarade ?» demandai-je.il me répondit dans un soupir: « Oui, le bras et la poitrine me font très mal. »Je l 'éclairai avec ma lampe de poche et vis qu'il avait une profonde entaille aucou , d'où coulait son sang. « Ce n'est pas grave, dis-je, c'est une éraflure aucou. » Il me répondit qu'il ne sentait rien au cou, mais qu'il avait mal au brasdroit et à la poitrine. Après avoir pansé son cou à l'aide de mon petit paquetde pansements , je voulus l'aider à descendre la colline. Mais il n'avait plus laforce de marche r. Je remarquai alors que son bras droit pendait, inerte. Jel'é clairai à nouveau; je vis alors l'impact de la balle, sur le haut de son brasdroit . Il avait été transpercé et la balle avait pénétré dans la poitrine àtr avers les côtes. Plusieurs soldats nous dépassèrent en courant. Je leur criaide m 'aider à porter le blessé, mais ils continuèrent de courir. Un autre arrivaquelqu es instants plus tard et, sans hésiter, se montra prêt à m'aider.On assit le blessé sur mon fusil, l'un tenant fermement la crosse, l'autre lecan on. Le blessé passa son bras valide autour de mon cou, et nous voilà108 descendant la colline dans cet équipage. Ma is on n'arriva pas bien loin. On semit à glisser sur la pente abrupte et on s'affala sur le sol, le blessé y compris. Je dis au soldat de porter mon sac et mon fusil; avec son aide, je pris le blessé sur mon dos et le portai aussi longtemps que mes forces le permettaient. Puis on changea les rôles. Ainsi on put atteindre le village. Je demandai à un brancardier, que je reconnus dans l'obscurité à son brassard blanc, où se trouvait le médecin. «La troisième maison à gauche, c'est le dispensaire. » Ons'y rendit et on y laissa notre blessé, mais on ne fit pas de vieux os dans cet endroit , tant les râles et les lamentations nous retournèrent les sangs. «Oùest-ce qu 'on peut bien aller?» me demanda mon camarade. Pour tout dire,j 'aurais bien volontiers passé la nuit dans une grange, mais je ne me sentaispas tranquille. Je ne savais rien du sort de Weiland et des autres camarades de Prusse orientale . On partit donc à la recherche de la compagnie.Chemin faisant , on rencontra un soldat qui avait été touché au talon. Ils'était traîné jusqu'ici, mais était à présent incapable d'avancer tant il avait perdu de sang. On le transporta au dispensaire. Le blessé que nous avions amené juste auparavant gisait sans connaissance sur la paille et sa fin semblait proche . Il était plus de minuit à présent. On repartit à la recherchede notre compagnie. On la retrouva derrière le talus de chemin de fer d'où était partie notre attaque. Les soldats étaient couchés ou assis là, dans la nuit , endormis ou hagards. Je longeai le talus en demandant à tout lemonde: «Est-ce que Weiland est là?» J'arrivai jusqu'à la compagnie voisine,mais ne pus mettre la main sur Weiland. Un soldat me dit alors qu 'il l'avaitvu s 'effondrer, mais qu'il ne pouvait dire s'il était mort ou grièvement blessé.La nouvelle m'accabla profondément. Je serais volontiers parti à sa recherche, mais cela n'avait guère de sens, d'abord parce qu'il faisait nuit et ensuite parce que les Russes, aux dires de nos patrouilles, avaient retrouvé leurs positions . Les morts et la plupart des blessés graves se trouvaient auxmains des Russes . Je rencontrai alors mon autre camarade, l'étudiant dePrusse orientale. Il me dit que le jeune professeur avait reçu un coup au v isage, qui lui avait fait sauter quelques dents et blessé la langue. Ainsinotre groupe de quatre bons camarades ne comptait donc que deux rescapé s.Notre chef de groupe , le sous-officier Hiller, manquait lui aussi à l'appel. Lacompagnie avait beaucoup souffert. Le commandant de compagnie était assis dans les parages; il s 'entretenaitavec un jeune lieutenant qui venait de rejoindre la compagnie. J'entendis ce dernier dire que c'était sans doute la dernière nuit de sa vie, puisqueson peloton devait monter à l'assaut . Le commandant, un jeune d'à peinedix-neuf ans, en uniforme de chasseur, soupirait lui aussi . La perspective dela journée à venir ne le réjouissait pas non plus . Je pris la décision de ne pasparticiper à cette attaque, par que lque moyen que ce fût.Le jour se levait doucement . Quelques hommes partirent pour la roulante.Ils rapportèrent de la nour riture, du café et du pain. Quelques soldats nemangèrent rien du tout, par peur d 'être blessés au ventre, ce qui est beaucoup109 plus grave le ventre plein. J'entendis un camarade crier :- Là-haut, il y a encore un blessé qui arrive !» Je levai les yeux. C'était vrai, un blessé setraînait vers nous, le long de la pente . Il s'arrêta dans le fossé, de l'autre côtéde la voie. Quelques soldats sautèrent le chercher pour le porter enfin à couvert. Dans quel état se trouvait le malheureux! Il avait reçu une balle explosive dans le mollet droit, et celui-ci était déchiré à trois endroits, de la cheville jusqu 'au genou. Une vision d'horreur! Ses lèvres étaient sèches etmarquées par la fièvre. Il nous demandait sans cesse à boire et engloutit au moins deux litres de café. On le porta vers l'arrière, sous le couvert des arbres. Nous attendions tous l'assaut dans l'angoisse. L'artillerie allemande entra alors en action mais beaucoup trop faiblement pour ébranler sérieusement la position russe. Un abattement indescriptible régnait parmi les soldats. On avait l 'impression d'être des condamnés à mort, attendant lebourreau qui devait les mener à l'échafaud. On ne pouvait pas pour autant refuser d'y aller, parce qu'il est bien dit «que celui qui refuse obéissancedevant l'ennemi sera condamné à mort », Il ne restait donc qu'une seule issue: aller se planquer dans un coin. « Prêts pour l'assaut>>. Nous devions nous déployer derrière le talus dechemin de fer. Une des compagnies devait rester là en réserve , pour contrerune éventuelle contre-attaque russe. «En avant, marche! » Et on franchit lavoie ferrée . Il n'y eut aucun coup de feu, car nous étions encore à couvert. Jeme tenais délibérément en retrait, et me précipitai sous le premier buisson venu. Des clameurs et des crépitements d'armes me parvinrent depuis le haut de la colline.Je me demandais comment tout cela allait tourner. Et puis je me rendis bientôt compte que les tirs faiblissaient. Une foule de prisonniers russes escortés par quelques soldats descendit alors de la colline. L'attaque avait réussi. A ma grande surprise , je vis alors notre chef de compagnieescalader la colline, les bras chargés de munitions. Il s 'était certainementplanqué lui aussi . Je me dis que si lui, avec sa solde de lieutenant, osait seterrer dans un coin, il n'y avait aucune raison pour que je ne suive pas son exemple, avec mes cinquante-trois pfennigs par jour! Je saisis à mon tour quelques paquets de munitions derrière le talus de chemin de fer pour donner le change et partis rejoindre la compagnie. Mon absence était passée inaperçue .Je fis plusieurs haltes , pour regarder si Weiland se trouvait parmi lesmorts qui gisaient pour la plupart face contre terre , mais ne pus le retrouver.Plusieurs endroits très joliment recouverts d'un tapis de fleurs bordaient la lisière du bois. Il y avait là des Russes abattus alors qu'ils s'enfuyaient. Quel contraste! Cette nature magnifique et, au milieu, ces pauvres victimes innocentes du militarisme européen. La compagnie était en train de fortifier ses positions au sommet de la colline . Je me rendis chez le lieutenant pour lui demander la permission departir à la recherche de mon ami Weiland, pui sque celui-ci m'avait demandéd'informer sa famille s'il lui arrivait quelque chose . Après en avoir reçul'autorisation , je me rendis sur les lieux du combat et me mis à examiner les 110morts. La plupart étaient couchés sur le ventre et je dus les retourner. Je fus à plusieurs reprises très abattu en découvrant ainsi de bons camarades . Jevis mon chef de groupe, le sous-officier lorrain Hiller, à proximité immédiate de la position russe. Il était couché sur le dos et avait reçu un coup au ventre. Son pantalon était baissé, sa chemise remontée et son paquet de pansements passé deux fois autour du corps. Il avait, ce faisant, probablement perdu connaissance. Ses insignes étaient arrachés au collet sur les manches: les Russes les avaient sans doute pris comme souvenir. Malgré mes recherches, je ne pus trouver trace de Weiland. Les Russes l'avaient sans doute emmené alors qu'il était grièvement blessé. Je fis une lettre dans ce sens à ses parents. Plus haut , je fis l'inspection des sacs de deux Russes morts; jeprélevai un petit sac de sucre et un quignon de pain noir de l 'un, et de l'autreun autre sac de sucre et une chemise neuve. Je la mis aussitôt, jetant la mienne, dégoûtante et pleine de poux , aux orties.D'autres régiments entamèrent la poursuite des Russes tôt le lendemain matin. Notre division devait se rassembler à Litira Gorna avant d'être affectée à un autre secteur du front . Comme nous étions sur le point de nousmettre en route, il me sembla entendre quelqu'un sangloter doucement derrière moi. En me retournant, je vis un soldat contenir ses larmes. Il y avait à la compagnie deux frères , l'un de l'active, l'autre qui s'était portévolontaire à dix-huit ans . Ce dernier était un brave gamin, toujours gai, quetoute la compagnie aimait bien et appelait Bubi (P'tit gars). Bubi était mort et son frère venait de l'enterrer lui-même. Sur le coup de midi , je demandai à notre commandant de compagniel'autorisation de sortir des rangs pour faire mes besoins et me fis volontairement distancer . Je laissai passer toute la division et allai tranquillementmon chemin, juste derrière. Dans le village suivant, je fis la rencontre d'un autre soldat de mon bataillon, qui lui aussi en avait assez et avait bien envie de se planquer quelques jours. On acheta du pain , du lait et des oeufs, et onpassa la nuit dans une grange. On progressa de la sorte plusieurs jours, bien tranquillement. A plusieurs reprises, on se fit alpaguer par des officiers qui nous demandaient où on allait et d'où on venait. Je leur répondis qu'on était sur le point de rejoindre notre unité. Je savais très bien qu'on ne devait pas s'absenter plus de sept jours, sous peine d'encourir une grave punition. On se rendit donc auprès de plusieurs détachements autrichiens en train de bivouaquer dans les villages, pour se mettre à la disposition des premiers commandants venus, les priant de nous joindre à leurs troupes jusqu'à ce qu'on retrouve des éléments allemands. Pendant ce temps-là, on était pris en charge par la roulante ... Puis je demandai à ces commandants decompagnie de me délivrer des attestations , afin d'être couvert à mon retour.Dès qu'on nous les avait données, on filait à l'anglaise . . On s'approchait doucement du front, près de la ville de Brzezany, au nord estde la Galicie. Un sacré combat devait se dérouler à une faible distance; le grondement des canons, le crépitement des mitrailleuses et des fusils se 111 fit entendre tout un après-midi. C'était vraiment agréable d'entendre un combat de loin, plutôt que d'être en plein dedans. Le feu faiblit vers le soir. On fut croisés par un grand nombre de blessés légers, la plupart au bras ou à la main. C'était des soldats de ma division, ainsi que beaucoup d'Autrichiens. Au bout d'un certain temps, une importante colonne de prisonniers russes vint à notre rencontre, conduite par quelques soldats allemands. On ne repartit que le lendemain après-midi. Un pont enjambait un torrent. Il me vint une grande envie de me baigner, ce que je n'avais plus eu l'occasion de faire de tout l'été. On se déshabilla tous deux et on se soumit à un décrassage en règle. Je fus effrayé de me voir nu: j'étais tout gris-jaune et squelettique. Sur tout le corps je portais les marques à vif où je m'étais gratté à cause des poux, surtout sur les jambes, aussi haut que montaient mes chaussettes de laine. Le corps de mon camarade présentait le même spectacle de désolation. Une fois baigné, on s'installa au soleil et on se mit à faire la chasse aux poux dans nos vêtements. On attrapa chacun des centaines de ces satanées bestioles. Puis, on se remit en marche. Il y avait des bosquets de part et d'autre de la route, entre lesquels je vis des trous d'infanterie. Au sortir d'un bois, on se retrouva sur les lieux mêmes du combat de la veille. L'attaque austro allemande était certainement partie des bois. La position russe se trouvait sur une légère élévation du terrain. Un réseau de barbelés en partie détruit couvrait la tranchée. Entre les bosquets et la position russe s'étendaient des prairies plates et dénuées du moindre abri. Une foule d'Allemands et d'Autrichiens gisaient sur ces champs. A l'avant, ces malheureux formaient comme une véritable ligne brisée. On descendit de la route pour les voir de plus près. Beaucoup tenaient encore leur pelle, et avaient visiblement été surpris alors qu'ils tentaient de s'enterrer. Les Allemands appartenaient au 43e régiment d'infanterie, donc à notre division. Beaucoup étaient habillés et équipés de neuf. Ils venaient apparemment de débarquer d'Allemagne voici quelques jours à peine et avaient déjà trouvé la mort. Ils étaient peut-être moins à plaindre que ceux qui devaient vivre dans cette misère durant des années, pour finalement quand même se faire tuer. Un chemin menait vers une route située plus haut, près de laquelle une vingtaine de' nos morts étaient amoncelés. Un fusil-mitrailleur russe les avait vraisemblablement surpris de côté. Je me saisis d'une gamelle neuve et me débarrassai de la mienne qui était devenue toute rouillée et bien peu appétissante. On poursuivit notre route. On vit très peu de tués dans la tranchée russe. On parvint jusqu'à un village à moitié incendié par l'artillerie allemande.Partout on voyait les habitants entourer les restes encore fumants de leurs maisons. Ces pauvres gens étaient en majorité des Allemands. Une femme nous raconta que sa maison avait déjà brûlé à l'automne dernier, lors de l'avance russe. Elle l'avait rebâtie au printemps et se retrouvait une nouvelle fois sans abri. Elle pleurait à fendre l'âme. En plus, elle était sans nouvelles de son mari depuis que les Russes avaient conquis la forteresse de Przemysl, 112 v ille où il était en garnison. Qu'est-ce qu'une saleté de guerre peut amenercomme malheurs! On rallia la compagnie d eux jours plus tard. Je fis tout mon possible pourpa sser inaperçu, mais l'adjudant eut tôt fait de me repérer. Nous avions unnouveau commandant de compagn ie, que je ne connaissais pas. L'adjudantme condui sit jusqu'à lui; je fus secoué comme un prunier et, apparemment,a vais perdu ma bonne réputation. Je m'en fichais pas mal. «Vous allez êtrepuni de façon exemplaire ! » hurlait l'adjudant. Alors que je lui tendais mescertificats, il se mit à crier: « Qu'est-ce que c'est que ces torchons ? . « Des attestations justifiant la durée de mon absence de la compagnie », lui répond is-je. Il les parcourut et me lança: «Vous semblez être une ordurerusée , mais je vous aurai. Hors de ma vue !»Je rencontrai beaucoup de visage s inconnus. C'était de nouvelles sectionsde réserve, arrivées directement d 'Allemagne. Je fus affecté au groupeauquel appartenait mon camarade , l'étudiant de Prusse orientale. «Ben disdonc, Richert , d'où tu viens? Où étais-tu durant tout ce temps? Je pensaisqu'il t'était arr ivé quelque chose l . Je lui répondis que j'avais eu quelquespetites journées de permission à l'arrière, sur quoi on partit d'un grand rire.Et on dut se remettre en rout e. Comme il faisait très chaud, on souffraitbeaucoup de la soif . Les mauvaises routes et les chemins de campagne surlesquels on a vançait étaient de terribles nids à poussière que le mouvementde no s colonnes en marche soulevait en véritables nuages. Cette poussièrerecou vrit bientôt nos uniformes et nos sacs, et s'insinuait dans les yeux, lenez et les oreilles . Comme pour la plupart nous n'étions pas rasés, nosbarbe s en devinrent toutes poussiéreuses et la sueur formait de petitsruisseau x sur nos visages terreux. Nous avions des têtes épouvantables.Du f ait du mauvais ravitaillement, de la fatigue excessive, de la mauvaisequalit é de l'eau, de la chaleur et de notre état de faiblesse, quantité demaladies apparurent dan s nos rangs, comme le typhus, le catarrhe gastriqueou intest inal, qui ne tardèrent pas à faire de nombreuses victimes. Moi mêmej 'eus souvent la diarrhée. Je me faisais porter malade le plus souventpo ssible. On me donna bien quelques médicaments, mais je ne fus jamaisen voyé à l'hôpital puisque apparemment, j'avais encore la force de traînerma pau vre carcasse. On fut souvent vaccinés contre des maladies contagieuses,ce qui ajoutait à nos douleurs. L'endroit du vaccin, sur la poitrine, semettait souvent à enfler de façon spectaculaire. Après ces séances devaccins , un grand nombre de soldats hors d'état de marcher suivaient lerégiment sur des voitures de paysans réquisitionnées .On poursuivit no tre marche durant deux jours, jusqu'à ce qu'on arrive envue de la p etite ville de Brzezany. Le 18juillet au soir, on attendit la tombéede la nuit de rrière une colline couverte de blés. Les canons avaient tonnétoute la journée. Comme la nuit tombait, on vit le ciel se colorer d'un halorouge sang: des feux énormes devaient avoir pris à plusieurs endroits. Onreçut l'ordre d 'occuper la colline. On dépassa plusieurs groupes d'Autrichiens113 occupés à enterrer leurs morts. Je leur demandai en passant s'il y avait du grabuge dans le secteur, mais ne reçus pas de réponse car aucun de ces Autrichiens ne parlait un mot d'allemand. En dépassant le monticule, on vit au loin, en contrebas, brûler plusieurs villages ainsi que des fermes isolées. Ces feux donnaient l'impression d'avoir été allumés volontairement. On dut s'enterrer à dix mètres de distance les uns des autres au beau milieu d'un champ de blé qui s'étendait en pente. Il nous fut formellement interdit de nous montrer après le lever du jour, puisque les Russes pouvaient très bien voir le champ où nous nous trouvions. La journée entière se passa de la sorte, chacun pour soi dans son trou. Un soleil impitoyable brûla toute la journée, et la soif se mit à nous torturer cruellement. Tous attendaient la fraîcheur du soir, dans l'espoir que la roulante amène quelque chose à boire. Je m'étais endormi dans mon trou, lorsque je fus réveillé en sursaut par un bruit violent. Sur ces entrefaites, un nuage noir et puant se mit à flotter au-dessus de moi. Les Russes nous avaient certainement découverts. Les obus se mirent à pleuvoir, tombant juste derrière ou à côté de moi. Je me sentis bizarre, et oubliai ma soif. Puis les tirs cessèrent peu à peu, et le soir tomba. La rosée se déposa sur les tiges, et je me mis à les lécher pour sentir un peu de fraîcheur dans ma bouche. On espérait pouvoir quitter cet endroit la nuit venue, mais il nous fallut rester jusqu'au lendemain matin. Apparemment, les Russes avaient disparu. On put se lever et contempler le paysage qui s'étalait sous nos yeux. Aucun coup de feu, aucune trace des Russes. La roulante arriva avec de quoi manger: du café, du pain et du tabac. Puis on repartit à travers des villages que les Russes avaient volontairement réduits en cendres. On tomba sur l'arrière-garde russe dans l'après-midi. On dut se déployer et progresser en tirailleurs. Ils battirent en retraite rapidement, mais nous tirèrent dessus avec beaucoup de vivacité depuis une colline située à mille cinq cents mètres sur notre droite. Mais, vu la distance, le tir n'eut guère d'effet. Mon voisin poussa soudain un hurlement épouvantable, laissa tomber son arme et tint ses deux mains contre son visage, tout en continuant de hurler. Je bondis jusqu'à lui et vis que le sang coulait entre ses doigts. « Qu'est-ce qui t'arrive, camarade ?» « Mes yeux, mes yeux, cria-t-il, je nevois plus rien.. Je saisis ses mains pour les éloigner de sa figure, et fus profondément horrifié. Une balle avait rendu aveugle le pauvre malheureux. Ses yeux pendaient hors de leur orbite. Je n'avais encore jamais rien vu d'aussi horrible. Les pleurs du pauvre bougre me touchèrent tellement que je me mis à pleurer moi aussi. Deux brancardiers arrivèrent au bout de quelques instants et le prirent en charge. Je partis rejoindre les autres. On se reposa sur une hauteur, depuis laquelle la vue portait très loin. On pouvait voir à l'oeil nu refluer les colonnes russes. Un village était niché dans un vallon,juste devant nous. Nous devions l'occuper. Les habitants avaient rassemblé leurs quelques meubles ainsi que les portes et les fenêtres de leurs maisons à l'air libre, au cas où on mettrait le feu à leur village. Une femme me tendit un pain en passant. 114 Vers la Pologne russe, juillet 1915
Le régiment se rassembla le lendemain matin. Apparemment, on allait être transportés vers un autre front. Les uns pariaient sur l'Italie, les autres sur la France, d'autres encore sur la Serbie. Pour ma part,j'aurais bien aimé qu'on aille en France. D'abord, on ne serait pas tués pendant le long voyage et deuxièmement, j'aurais facilement trouvé une occasion de me faire faire prisonnier. Je n'avais pas trop confiance dans les Russes, même si je ne gobais pas les mensonges dont on nous abreuvait à propos des prisonniers allemands envoyés en Sibérie pour travailler dans les mines où la plupart mouraient de froid et de privations. On eut bientôt la preuve qu'on s'était tous trompés. On marcha toute la journée vers l'ouest, derrière le front. Dans la soirée, on fit halte dans la petite ville de Przemyslany. On dut former les rangs et marcher au pas de parade devant quelques généraux autrichiens. Il ne manquait plus que ça ! Avec nos vieux os fatigués! Je dus même me mettre sur le côté droit, côté généraux, parce que, en tant que soldat de l'active, j'avais appris à marcher au pas de l'oie durant mes classes. Une musique autrichienne régimentaire donna le rythme. «Au pas, en avant, marche !» Les jambes ne devaient monter que trente pas avant les généraux. Quand je vis les faces de ces deux barriques bedonnantes, couvertes de décorations, qui regardaient d'un air glacial notre défilé, je fus pris d'une telle rage qu'il me fut impossible de marcher au pas de l'oie. Un adjudant qui se tenait derrière moi en tête du 3"peloton me demanda pourquoi je n'avais pas marché. «J'étais trop fatigué », lui répondis-je. «Vous avez bien raison, me dit-il, on n'a pas besoin de ces idioties en temps de guerre. » On passa la nuit ainsi que le jour suivant dans un village. Au lieu de pleinement se reposer, on dut s'exercer à un tas de bêtises: apprendre à se présenter, pas de l'oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. Dorénavant, on ne marchait que la nuit pour ne pas se faire remarquer par les avions d'observation russes. On se remit donc en route à la nuit tombante. Au bout d'une quinzaine de kilomètres,je sortis des rangs pour déchiffrer une borne sur laquelle était inscrit: «Lwow 13 km». Lwow, c'est Lemberg, capitale de la Galicie. Je me dis que cette ville valait sûrement le détour et qu'en plus on devait y trouver toutes sortes de bonnes choses à acheter. Je 115 savais très bien qu'on ne bivouaquait jamais dans de grandes villes, aussi devais-je me débrouiller pour y arriver par mes propres moyens. Je demandai au chef de compagnie l'autorisation de sortir des rangs, qu'il me donna en me demandant de reprendre ma place le plus vite possible. « Oui, mon lieutenant !» lui répondis-je en enjambant le fossé, avant d'aller derrière un buisson où je posai mon sac avant de m'asseoir dessus. Le défilé de la division était interminable. Comme j'étais en nage pour avoir porté mon sac, je ressentis dans cette nuit fraîche un froid glacial me prendre le dos. Ce n'est qu'au bout de deux heures que les derniers fourgons à bagages passèrent devant moi. Je remis mon sac, passai mon fusil autour du cou et, après avoir allumé une cigarette, je me mis tranquillement en marche. Au bout d'une demi-heure, je parvins à une ferme isolée. La porte de la grange était ouverte. J'y entrai, me couchai dans la paille et m'endormis aussitôt. Un rayon de soleil filtra à travers le toit, m'arriva en pleine figure et me réveilla le lendemain. Une femme qui était en train de nourrir quelques poules dans la cour fut très surprise de voir débouler un soldat allemand de sa grange. J'allai vers elle et la saluai en polonais: « Tschen, dobra, madka !» Ce sur quoi elle me répondit: « Tschen, dobre, pan! »Tout cela signifie :« Bonjour madame, bonjour monsieur.» Je lui demandai ensuite du « milka », «jaika '>, «rnasla . et « kleba» (lait, oeufs, beurre et pain), tout en lui montrant mon portefeuille et lui disant que j'avais de quoi «pinunzer » tout ça. La femme me fit signe de la suivre et fut prise d'un fou rire en voyant les quantités que j'étais capable d'engloutir. Quand je fus rassasié, je mis quelques oeufs et un peu de pain dans ma musette, avant de payer le tout, de remercier et de sortir. Je venais d'entendre un bruit de voiture qui provenait de la direction que j'avais empruntée la veille au soir. Une colonne du train approchait. Un lieutenant chevauchait en tête. Bien qu'en pleine forme, je me mis à boiter bas sur le bord de la route et demandai au lieutenant de m'autoriser à monter dans une voiture. Le lieutenant semblait avoir bon coeur, il se retourna et donna l'ordre de me faire une petite place. Je grimpai dans la deuxième voiture de la colonne et me juchai derrière le conducteur, sur un amas de sacs, juste au-dessous de la bâche. On discuta un moment; ce sympathique «traînard» me fit même profiter de sa bouteille de cognac, bonne occasion que je ne manquai pas de saisir copieusement. Bref, je m'endormis bientôt. Je fus réveillé par un étrange bruit métallique. Je me mis à ramper sous la bâche et vis que nous étions arrivés en pleine ville. Il ne pouvait s'agir que de Lemberg. On longeait un marché dont les étals regorgeaient de toutes sortes de marchandises. Je pris rapidement congé du soldat et descendis de voiture. Je partis faire mes emplettes. Du chocolat, de la saucisse, des sucreries et ainsi de suite. Puis, je me rendis dans une auberge pour me faire servir un bon déjeuner. Je partis ensuite à la découverte de la ville. Elle recelait de très belles rues et de magnifiques bâtiments que je ne m'attendais pas à trouver en Galicie. Je tombai par hasard sur un bureau d'information militaire, auquel je demandai où se 116 trouvait le deuxième bataillon du 41°d'infanterie. Je parvins à rejoindre ma compagnie alors qu'elle se remettait en route. Je me glissai furtivement dans mon groupe. L'ordre semblait être de rejoindre la petite ville de Rawa Ruska, à trente-cinq kilomètres. On dut encore une fois parader devant quelques généraux allemands et autrichiens. Soudain, j'entendis: «Attention, serrez à droite !» Une colonne de camions était en train de nous dépasser. J'entendis quelqu'un demander à un chauffeur où ils allaient: «A Rawa Ruska! » Ni une ni deux, plusieurs soldats - dont moi - grimpèrent sur les véhicules malgré les cris rageurs de nos officiers et sous-officiers. Au bout d'une heure et demie, on arriva à Rawa Ruska. Quelques habitants n'étaient pas encore couchés. On entra dans une boulangerie pour acheter quantité de petits pains au lait. Puis, on fit chauffer du lait et on se coucha dans le foin tandis que nos camarades étaient en train de marcher dans la nuit, comme des bêtes de somme. Au petit matin, on partit à la recherche de la compagnie; on la trouva en train de dormir dans un verger. On rejoignit discrètement nos groupes respectifs. Le soir venu, on se remit en route. Rawa Ruska semblait avoir subi de sérieux combats. Il y avait partout des trous individuels, des entonnoirs d'obus et des tranchées. On croisa également beaucoup de détachements de soldats russes qui semblaient très heureux d'être en captivité. Notre marche continua six autres jours, puis on entendit à nouveau le son du canon. Nous étions en Pologne russe, à l'ouest du fleuve Bug. Presque tous les villages et toutes les fermes avaient été incendiés. Seuls restaient debout les cheminées et les poêles maçonnés. La région était très plate. De jour, on voyait à une faible distance des incendies et des nuages de shrapnels. «On va être engagés demain matin pour percer les défenses russes qui sont coriaces par ici! » Réjouissante perspective ... On se mit en route dans la nuit. On passa devant un grand nombre de batteries allemandes, installées en bordure de bois. On dut s'enterrer dans un champ de pommes de terre. Plus loin devant, on entendait les tirs d'infanterie; j'espérais que nous resterions en réserve. L'artillerie entra en action au lever du jour. Puis les tirs d'infanterie durèrent très longtemps, si bien qu'on ne pouvait pas bien se rendre compte de l'issue du combat. Un grand nombre de prisonniers passa devant nous, les mains en l'air. J'en vis plusieurs pliés en deux, qui se tenaient le ventre à deux mains et qui souffraient visiblement de terribles maux de ventre ou d'estomac. Au moins ces malheureux pouvaient-ils compter sur la perspective d'un séjour à l'hôpital. «Préparez-vous, en avant !» On passa les sacs et on repartit. On arriva bientôt sur les anciennes positions russes. Mon Dieu, quel spectacle! Il y avait là quantité de soldats allemands morts devant ou dans le réseau de barbelés, qui avait lui-même été déchiré par les obus. Les Allemands avaient dû essayer d'attaquer à plusieurs reprises sans succès car bon nombre de cadavres étaient déjà en décomposition et dégageaient une odeur épouvantable. C'était des Bavarois ;je les reconnus au lion qu'ils avaient sur les boutons de leurs
uniformes. Les Prussiens avaient des couronnes. Je vis des morts avec d'horribles plaies à la tête qui grouillaient déjà de vers et de larves. Tout le monde se hâta à travers les barbelés, pour fuir cette odeur pestilentielle. Je vis un Russe couché devant la tranchée. Il ressemblait à un sac de pommes de terre avec une jambe. Sa tête, ses deux bras ainsi que l'une de ses jambes avaient été arrachés. Ses blessures étaient couvertes de vers. La position russe était très bien fortifiée, couverte de baudriers, sur lesquels étaient posées des planches, le tout recouvert de terre. Il y avait juste des meurtrières à l'avant, au ras du sol. Les Russes n'avaient eu que peu de victimes. On se remit en route, déployés en tirailleurs. On vit la ville de Grubeschow juste devant nous. On craignait d'y rencontrer un peu de résistance, mais on put l'occuper sans problèmes. Des shrapnels russes ne tardèrent pas à nous tomber dessus. On chercha à s'abriter derrière les maisons. Pendant ce temps, au centre de la place, deux femmes, certainement des réfugiées, tentaient de retenir un veau que les sifflements et les explosions avaient rendu comme fou. Elles ne se résignaient pas à le lâcher, malgré la quantité d'éclats qui volaient tout autour. Nous leur faisions des signes et poussions des hurlements pour qu'elles se mettent à l'abri. Soudain, il y eut un cri et une des femmes fut touchée au bras. L'autre lâcha enfin la bête, qui détala en bondissant. Avec un camarade, je sautai jusqu'à la femme. On la traîna à l'abri des maisons, où un brancardier s'occupa d'elle. Le feu cessa dans la soirée. En passant la tête à un coin de maison, je vis que les Russes s'étaient installés en bordure d'un champ de blé, à environ sept cents mètres. Il y avait comme une cuvette entre nous, au milieu de laquelle coulait un torrent. On allait certainement bientôt repartir à l'assaut. On put dormir dans les maisons, car il se mit à pleuvoir dans la nuit. Toutes les maisons étaient bourrées de soldats, si bien qu'il ne me resta rien d'autre à faire que de me coucher sur le bord d'un lit où dormait déjà, tournée contre le mur, une jeune réfugiée juive. Je dis lentement mon rosaire, priant pour échapper à la mort lors de la prochaine attaque. 118
fin juillet-début août 1915
Le lendemain matin, on nous fit construire, à l'abri des maisons, plusieurs passerelles portables et étroites, parce que les patrouilles avaient repéré des sables mouvants dans le torrent qui coulait entre nous et les Russes et qu'il était donc impossible de traverser à pied. Je me dis qu'on allait au-devant d'un carnage, d'abord en transportant ces engins à découvert, puis en devant passer dessus comme des canards. C'était de la folie. On se mit en route dans la soirée. 0 miracle, on n'entendit pas un coup de feu. Les Russes s'étaient retirés, ou bien ils voulaient nous laisser approcher pour nous exterminer à la mitrailleuse. Il y eut bien quelques coups de feu lorsqu'on eut passé le torrent. Un soldat tomba, touché en plein front, un autre eut la mâchoire fracassée. Puis, plus rien. On monta à l'assaut de la tranchée russe en poussant notre cri de guerre. Rien ne bougeait. Ce n'est qu'une fois arrivés devant le réseau de barbelés qu'on vit s'agiter une quantité de fusils sur le canon desquels étaient posées des casquettes et noués des mouchoirs blancs. Pas un Russe n'osait lever la tête hors de la tranchée. On passa les obstacles, fous de joie. En arrivant au-dessus de la position, je vis bien tous les fusils posés contre les murs, mais les Russes s'étaient comme volatilisés. Je me mis à crier. Je vis alors apparaître un visage peureux: il y avait comme des petites cavernes creusées vers l'avant de la tranchée, sous nos pieds. Les Russes s'étaient terrés là. Je me mis à rire, et fis signe au Russe de sortir. Ils sortirent tous, peu à peu. Certains étaient prêts à nous donner de l'argent, d'autres du beurre, du pain et ainsi de suite, pour qu'on ne leur fasse pas de mal. Alors qu'en fait, 'c'était plutôt nous qui leur étions reconnaissants de nous avoir laissés en vie. On les mit en rang pour les compter. Il y avait là quatre cent cinquante hommes, cinq officiers et quatre mitrailleuses. S'ils s'étaient défendus, pas un seul des nôtres ne serait arrivé vivant devant leur tranchée. On monta la garde à toutes fins utiles, mais rien ne se passa. Lorsque le jour se leva,je fus envoyé avec l'étudiant de Prusse orientale et un autre soldat jusqu'à un bosquet d'arbres, distant de un kilomètre, pour voir ce qui se passait là-bas. Ce genre d'ordre n'était jamais agréable à exécuter. On pénétra dans la petite forêt, sans avoir rien remarqué d'anor- 119 mal. L'étudiant faisait preuve d'une grande intrépidité. Il marchait devant nous, tout à fait décontracté, le fusil au bras comme s'il était à la chasse au lapin. Une fois arrivés à l'autre lisière, on vit à mille cinq cents mètres des fantassins russes en train de creuser des tranchées. On eut tous la même réaction: «Nom d'un chien, encore un front devant nous! Mais d'où les Russes sortent-ils tous ces bonshommes? " L'étudiant et moi sommes restés à la lisière du bois, tandis que l'autre soldat partit faire son rapport à la compagnie. On regardait les Russes à la jumelle, à tour de rôle. Beaucoup d'entre eux mettaient de l'herbe ou de l'avoine sur la terre fraîchement levée pour mieux la camoufler. Le soldat revint, nous disant que nous devions rester cachés là, en attendant d'être relevés par d'autres troupes. Effectivement, vers midi, un régiment de réserve vint s'installer dans la petite forêt. Quelques compagnies reçurent l'ordre d'occuper une colline sur notre droite. Des shrapnels russes éclatèrent dès que les soldats sortirent du bois. Je vis un des nôtres tomber comme foudroyé à quelques mètres de moi. Un lieutenant et son ordonnance se trouvaient derrière un chêne. Des obus de gros calibre étaient tirés de loin, depuis notre droite. Un de ces obus explosa au pied du chêne. Ils furent projetés de côté, et restèrent étendus morts sur le sol. On décida de décamper tous les trois, cherchant de temps à autre à s'abriter derrière des arbres. Un chef de compagnie nous mit enjoue et hurla qu'il allait nous abattre si on faisait encore un pas en arrière. Il pensait qu'on appartenait à ce régiment. Je courus vers lui pour lui communiquer l'ordre que nous avions reçu de notre commandant. Puis on regagna la position russe où nous avions laissé notre compagnie, mais celle-ci s'était retirée. On n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait à présent. On retourna donc à Grubeschow, où on acheta des vivres et où on passa la nuit à même le sol, hébergés par une famille juive. On passa deux jours à rechercher notre compagnie. Trois compagnies du bataillon bivouaquaient près d'un domaine agricole, la quatrième campait à quelques centaines de mètres, en plein champ. On ne tarda pas à enapprendre la raison; deux cas de choléra s'étaient déclarés dans cette campagne et s'étaient terminés par la mort des malades. Beaucoup de soldats qui souffraient de diarrhées étaient envoyés dans les hôpitaux pour enrayer la contagion. Il ne manquait plus que le choléra pour compléter la litanie de nos malheurs! Cette maladie était plus dangereuse que les balles russes, qu'on pouvait éviter d'une manière ou d'une autre. On fut vaccinés à plusieurs reprises. On passa la nuit et le jour suivant à se reposer dans un village polonais, sale et misérable. Je pénétrai dans une maison pour acheter quelques oeufs. Je repartis les jambes à mon cou après avoir ouvert la porte. Deux femmes gisaient mortes sur le sol, sans aucun doute victimes du choléra. Un des deux cuistots qui, le matin même, nous avait encore préparé le café, était couché mort sur une charrette lorsqu'on chercha le déjeuner. .. Deux autres soldats moururent dans la journée. C'était une mort atroce: ils se tordaient par terre en tous sens, se tortillaient comme des vers 120 tout en pressant leurs bras contre le corps. Ils vomissaient sans cesse et lems selles n'arrêtaient pas de couler. Lems yeux étaient déjà morts, alors que ces malheureux avaient encore tous leurs esprits. On dut se rassembler dans la soirée. Notre commandant de régiment, un baron von Machinchose, nous fit un discours du haut de son cheval: «Camarades. je ne me sens pas très bien. Je vais me reposer quelques jours à l'hôpital. J'espère vous retrouver tous en bonne santé à mon retour. Rompez les rangs !» La rumeur courut le lendemain matin qu'il était déjàmort, atteint lui aussi du choléra. On se sentit tout bizarres. Tout le monde avait peur d'être malade, puisqu'on avait tous des maux d'intestins. La consigne fut donnée de ne boire que de l'eau bouillie. On quitta ce village contaminé tôt le matin. On avait à peine parcouru deux kilomètres que la fusillade recommença. Notre avant-garde était tombée sur des Russes. On dut se coucher et attendre. Les Russes étaient apparemment plus forts que prévu puisqu'on reçut bientôt l'ordre de se déployer et d'avancer. Jusqu'ici, on était sous le couvert d'un léger monticule. Arrivé au sommet, je découvris un paysage vallonné, planté d'avoine, au centre duquel s'étendait le village. Les Russes étaient invisibles et pourtant on fut aussitôt la cible d'un terrible tir d'infanterie. «Couchez-vous! Enterrez- vous !» On eut juste le temps de donner quelques coups de pelle que déjà quatre shrapnels explosaient; quelques-uns furent blessés, mais pas trop gravement. Ils purent se replier par leurs propres moyens. La batterie lâcha au moins vingt salves, mais le tir était trop long. Tous creusaient à toute allure afin de se camoufler au plus vite. On put enfin rester dans nos trous, tandis que le soleil nous tannait le cuir sans pitié. «Becker, t'as encore un peu d'eau?» lançai-je à un camarade qui venait de creuser à un mètre de moi. Pas de réponse. Je me dis qu'il s'était endormi et me mis à ramper dans sa direction. Je découvris un spectacle épouvantable. Becker était assis dans son trou et me fixait. Je voyais bien qu'il voulait me parler, mais n'arrivait pas à sortir le moindre son. Il vomissait sans arrêt, sa chemise et son pantalon en étaient tout tachés. Je me mis à l'examiner et découvris une blessure à la nuque. La balle russe avait traversé la terre fraîchement retournée, avait pénétré dans la nuque et était sans doute restée dans sa gorge. Je lui pansai le cou tant bien que mal, ne pouvant faire beaucoup plus. Il m'agrippa la main et m'adressa un regard suppliant. Je compris sa prière et lui dis: «Ne t'en fais pas, Becker, je reste avec toi.» Je plantai nos deux baïonnettes en terre, détachai son manteau de son sac que j'étendis entre elles, pour le protéger du soleil brûlant. Un ordre fusa sur notre gauche: «Préparez-vous à avancer !» Je demandai à trois camarades de rester avec moi, pour m'aider à porter Becker vers l'arrière, après la tombée de la nuit. Ils ne se firent pas prier car, comme moi, ils préféraient rester dans leur trou plutôt que d'avancer. Notre chef de groupe venait d'être touché par un shrapnel et avait couru vers l'arrière, si bien qu'il ne restait plus personne pour nous pousser en avant. «En avant, marche, marche! » 121 Les soldats jaillirent de leur trou, tandis que les Russes se mirent à tirer comme des fous. Une salve siffla sur nos têtes, avant d'atterrir dans l'avoine. On ne savait pas ce qui se passait devant et aucun d'entre nous n'avait le courage de se lever pour jeter un oeil et voir comment les choses évoluaient. On resta dans nos trous jusqu'au soir. On étendit alors la toile de tente sur le sol et on déposa Becker dessus. Chacun la saisit par un coin. Quel voyage! On dut progresser en rampant pour ne pas dépasser l'avoine qui n'était pas encore bien haute. On parvint à grand-peine derrière le monticule où il nous fut enfin possible de nous redresser. Becker vécut un véritable calvaire; il nous fit signe qu'il voulait marcher. On réussit à lui faire faire un bout de chemin, puis il s'écroula. On le recoucha sur la toile de tente, et on l'amena au village suivant, auprès du médecin du bataillon. On l'étendit sur une paillasse, dans une pièce où se trouvaient de nombreux blessés. Je priai le médecin de s'occuper de lui. Il l'ausculta rapidement, et me fit comprendre d'un regard qu'il n'y avait pas grand-chose à faire. Puis il partit vers d'autres blessés. On prit congé de Becker; il semblait déjà à demi inconscient et resta couché, complètement immobile. En sortant de la maison, on tomba sur un groupe de prisonniers russes. Deux d'entre nous mirent leur baïonnette au Canon et se joignirent à l'escorte. Le soir tombait, aussi on se mit en quête d'un quartier pour la nuit. On s'installa dans une pièce vide que l'on garnit de paille. Mais nos estomacs vides commençaient à se manifester. Je me levai et m'en allai au clair de lune dans le potager, remplir une gamelle de pommes de terre et d'eau pour les laver et les faire cuire. Je me rendis au puits qui se trouvait sur le bord de la route. Un soldat s'approcha: «Camarade, prends pas de cette eau, elle est contaminée; tu vois là, il y a un écriteau. » A son accent, ce ne pouvait être qu'un Alsacien ;de plus, il me sembla reconnaître sa voix. J'observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier, de Fulleren, village voisin du mien. «T'es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?» lui demandai- je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. « Mais oui, qui es tu, toi î . J'éclairai mon visage avec ma lampe de poche, mais il ne me reconnut pas tant j'avais maigri. De plus, je n'étais pas rasé. On partit tous deux vers mon gîte. Schorr était sous-officier, chargé des voitures de la compagnie de mitrailleuses. Il ne combattait jamais et avait toujours de quoi manger. Il partit chercher du pain, une boîte de viande, un petit sac de sucre et des biscuits. Une fois le repas terminé, on s'allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l'apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette. On parla jusqu'à l'aube, puis on se quitta lorsqu'il dut reprendre son service. Pour ma part, je dormis jusqu'à l'après-midi. Ensuite, je partis à la recherche de ma compagnie avec mon camarade. On repassa à l'endroit où s'était déroulé le combat de la veille. Partout des morts, d'abord des Allemands, puis des Russes. On mit deux jours pour retrouver notre 122 unité, sans se presser, il faut bien le dire ... La nuit suivante, on se remit à marcher plusieurs heures. Puis, il fallut s'enterrer par peloton le long d'une petite colline. Plusieurs de nos bataillons passèrent devant nous dans l'obscurité. Des batteries se mirent à tirer au point du jour. L'impact des obus s'effectuait assez loin devant nous. On était donc une .nouvelle fois en réserve. A l'avant, le combat d'infanterie se mit à battre son plein. Ça ne dura pas longtemps, et.les Russes se rendirent après avoir opposé une faible résistance. Leur artillerie tirait au petit calibre sur tout le champ de bataille. Un obus lourd éclata tout d'un coup à trois cents mètres de nous. Il fut aussitôt suivi d'un autre qui s'écrasa à deux cents mètres, puis d'un troisième, à cent mètres, tous exactement dans notre direction. « Dis donc, dis-je à l'étudiant de Prusse orientale, le prochain est pour la compagnie. » On avait un drôle de sentiment; on se tassa au fond de notre trou. Et le quatrième obus arriva en siftlant... II éclata dans un trou à trois mètres du nôtre, dans lequel se trouvaient deux soldats du 1er peloton. La fumée se dissipa et on découvrit leurs membres répandus dans les environs, même des morceaux d'intestins suspendus à un buisson. Une mort horrible, et pourtant légère. L'obus suivant nous passa au-dessus, puis les gros calibres se turent. il n'y eut plus que quelques shrapnels qui éclataient çà et là. L'étudiant partit faire ses besoins derrière un buisson proche. Un shrapnel éclata juste au-dessus de sa tête et une balle lui pénétra dans la tempe. Il mourut sur le coup. Je partis le chercher et, avec l'aide de quelques camarades, je le couchai au fond du gros trou d'obus où se trouvaient déjà les restes des deux malheureux soldats. On les ensevelit tous les trois. Je coupai deux morceaux de bois à l'aide de mon couteau de poche, puis une racine avec laquelle je nouai les morceaux de bois en forme de croix que je plantai sur la tombe. Un sous-officier écrivit leurs noms sur une feuille de papier, qu'il attacha à la croix par une ficelle. Je venais de perdre le dernier de mes meilleurs camarades. Ma peine était si grande que j'en devenais désespéré. « En avant, marche, marche!. On avança à travers champs vers la position russe. Il y avait là quelques tués allemands. Je ne vis que deux soldats morts dans la tranchée russe, qui était magnifiquement conçue et construite. On se remit en route, derrière les troupes qui poursuivaient les Russes. On fut confrontés à une vision terrifiante en passant devant une maison entièrement brûlée. II s'agissait sans doute d'un dispensaire russe, vu le nombre de cadavres carbonisés qui gisaient sur le sol. Un de ces cadavres se trouvait un peu à l'écart et n'avait brûlé que d'un côté; sans doute un blessé qui avait tenté de s'enfuir mais n'avait pas réussi à ramper plus loin. « Mort en héros pour la patrie! » Quel mensonge! J'ai vécu des tas de choses dans cette guerre mais, sur mille morts, j'ai du mal à me souvenir d'un seul héros. Les Russes s'étaient comme volatilisés. On marcha plusieurs jours sans entendre le moindre coup de feu. On arriva jusqu'à une région vallonnée, plantée essentiellement d'orge et d'avoine. C'est là qu'on retrouva les 123 Russes. On partit à leur rencontre, en position déployée. On subit un violent tir de shrapnels qui blessa grièvement mon camarade Anton Schmitt, d'Oberdorf. Il reçut trois balles dans l'épaule et dans le bout du bras. Je le traînai jusqu'à une cabane située à proximité et entrepris de le panser avec l'aide d'un brancardier. Un adjudant me chassa vers l'avant. Un groupe mené par le sous-officier alsacien Walter progressait à une centaine de mètres devant nous. Le tir de shrapnels continuait inlassablement, mais je n'apercevais toujours pas l'infanterie russe quand, soudain, l'avoine devant nous se mit à bouger. Les Russes étaient massés là. Ils montèrent à l'assaut en hurlant. Ils avaient déjà atteint le groupe de Walter. Ses soldats jetèrent leurs armes et se rendirent. Ils furent aussitôt menés vers l'arrière. On était éberlués; on se jeta dans l'avoine, tirant tout ce qu'on pouvait. Ils étaient dix fois, quinze fois plus nombreux. L'avant-garde russe nous tirait dessus en avançant. On avait déjà subi des pertes et ils n'étaient plus qu'à cinquante pas. J'étais sur le point de jeter mon arme et de me rendre - un moment terrible, parce qu'on ne sait jamais si on va recevoir un coup de baïonnette, ou si tout va bien se passer - lorsqu'une clameur se fit entendre derrière nous: deux compagnies du régiment dévalaient d'un mamelon, juste derrière nous. La première ligne russe marqua le pas. Elle ne connaissait pas la force de ces nouveaux assaillants. Quelques-uns battirent en retraite, entraînant peu à peu tous les autres. Au bout de quelques minutes, tous prirent la fuite. On continua à leur tirer dessus tout ce qu'on pouvait. Ils subirent des pertes terribles. En progressant un peu plus tard dans l'avoine, on mesura cette hécatombe, la plupart des morts gisant face contre terre. Les survivants avaient disparu dans un vallon, dans les champs. Les blessés des deux camps furent pansés et évacués en voiture.
Blessé, malade, hospitalisé, août 1915
On dut repartir. On s'approchait d'une forêt, déployés en tirailleurs. On fut accueillis par quelques coups de fusil. J'eus soudain l'impression de recevoir un coup de fouet sur le coude droit. Je laissai aussitôt tomber mon arme, portai ma main à cet endroit et vis que mon uniforme était transpercé. Je sentais une vive brûlure au coude et n'eus qu'une pensée: Dieu merci! Je vais enfin aller à l'hôpital. Je me laissai tomber pour ne plus offrir de cible aux tirs russes, remontai ma manche ... et fus terriblement déçu. Je n'avais qu'une éraflure: la balle n'avait creusé qu'une petite rigole dans ma peau. Je me pansai avec la main gauche et à l'aide de mes dents, et restai couché. Je me levai après que les coups de feu eurent cessé, et tombai sur le médecin du bataillon. J'avais bien l'intention de me faire tout petit et de continuer mon chemin vers l'arrière, lorsqu'il m'interpella: «Alors mon bonhomme, qu'est ce qui vous arrive? Venez un peu par ici !. J'allai à sa rencontre et ouvris mon pansement: «ça, mon garçon, ça ne suffit pas pour aller à l'hôpital! Vous resterez quand même deux jours avec la roulante de votre compagnie. Après, vous reviendrez me voir! . La roulante! Où pouvait-elle bien se cacher? Elle arriva dans la soirée et je la suivis après avoir chargé mon sac et mon fusil sur une voiture. Je me présentai donc au bout de deux jours chez le médecin. «Bon, eh bien, vous pouvez rejoindre votre compagnie!- J'attendis jusqu'au soir et repartis avec la corvée de soupe. Le lendemain, on longea la ville de Brest-Litovsk avant de se diriger vers l'est, à travers le marais de Rokitno, en direction de Pinsk. Depuis quelques jours, je recommençais à beaucoup souffrir de coliques et de maux de ventre. Cela m'affaiblissait tellement que j'avais du mal à suivre. Je me portais de nouveau malade, mais sans succès. On entra dans une région très boisée et la compagnie devait progresser sur un mauvais chemin forestier. Pan, pan! Des coups de feu claquèrent. Il y eut un cri. Un soldat avait reçu une balle en plein dans le genou. On dut se .coucher. Les éclaireurs russes s'étaient apparemment retirés. On dut s'enterrer au milieu des arbres et attendre. Le lendemain matin, on reçut l'ordre de repartir. Il faisait déjà très chaud. La sueur formait de petites rigoles sur nos corps, et le sac pesait lourd. Nos pieds brûlaient dans nos bottes. Chacun devait porter trois cents cartouches. C'était beaucoup trop pour moi et je décidai de me débarrasser de deux 125 cents. Mes maux de ventre continuaient de plus belle, je n'en pouvais plus. Je me portai malade à la halte suivante. Je reçus la permission de charger mon fusil et mon sac sur la roulante, tout en devant continuer d'avancer. On dormait dans une forêt. C'est là que le médecin du bataillon me déclara enfin malade: catarrhe gastrique et intestinal. Mon Dieu, j'étais fou de joie! J'avais la certitude de quitter le front et de passer quelque temps dans un hôpital. Je dus repartir le lendemain avec les autres, car le médecin m'avait dit qu'il ne pouvait pas envoyer une ambulance vers l'arrière pour moi tout seul: je devais donc rester là en attendant qu'il y ait un petit groupe de malades ou de blessés. Je suivais avec les bagages du bataillon. On rencontra une colonne de réfugiés dans un chemin creux, quasiment impraticable. Les Russes s'étaient bien moqués d'eux: ils leur avaient dit qu'ils seraient tous exterminés à notre arrivée. Ils avaient jeté quelques vivres et leurs biens les plus précieux sur leurs voitures et s'étaient enfuis. On venait de les rattraper. C'était une région déserte et reculée. Les chevaux n'arrivaient presque plus à avancer tant le chemin était mauvais. Les chevaux des malheureux réfugiés furent tout simplement dételés et accrochés à nos voitures. Les prières et les lamentations de leurs propriétaires me fendirent le coeur. Quelques femmes supplièrent les soldats à genoux pour qu'ils leur laissent les chevaux, mais en vain. Quelques soldats mal dégrossis allèrent jusqu'à monter sur les voitures des réfugiés pour voler quelques vivres. Puis on se remit en marche, en les abandonnant sur le bord de la route. Quelques coups de feu éclatèrent à l'avant. Un soldat arriva chez le médecin avec une balle dans le bras, suivi de deux malades dans la soirée. L'un d'eux avait la même maladie que moi, l'autre vomissait du sang. On passa notre dernière nuit au front, tous les quatre serrés dans la tente. Un infirmier arriva aux premières lueurs de l'aube, avec une voiture légère commeon en voyait beaucoup dans la région, attelée de deux chevaux. On s'y installa, et nous voilà partis pour l'arrière. Malgré toutes les douleurs que j'endurais, j'avais envie de hurler de joie. J'étais sûr à présent de ne pas être tué pendant au moins quelque temps. Je me réjouissais aussi énormément à l'idée de pouvoir dormir dans un vrai lit. Mes trois camarades de voyage, malgré leur état, étaient tous d'aussi joyeuse humeur. Pour midi, l'infirmier nous donna du pain et de la viande en conserve. Je n'osais rien manger cependant, de peur de raviver mes maux de ventre. Le lendemain, on partit de bonne heure en ambulance à destination de Grobeschow. On arriva après la tombée de la nuit. Nous étions une quinzaine à bord du véhicule, dont la plupart souffraient de dysenterie. La caserne d'infanterie, toute neuve, avait été transformée en hôpital de campagne. Un infirmier endormi nous accueillit et chacun reçut une tasse de thé. On nous attribua nos lits, de vrais lits de caserne. Je m'allongeai, épuisé, et m'endormis aussitôt, après m'être emmitouflé dans une couverture de laine blanche. Au réveil, tout mon corps me démangeait et me mordait. On avait pourtant l'habitude des poux, mais
là, c'était insupportable. Malgré cela, je me rendormis au petit matin. Il faisait grand jour quand je me réveillai ;je jetai alors un coup d'oeil sur ma couverture; elle grouillait littéralement de poux! Je serais volontiers resté couché, mais ce n'était pas possible dans de telles conditions. Je me levai, m'habillai; cela m'était devenu tout à fait inhabituel, puisque depuis le mois de février, soit presque six mois, pas une seule fois je ne m'étais déshabillé avant de m'endormir. Des prisonniers russes, qui faisaient office de gardes-malades, apportèrent du thé et du pain. Je sortis jeter un coup d'oeil sur les environs. Ily avait un cimetière militaire nouvellement construit juste derrière la caserne, Une dizaine de Russes étaient en train de creuser des tombes. On amenait justement, depuis l'ancien gymnase converti en pavillon pour les malades du choléra, deux cadavres qui furent enterrés par les prisonniers, sans fleurs ni couronnes. Sur chaque tombe, on pouvait voir une belle croix noire, sur laquelle était inscrite le nom, le régiment et la compagnie des tués. Sur les croix des tombes russes, il était juste écrit .« Ici repose un vaillant soldat russe », Ou encore: «Ici reposent trois vaillants soldats russes », selon le nombre de soldats enterrés. Je lus sur une croix: «Soldat Schneidmadl, 7ecompagnie, 1er régiment 41»; c'était un soldat avec lequel je m'entendais bien. J'avais remarqué qu'il n'était plus avec nous depuis quelques jours et cela me fit beaucoup de peine de retrouver sa trace ici. On était très mal lotis dans cet hôpital; il n'était pas encore vraiment installé. Je partis un après midi avec un camarade dans la ville de Grubeschow. On eut la chance de pouvoir acheter chacun un beau morceau de pain blanc, bien meilleur pour nos estomacs malades que le pain militaire. Sur le chemin du retour, on fut arrêté par un homme qui se tenait sur le pas de sa porte: «Chers messieurs, entrez, prenez une tasse de thé, et pour deux marks, vous pourrez vous amuser avec ma fille autant que vous voudrez. » Mon camarade lui envoya un sacré gnon dans la figure et on regagna l'hôpital. L'hôpital accueillait chaque jour de nouveaux blessés et malades. Certains étaient au bord de l'agonie. Je me souviens d'un soldat qui était couché à côté de moi et se tordait de douleur comme un ver au soleil. Il s'appelait Simon Duka et venait de Haute-Silésie. Après l'avoir ausculté, le médecin dit au garde: «Emmenez-le au pavillon C! » C'était le gymnase dans lequel on envoyait les malades atteints du choléra. Deux jours plus tard, comme je passais par le cimetière, je vis le nom de Simon Duka sur une tombe fraîchement creusée. Le choléra avait fait une nouvelle victime. Je n'avais qu'une idée: partir d'ici le plus vite possible. J'étais là depuis déjà six jours lorsqu'on fut tous examinés par un médecin. Tous ceux qui étaient en état de voyager devaient quitter les lieux le lendemain. On voyagea une demi-journée sur des voitures réquisitionnées puis on arriva sur un chemin de fer de campagne. Il était à voie étroite et les trains, composés de petites voitures à plateaux, étaient tirés par des chevaux. La région était morne et peu peuplée, d'autant plus que la plupart des fermes et des villages avaient été incendiés. On passa la frontière entre la Russie et 127 la Galicie, puis on prit un train en gare de Vnow, qui nous emmena via Rawa Ruska à Lemberg, où on arriva de nuit. L'hôpital militaire de Lemberg, où on nous installa, était une grande bâtisse, une ancienne école. Quantité de soldats souffrant de catarrhe gastrique et intestinal ainsi que de typhus se trouvaient dans la salle oùje fus affecté. Tous de pauvres gens qui passaient la moitié de leur temps aux latrines. Nous couchions à même le sol sur des paillasses. La nourriture était mauvaise. Il y avait partout du désordre; des conditions de vie autrichiennes, quoi! Les jours se traînaient, interminables. On parlait peu, car la plupart souffraient horriblement. Si un malade se lamentait trop fort, un infirmier intervenait en lui mettant le thermomètre sous le bras, comme si cela pouvait servir à quelque chose. Un soldat en fut à un tel point excédé qu'il lança le thermomètre contre le mur, où il s'écrasa en mille morceaux. Au médecin qui lui demanda des comptes, le soldat répondit qu'il voulait simplement être traité humainement. Nous attendions tous avec impatience le jour où l'on nous transporterait ailleurs
128 Repos au sanatorium en Rhénanie septembre-octobre 1915
Enfin, au bout de six jours, on prit le chemin de la gare. On voyagea en troisième classe à travers la Galicie, en passant par la forteresse de Przemysl, puis par Jaroslav, Tarnow, en direction de Cracovie. Ce trajet était à double voie et, toutes les cinq minutes, on croisait un convoi en provenance d'Allemagne, chargé d'hommes, de matériel de guerre, de munitions et de ravitaillement. Les Russes ayant détruit tous les ponts lors de leur retraite, des ponts de fortune en bois avaient été construits partout sur lesquels les trains ne pouvaient rouler qu'au pas. Certains de ces ponts passaient au-dessus de profonds ravins vers lesquels on osait à peine jeter un regard. On fit halte devant la forteresse de Cracovie; des milliers de prisonniers effectuaient des travaux de terrassement à proximité des voies. Un orage éclata, suivi d'une pluie d'une rare violence. En un rien de temps, les Russes furent trempés jusqu'aux os mais il leur était interdit de quitter leur lieu de travail. En continuant notre route, nous avons passé la frontière germanogalicienne. Notre premier arrêt en Allemagne eut lieu à la gare d'Annaberg. Tout le monde dut descendre, se mettre en rangs et se diriger vers l'établissement d'épouillage, qui était un véritable petit village. Tous les jours, des milliers de soldats y étaient délivrés de leur vermine. On nous fit d'abord passer dans une grande salle chauffée, où l'on dut se déshabiller. On se retrouva tous en costume d'Adam. La plupart des soldats étaient si maigres qu'ils avaient l'air de squelettes ambulants. Mais tous avaient l'air heureux d'être enfm de retour chez eux, avec la vie d'hôpital pour seule perspective. On passa aux bains: plus de deux cents douches, sous lesquelles on se relaya, nous aspergeaient chaudement. Quel bonheur de sentir l'eau chaude ruisseler le long de son corps. Nous avions du savon à profusion et on fut bientôt blancs de mousse. Après une nouvelle douche, on se mit en route pour l'habillement. Chacun reçut une nouvelle chemise, un caleçon, des chaussettes. Entre-temps, nos uniformes étaient passés dans d'énormes tuyaux de fer chauffés à quatre-vingt-dix degrés. Cette chaleur vint à bout des poux et des lentes. Quant aux vêtements, ils étaient à vrai dire passablement chiffonnés et avaient pris une teinte jaunâtre. On nous servit à manger; ceux qui souffraient de l'estomac eurent droit à une soupe de 129 flocons d'avoine, moins difficile à digérer que des aliments plus solides. Et nous voici repartis pour la gare. Sur le quai, je bus un verre de bière et mangeai une pomme qu'une femme m'avait offerte. Cette imprudence faillit me coûter la vie. J'eus de tels maux d'estomac que je me tordis de douleur sur le sol du compartiment. Peu à peu je repris le dessus. La nuit tombait. Nous ne savions pas où nous menait notre route. Le lendemain matin, le train s'arrêta dans chaque petite ville. Chaque fois, on débarquait autant de malades et de blessés qu'il y avait de places dans les hôpitaux militaires. Les derniers quittèrent le train à Fraustadt, en Posnanie; j'étais du nombre. Ceux qui ne pouvaient marcher furent acheminés en voiture. L'hôpital était installé dans une ancienne caserne d'infanterie: il abritait deux mille blessés et malades. Ceux qui souffraient de maux d'estomac, de diarrhées, de dysenterie ou de typhus étaient envoyés à la section des contagieux, installée dans le gymnase. Cet important bâtiment comprenait plusieurs grandes salles où s'alignaient des lits aux draps blancs. A côté de chaque lit se trouvait une table de nuit. Au milieu de la pièce, de grandes tables étaient couvertes de livres, journaux et revues de toutes sortes. Tout avait l'air en très bon état. Je me dis en moi-même qu'il ferait bon vivre ici. Ceux qui occupaient déjà leurs lits nous regardaient arriver avec curiosité. On attribua un lit à chacun d'entre nous. Un médecin vint nous examiner, une fois de plus. Je reçus ordre de me coucher immédiatement. Quel plaisir de pouvoir se reposer, déshabillé, sans poux, dans un lit moelleux et propre. Mais j'étais obligé de me lever souvent, très souvent, pour aller aux toilettes, et mes intestins me faisaient souffrir au point qu'à plusieurs reprises, je perdis connaissance. J'avais l'impression que plusieurs vrilles me perforaient. Je ne pouvais m'alimenter que de soupe de flocons d'avoine ou de bouillon de riz. Le médecin me défendit de manger autre chose, sinon il ne répondait de rien. Les soins étaient très attentifs, les soeurs infirmières, le médecin et les gardes-malades très aimables. Chaque matin, au réveil, nous trouvions sur la table de nuit un joli bouquet de fleurs et un verre d'eau pour nous rincer la bouche. Le médecin passait deux fois par jour. Avec le temps, je devins si faible que je ne pouvais plus me lever. On nous pesait tous les samedis. La première fois, mon poids était de cinquante-neuf kilos en vareuse et en pantalon, mais sans bottes; la seconde fois de cinquante-huit kilos en chemise, la troisième fois de cinquante-sept kilos. Il ne me restait plus que la peau et les os. Tout mon sang partait dans les selles. Je restais au lit durant des heures, avec le bassin. Mes maux de ventre ne voulaient pas prendre fin. Mes compagnons étaient dans le même piteux état. Beaucoup do malades recevaient la visite de leur famille. J'aurais aimé, moi aussi, recevoir la visite des miens! Mais c'était malheureusement impossible, car l'litre nous passait le front de l'ouest. Un matin, je vis que le lit voisin était vide. Le malade qui l'occupait, un p ère de famille, était si faible depuis quelques jours qu'il pouvait à peine130 parler. Il était mort pendant la nuit. La nuit suivante, dans la même chambre, un autre malade mourut de dysenterie. Je me réveillai au moment où les infirmiers emportaient son cadavre. Je gardais toujours l'espoir de m'en tirer, mais je me faisais beaucoup de souci et ne cessais de prier tout bas, jusqu'au moment où je m'endormais, épuisé. Je n'arrivais plus à manger ma soupe de gruau tout seul. L'infirmier me portait la soupe aux lèvres et me soutenait le dos, tant j'étais faible. Pendant quinze jours, je ne reçus que de la bouillie et j'en fus dégoûté. Quand je voyais venir la soeur avec son bol, j'éprouvais une réelle répulsion mais, au prix d'un grand effort, j'avalais péniblement ma soupe. Un jour, lors de la visite, je fis semblant de dormir. Le médecin et l'infirmière s'approchèrent doucement de mon lit. L'infirmière dit à voix basse: «Alors, docteur, que pensez-vous de Richert ?» « J'ai le ferme espoir de le sauver, il a une volonté de vivre particulièrement tenace », répondit doucement le médecin. Ces paroles m'emplirent de bonheur. J'étais animé d'un espoir nouveau, car c'est dur de se dire qu'on va mourir à vingt-deux ans. Peu à peu, je me sentis plus fort. Je pouvais de nouveau me relever dans mon lit. J'avais surmonté le pire. La soeur, qui constatait que je me portais mieux et qui savait combien j'avais envie de manger autre chose que le sempiternel bouillon, me posait souvent une biscotte de froment pur sous la couverture, bien que le médecin ne l'ait pas encore permis. Enfin, je pouvais manger autre chose. Comme un enfant,je fus doucement habitué aux aliments solides. D'abord des biscottes fines, trempées dans du lait, puis du riz au lait et de la compote de pommes, puis de la purée de pommes de terre, de la viande hachée, des aliments qui ne fatiguaient pas trop l'estomac. C'était incroyable, comme mon appétit revenait, je ne cessais de manger. Au cours de la première semaine où j'ai eu le droit de manger,je repris plus de trois kilos. Mes forces revinrent vite, si bien que je pouvais me lever sans peine. Souvent, nous étions assis dehors dans des fauteuils confortables et nous nous réchauffions au soleil de l'automne. Je me sentais mieux que jamais depuis le début de la guerre. Dans notre salle, il n'y avait plus de grands malades, si bien qu'on chahutait parfois. Pour tuer le temps, on jouait aux cartes, aux dominos et à toutes sortes de jeux. J'étais très heureux mais, déjà, je pensais que cette belle vie pourrait avoir une fin brutale car la guerre continuait à faire rage. Ceux qui, une fois guéris, quittaient l'hôpital, étaient envoyés d'ordinaire dans un bataillon de réserve avant d'être dirigés vers le front. Cette perspective n'était pas très réjouissante car l'hiver était de nouveau à nos portes. Mon camarade Auguste Zanger, avec lequel je correspondais toujours, était déjà rétabli mais inapte à rejouer au soldat. Il se trouvait toujours à l'hôpital de réserve de Rhénanie. Il m'envoya un bulletin d'admission de cet hôpital. Je me réjouissais, car cela semblait signifier nos prochaines retrouvailles. Je montrais ce bulletin au médecin, en le priant de me laisser partir 131 là-bas. Il me dit que cela était impossible, car le bataillon de réserve du 41e régiment d'infanterie se trouvait à Speyersdorf, près de Koenigsberg, en Prusse orientale. Le médecin ajouta: « Richert, vous pouvez faire une demande de congé de convalescence de quatre semaines ;je donnerai un avis favorable.» « Docteur, cela m'est impossible; toute ma famille se trouve dans la partie du pays occupée par les Français.» «Vous êtes vraiment à plaindre », me dit le médecin. Le lendemain, je demandais au médecin de m'envoyer quatre semaines en maison de repos. «Oui, cela peut se faire », me dit-il avant de m'apporter un certificat d'affectation au sanatorium des soeurs grises catholiques de Fraustadt. Je remerciais le docteur ainsi que les infirmières et gardes-malades de leurs soins et je pris congé d'eux et des amis de notre salle commune et je partis. Au sanatorium, je fus accueilli très gentiment par les soeurs grises. Le centre de repos était l'ancien hôpital civil de Fraustadt. Les soldats qui se trouvaient là avaient presque tous bonne mine et semblaient mûrs pour être bientôt reconduits à la boucherie. La nourriture était excellente et abondante, les soeurs aimables et bonnes. Deux gentilles jeunes personnes nous servaient à table, avec un agréable« S'il vous plaît.» On dormait jusqu'à huit heures du matin, puis on se levait pour faire sa toilette. On nous servait alors un bon café au lait avec des petits pains coupés et beurrés, garnis de confiture. A dix heures on recevait une tasse de bouillon de viande et, à midi, soupe, viande et légumes ou viande rôtie avec des nouilles, avec en plus une petite bouteille de bière. Comme dessert: des pommes, des poires et, de temps en temps, du raisin. A quatre heures de l'après-midi, du thé avec des petits pains beurrés garnis de confiture, parfois même de jambon et de saucisson. A six heures du soir, on nous servait des pommes de terre sautées et des saucisses et, après cela, du café au lait. Chacun pouvait se servir à volonté. Quelle époque magnifique! Mais les jours passaient très vite et les quatre semaines tirèrent bientôt à leur fin. Souvent, de riches dames et demoiselles de la ville nous apportaient des friandises et s'entretenaient avec nous. Les religieuses jouaient avec nous aux dominos ou aux dames. Les jeunes soldats qui assistaient à la messe dans la petite chapelle de l'hôpital et allaient communier de temps en temps étaient particulièrement bien vus par les soeurs. Le médecin ne venait qu'une fois par semaine pour les examens; à chaque visite, certains soldats étaient déclarés guéris et nous quittaient pour rejoindre leur bataillon de réserve. Mes quatre semaines étaient également achevées: je devais voir le médecin le lendemain. Ce matin-là.je ne mangeai rien, mais fumai rapidement cigarette sur cigarette, me remplis l'estomac d'eau froide et, avant la visite, me mis à courir comme un fou derrière les toilettes. Le médecin constata un battement excessif du coeur ainsi que mon teint trop pâle: «Vous resterez ici une semaine supplémentaire », me dit-il. J'avais atteint mon but, et pouvais profiter encore de quelques beaux Jours. 132 Au bout de la dernière semaine, on passa une fois de plus sur la balance; je pesais soixante-dix-huit kilos. J'avais donc repris vingt-deux kilos. Je fus alors déclaré guéri et reçus mon ordre de route pour Speyersdorf près de Koenigsberg. Je dormis très mal durant cette dernière nuit et rêvai de la caserne et de la vie du front. La première neige tombait cette nuit-là, on était le 28 octobre 1915. Au matin, je fis mes derniers préparatifs et pris congé des religieuses qui avaient de la sympathie pour moi et qui me virent partir à regret. Elles me donnèrent quantité de tartines garnies pour le voyage. A la gare, je pris le train en direction de Koenigsberg. Le voyage fut ennuyeux, il faisait froid, tout était couvert de neige. On roula toute la journée et toute la nuit suivante pour arriver le matin à Koenigsberg. En quittant le train, j'allai en ville pour boire dans un restaurant plusieurs tasses de café chaud. Puis je demandai où se trouvait Speyersdorf. Malgré les indications des propriétaires du restaurant, je dus encore demander plusieurs fois mon chemin dans cette grande ville. Enfin, je dépassai les vieux remparts et un quart d'heure plus tard, j'étais arrivé à destin.
Dans un bataillon de réserve à Speyersdorf et Memel novembre 1915
Le bataillon de réserve du 41e régiment d'infanterie était installé dans des baraquements en bois à l'entrée de Speyersdorf, tout près de la route. Les soldats étaient justement en train de chercher leur café à la cuisine. Je demandai où se trouvait le bureau administratif du bataillon, m'y rendis et me présentai à l'adjudant de semaine. Il me désigna mon affectation et dit que je devais me présenter à neuf heures à la visite médicale. Je me rendis à mon nouveau domicile où l'on me montra mon lit, me donna du café et du pain. A la première bouchée, je crus avoir dans la bouche un morceau de terre. J'eus une grande nostalgie de la cuisine des chères soeurs de Fraustadt. C'était hélas du passé et je devais me soumettre à l'inéluctable. Le médecin me déclara exempt de service pour dix jours et je rejoignis la compagnie des convalescents. Après la visite, je me promenai dans la cour. Il y avait là beaucoup de soldats qui attendaient leur libération. Un soldat passa à côté de moi en clopinant, une canne dans chaque main. Je me dis: « Celui-là a attrapé à coup sûr des balles dans les deux jambes». En passant, il me regarda fixement: «Nom d'un chien! t'es pas Richert ?» « Oui, c'est moi», répondis-je. « Eh bien, tu ne me reconnais pas ?» Je répondis que non. « Mais nous étions ensemble dans les Carpathes jusqu'au jour où, près du mont Zwinin, j'ai eu les deux pieds gelés. » A ces mots, je le reconnus. Son visage avait presque doublé de volume depuis l'époque des Carpathes, c'est pourquoi j'avais eu du mal à le reconnaître. Il me raconta donc qu'on l'avait amputé des dix doigts de pied. Mais il s'en moquait en disant qu'il préférait vivre sans doigts de pieds que d'être enterré quelque part sur le front avec ses orteils. Pour lui la guerre était finie et il devait recevoir soixante-dix pour cent de pension d'invalidité. Je l'enviais beaucoup même si, sa vie durant, il allait rester estropié. Ce même jour, je rencontrai plusieurs anciens de ma compagnie qui boitaient, sans orteils. A l'un il manquait un bras, l'autre avait un bras et une jambe raides. Mais, tous paraissaient heureux car, bientôt, ils allaient pouvoir rejoindre leur famille pour toujours. Le lendemain, je rencontrai Anton Schmitt, d'Oberdorf, que j'avais pansé sur le champ de bataille lorsqu'il avait été blessé de trois balles de shrapnel 134 Il devait se rendre tous les trois jours à Koenigsberg pour y faire soigner par des massages et des rayons son bras indemne mais raide. Quand il fut complètement rétabli, on le renvoya au front, où il fut tué. Un jour, je rencontrai aussi le jeune instituteur de Prusse orientale qui, lors de l'attaque près de Liftira Gorna, le I'" juillet 1915, avait reçu une balle qui avait traversé sa figure de part en part. Sur les deux joues, il avait deux points rouges marquant l'entrée et la sortie de la balle. Comme sa langue avait été atteinte, il ne pouvait plus parler aussi bien que jadis. Il avait été nommé adjudant. Il m'invita à passer la soirée avec lui à Koenigsberg. J'acceptai et nous nous sommes bien amusés. Ce fut cependant la première et la dernière fois car mon portefeuille ne tenait pas le coup. Je n'avais rien d'autre que mes misérables trente-deux pfennigs par jour et cela ne suffisait pas pour m'acheter le strict nécessaire. Je voyais les camarades qui pouvaient correspondre avec les leurs au pays, recevoir de l'argent, des paquets, des gâteries et se donner du bon temps, tandis que moi, réduit à la maigre pitance militaire, il ne me restait qu'à regarder les étoiles, les poches vides. Je me sentais pourtant heureux quand je comparais ma vie actuelle à celle du front, et je souhaitais que cela dure. J'étais depuis une semaine à peine à Speyersdorf que tout le bataillon de réserve se trouva embarqué dans le train en direction de Memel, par Insterburg, Tilsitt, Heydekrug. C'est à Memel que se trouvait la caserne de notre régiment. Nous arrivâmes de nuit. La caserne était située derrière la ville, vers l'intérieur des terres. La vie y était quand même plus agréable que dans les baraquements. Les chambrées étaient plus chaudes et on pouvait les tenir plus propres. Memel est une ville portuaire, située à la pointe nord-est de l'Allemagne, sur la Baltique. Comme je n'avais jamais vu la mer, j'avais hâte d'aller l'admirer. Le lendemain, je montai au dernier étage de la caserne et là, depuis une lucarne et par-delà les toits de la ville, je pus contempler la mer au loin. Mais cela ne me suffisait pas; sans permission, au nez et à la barbe du poste de garde, je me dirigeai à travers la ville vers le port. Là, j'allai vers la jetée, à la pointe de laquelle s'élevait un phare en béton. Le môle lui-même était une muraille de près de quatre mètres de large qui s'enfonçait dans la mer et servait de brise-lames. Le temps était à la tempête. Je ne pus rassasier ma vue du spectacle qui s'offrait à moi. Des vagues hautes de plusieurs mètres venaient sans cesse déferler et s'écraser sur la jetée en la submergeant; une vague recouvrait l'autre. La mer semblait remuée jusque dans ses profondeurs. Subitement, je reçus une douche et me mis rapidement à l'abri. Plusieurs navires étaient amarrés dans le port, je les regardais longtemps. L'un d'eux, chargé d'avoine, était en train d'être déchargé par des grues de petite dimension qui vidaient la cargaison. Je m'en revins à ma caserne. Le lendemain, je fus convoqué par l'adjudant. En examinant mon livret militaire, il avait constaté que, depuis le début des hostilités, j'avais fait 135 campagne sans arrêt et que je n'avais eu aucune permission, «Je vous donne quinze j ours de permission, » «Je ne puis l'accepter, car je ne sais où aller.» Et j'expliquai ma situation à l'adjudant «Eh bien! Voilà qui n'est pas commun. On va voir ce qu'on peut faire pour vous, d'ailleurs on peut vivre ici et je tiendrai compte de votre cas pour ce qui est du service. » Cet adjudant était un homme comme on n'en trouvait pas beaucoup dans l'armée allemande. Lesjours suivants, mon service fut bien allégé, bien que les jours d'exemption accordés par le médecin soient passés. Un jour cependant, je fus de garde avec huit hommes durant vingt-quatre heures. C'était à la gare. Entre minuit et deux heures du matin, j'arpentai lentement les quais pour me réchauffer. J'entendis soudain une formidable explosion. Toutes les sentinelles et quelques agents des chemins de fer accoururent pour savoir ce qui s'était passé; mais je ne le savais pas moi-même, pensant que l'explosion avait eu lieu vers le port. En fait, on apprit le lendemain qu'une mine mouillée dans le port s'était détachée et avait été projetée vers la jetée. Un autre jour, je fus commis à la garde du port. J'étais en faction à la grille par laquelle toutes les personnes devaient passer pour entrer ou sortir du secteur portuaire, entouré d'un grillage. A l'heure où les ouvriers du port allaient déjeuner, il y avait fort à faire. Il y avait là un monde très vulgaire et grossier, parlant un dialecte que le diable n'aurait pas compris. Plusieurs m'interpellèrent grossièrement lorsque je demandais leur laissez-passer, prétendant que je les avais contrôlés une heure avant, lorsqu'ils étaient partis manger. Personnellement, ce contrôle m'était indifférent mais, qui sait, un chef pouvait m'observer et cela m'aurait valu trois jours de trou. Je les calmais tous, à part un qui semblait particulièrement violent. Il refusait absolument de me présenter ses papiers. Je fis donc deux pas en arrière, exigeai une fois de plus qu'il me présente le document en question ou qu'il, s'éloigne. Du coup il céda et passa la grille en maugréant. Le soir même quelques dévergondées voulurent rejoindre les matelots sur les navires. Je leur refusai le passage. Elles rebroussèrent chemin. Mais plus tard,je les vis passer au-dessus du grillage et monter à bord. Que pouvais-je faire? Je fis semblant de ne pas les voir. Le lendemain, un jeune homme, dix-sept ans peut-être, vint vers moi et engagea la conversation. Il voulait se porter volontaire pour la durée de la guerre. Je le lui déconseillai en lui dépeignant la vie au front sous les couleurs les plus noires. Il en eut presque les cheveux qui se dressèrent sur la tête. «Bon, s'il en est ainsi, je préfère attendre d'être mobilisé.» «Ce sera encore trop tôt à ce moment-là", lui dis-je. Il me remercia et s'en fut. J'avais le sentiment d'avoir accompli une bonne action. Le lendemain il y eut l'appel pour le paiement de la solde. A Memel, nous recevions cinquante pfennigs au lieu de trente-trois. Quand tous furent payés, le lieutenant ordonna: «Fusilier Richert, à l'appel !. Je ne savais pas pourquoi, mais je sortis des rangs et me mis au garde-à-vous. «Il est de mon 136 devoir, commença-t-il, de faire part à la compagnie de votre courageux et énergique comportement alors que vous étiez de garde au port. Je vous exprime ma pleine approbation car l'officier de service vous a vu faire quand vous avez contraint une épaisse brute de docker à vous présenter son laissez-passer.» Je fus tout surpris mais me dis que cela ne pouvait pas nuire d'être de temps à autre bien noté par ses chefs. Un samedi soir, je fus affecté à la patrouille de contrôle des débits de boissons. Elle se composait d'un sous-officier et de deux hommes. Nous devions emporter armes et casques. Notre sous-officier était un bon garçon à l'esprit facétieux. Il ne se comportait pas du tout comme un chef, mais plutôt comme un copain. Notre mission était d'annoncer la fermeture du local et de noter les noms des soldats sortis sans permission. On contrôla plus de vingt auberges. Nos casques pointaient à peine dans ces établissements que le patron ou la patronne nous conviaient au comptoir et nous offraient un bock de bière ou un verre de cognac en nous encourageant à boire. Ala longue, on finit évidemment par être assez éméchés. Aux soldats que nous rencontrions sans autorisation de sortie, le sous-officier conseillait de sauter le mur derrière la caserne sans se faire pincer. Évidemment, cela ravissait ceux que nous interpellions et qui, à notre vue, s'étaient déjà crus au trou. On entra aussi dans une maison close. Les filles à moitié nues se mirent à trembler de peur quand on entra! Elles savaient très bien que si elles étaient attrapées après l'heure réglementaire de fermeture, leur boutique serait fermée. Notre sous-officier fit mine de commencer à dresser un procès-verbal. Les femmes priaient et suppliaient, cherchant à nous caresser et à nous couvrir de baisers et tout le reste. Le sous-officier leur faisait une peur bleue. Mais pour finir, bien sûr, il éclata de rire et déchira son rapport en disant qu'elles ne devaient pas avoir peur et on nous ouvrit deux bouteilles de bière. Mais on avait déjà assez bu et on regagna la caserne pour cuver notre cuite. Le lendemain, on apprit qu'un transport d'éléments de réserve de notre bataillon devait être envoyé au front. Cela fit l'effet d'une bombe. Chacun craignait de partir. Tous avaient une sainte horreur de l'hiver russe et nous n'étions que fin novembre. Je sentais que c'était mon tour car j'étais tout à fait valide, avec une bonne mine. Soudain, l'ordre vint: « Rassemblement! » Le bataillon de réserve devait envoyer vingt hommes à Pillau, à la compagnie de réserve de mitrailleuses du 1er corps d'armée. « Les volontaires pourles mitrailleuses, sortez des rangs! » Je fus l'un des premiers à bondir en avant, car je pensais que, quoi qu'il arrive, cela valait mieux que d'aller au front. Les mitrailleurs n'avaient en effet jamais à participer aux attaques à la baïonnette; cela valait son prix. Ainsi,je fus désigné pour Pillau. Lelendemain, on fut une vingtaine à partir, en train, de Koenigsberg vers Pillau 137
Retour au front russe, décembre 1915-été 1916
La petite ville de Pillau est située à la pointe d'une langue de terre qui, depuis le continent, s'enfonce dans la Baltique. Pillau est entouré de trois côtés par la mer. Du côté nord-ouest par la mer Baltique, au sud-ouest par l'entrée du Frischer Haff et à l'est par le Frischer Hafflui-même. Pillau est une forteresse maritime. Tout près de la ville, sur une légère élévation de terrain, se dresse le fort Stiele. Sur le rivage de la Baltique, dans les dunes de sable, étaient installées plusieurs batteries d'artillerie très lourdes, tournées vers le large. Les canons sont montés sur des tours, et tout à côté se trouvent des casemates à l'épreuve des bombes, pour les servants. De la gare, il y avait environ un quart d'heure de marche jusqu'à la compagnie. Celle-ci occupait des baraquements maçonnés d'un étage. C'est là que nous avons dû nous présenter. L'adjudant de compagnie, Hoffmann, un homme de puissante stature, aux yeux de bouledogue et à la nuque de taureau, nous tint un discours de bienvenue, et quel discours! Je ne crois pas que les forçats de Cayenne fussent salués en des termes aussi déraisonnables. Puis, on nous répartit dans des chambres et on attribua lits et armoires. Tout était d'un ordre et d'une propreté méticuleux. La discipline régnait ici comme dans les casernes d'avant-guerre. L'instruction sur les mitrailleuses commença le lendemain. Ce n'était pas simple d'apprendre les noms de toutes ces pièces et de saisir le fonctionnement du mécanisme de tir et, surtout d'expliquer tout ça soi-même devant les autres. Les exercices dans la neige étaient encore plus pénibles et les caisses de munitions lourdes à traîner. Les sous-officiers qui avaient été au front nous traitaient bien mieux que ceux qui étaient restés à l'arrière et qui avaient l'habitude de martyriser les soldats. Pendant quelque temps, je fis partie du groupe du sous-officier Altrock, une stupide charogne qui savait nous rendre la vie dure. J'étais parfois dégoûté, mais je me consolais à l'idée qu'au moins je ne me faisais pas tuer. Parfois, nous étions obligés de traîner la mitrailleuse en rampant dans la neige sur plusieurs centaines de mètres. La neige pénétrait dans les manches et jusque sous les épaules, et les bottes en étaient pleines. Les mains étaient si froides que l'on avait peine à saisir et à tenir le métal de l'arme. Le froid était au plus vif quand le vent souillait sur la 138 Baltique et que nous faisions l'exercice sur le rivage, Mais la cuisine était bonne, meilleure qu'à Memel. A midi, on avait souvent des pommes de terre et des boulettes de viande que j'aimais bien. Chacun n'avait droit qu'à une portion, mais plusieurs fois je réussis à en rabioter deux car le soir j'appréciais fort les boulettes avec du pain noir, Je m'arrangeais pour être parmi les premiers servis, je mangeais rapidement ma portion et prenais de nouveau mon tour, en queue de file, Mais un jour, je fus attrapé par le sous-officier qui surveillait la distribution et il en fit rapport à notre énergumène d'adjudant Hoffmann. Je me disais que j'allais drôlement écoper. Mais j'étais à ce point endurci que la chose me laissait indifférent. On entendit: « Richert doit se rendre au bureau. » Je m'y rendis. « Espèce de cafre, vous êtes sûrement Pollak pour qu'une portion ne vous suffise pas. Vous voulez sans doute que je vous flanque au trou. » Tout cela dit sur un ton à faire trembler les murs. Lorsqu'il eut fini, je lui demandai la permission de prendre la parole; je lui expliquai que j'étais originaire de la partie de l'Alsace occupée par les Français et que je n'avais, de ce fait, aucun contact avec les miens; que j'étais réduit à l'ordinaire de la caserne. « S'il en est ainsi, je vous autorise à chercher dorénavant deux portions. » Malgré les apparences, Hoffmann semblait donc avoir encore un peu d'humanité. Ainsi, chaque jour, j'eus droit à mes deux portions. En général, je gardais une portion pour le soir et la réchauffais sur le poêle. Un jour, on nous montra un film qui me fit enrager, son titre: Francstireurs. Il nous montrait tous les trucs et artifices employés par la population française pour attirer les soldats allemands dans des pièges, pour les assassiner ensuite. Le film visait à attiser encore la haine à l'égard des Français. Moi, je savais que dans cette guerre, il n'y avait pas de francstireurs du tout. Dès qu'il faisait beau,j'allais à la mer pour admirer le jeu des vagues. Elles rejetaient parfois sur le sable de petits morceaux d'ambre. Un dimanche après-midi où régnait la tempête, je me tenais sur la jetée avec un de mes camarades pour voir le déferlement des lames, Le vent soufflait directement sur l'entrée du Haff, si fort que les vagues barraient tout le passage. Au large, la sirène d'un cargo retentit soudain. Un gros transport se rapprochait lentement du passage, donnant des signes à coups de sirène. La sirène demandait les pilotes sans lesquels aucun navire n'avait le droit de pénétrer dans le passage ou dans le port. Plusieurs pilotes se portèrent au-devant du bateau, à bord d'un petit vapeur qui se balançait sur les flots comme une coquille de noix. A plusieurs reprises le petit vapeur s'approcha tout près du gros navire, mais il était aussitôt saisi et rejeté par une lame à cent ou à deux cents mètres. C'était un spectacle très impressionnant. Enfin, à la suite d'une manoeuvre habile, le petit navire frôla le transport. Par une échelle de corde, deux pilotes grimpèrent comme des chats le long du gros cargo. Ils étaient à peine suspendus à l'échelle que leur frêle embarcation était de nouveau emportée plus loin par les flots. A présent, le navire pouvait pénétrer dans le passage, Nous l'avons suivi jusqu'à ce qu'il disparaisse en 139 direction de Koenigsberg. Dans le port de Pillau, on finissait de construire un croiseur auxiliaire et je m'étonnais que la mer puisse porter une masse pareille. On réparait également un torpilleur avarié. Le soir de Noël approchait. Un bel arbre avait été installé dans une grande salle. On chanta d'abord quelques chants de Noël, puis le: Deutschland, Deutschland über alles et le Heil, dir im Siegerhranz, Quelle stupidité! Le capitaine Grosse, qui haïssait les Alsaciens, fit un discours qui convenait sans doute au temps de guerre, mais nullement à la fête de Noël. Puis chacun reçut un petit cadeau. Le maniement de la mitrailleuse n'avait à présent plus de secrets pour nous et le service était moins rigoureux. Nous faisions souvent l'exercice au Schwalbenberg, une butte de sable plantée de quelques acacias. De là, nous avions une vue magnifique sur la petite ville, le port, le Haff et le large. Parfois, nous tirions à balles. Au début, j'étais un peu énervé quand l'engin se mettait à crépiter. Quand la mitrailleuse fonctionnait correctement, nous avions à lâcher deux bandes, soit cinq cents coups à la minute. Les cibles étaient plantées au bord de la Baltique si bien que les balles tombaient dans la mer. Une bonne entente régnait dans la chambrée. Mon meilleur ami était un nommé Max Rudat, de Prusse orientale. Ses parents exploitaient un grand domaine agricole. Il recevait souvent de petits paquets et m'en donnait toujours une part. Un jour de la mi-janvier, il y eut un rassemblement. La compagnie de mitrailleurs du 44" régiment d'infanterie qui, sur le front nord de Russie, tenait une position devant la forteresse de Dunaburg, réclamait seize hommes de renfort. J'eus la déveine de compter parmi ces seize. Mon ami Max Rudat, qui n'en faisait pas partie, pria l'adjudant de pouvoir aller au front avec moi, ce qui fut fait. Le lendemain, nous avons reçu un stock de provisions pour la route. Je fus désigné comme chef du transport. Après avoir pris congé de nos camarades plus chanceux, on prit la direction de la gare. Seigneur! Qu'est-ce qui allait encore nous arriver en plein hiver, dans le froid glacial de la Russie! Heureusement, avec mes camarades, je n'étais pas seul. C'était au moins une petite consolation. A Pillau, on prit le train, direction Koenigsberg. En arrivant, je me renseignai pour connaître l'heure de départ du train pour Dunaburg. Il nous fallut attendre jusqu'à midi, puis on démarra. Le voyage se déroula par Insterburg, Gumbinen. AEydtkuhnen nous avons passé la frontière prussorusse. Dès l'entrée en Russie, les maisons semblaient plus pauvres. Au lieu de toits de tuiles on ne voyait plus que des toits de chaume. Le voyage fut ennuyeux. De la neige, rien que de la neige, des forêts de sapins sombres et des maisons à moitié ensevelies sous la neige; des chaumières et des villages. Nous franchîmes la forteresse de Kowno pour passer le Niémen tout couvert de glaçons à la dérive. Le voyage se poursuivait toujours plus loin par Radsiwilischki, Radkischki, Abeli, direction Jelowka. Nous sommes arrivés au crépuscule. Je cherchai un quartier de nuit. Avec beaucoup de 140 soldats, la plupart permissionnaires, on réussit à s'abriter pour la nuit dans des baraques. Comme elles n'étaient pas chauffées, et malgré les couvertures dont chacun avait été muni en quittant la garnison, on eut très froid. Au réveil, je demandais ma route pour rejoindre le 44" régiment. Plusieurs permissionnaires qui connaissaient le chemin se joignirent à nous. Nous progressions lentement dans la neige épaisse. Enfin, après deux heures de marche, on arriva au domaine de Neugrünwald. Du front nous parvenait de temps en temps l'écho des coups de canon. Je me présentai à l'adjudant de compagnie pour rendre compte que les seize hommes de renfort, en provenance de Pillau, étaient arrivés. L'adjudant de compagnie, Kaminsky, me fit bonne impression; il était cordial. «Eh bien, dit-il, vous vous plairez ici.» Il sortit avec moi et, selon le règlement, fit mettre au garde-à-vous les seize hommes. L'adjudant demanda à chacun son nom, sa région d'origine. Puis il nous désigna notre quartier où il y avait un poêle et des lits de châlits. Nous étions tous heureux de l'accueil reçu à la compagnie où il régnait un ton beaucoup plus amical qu'à Pillau. On nous fit manger tout de suite. C'était bon et copieux. Les premiers jours, nous n'avions rien d'autre à faire que de chercher du bois de chauffage. Le domaine de Neugrünwald comprenait une grande maison d'habitation, plusieurs étables et bâtiments annexes. Tous les murs étaient en bois, mais bien façonnés. Les chevaux de la compagnie étaient abrités dans des étables. Les conducteurs étaient installés dans un autre baraquement. Quant aux mitrailleurs de réserve dont les seize hommes de mon groupe, nous étions logés dans deux autres pièces. L'état-major du bataillon logeait au rez-de-chaussée de la maison d'habitation et, dans un bâtiment annexe, se trouvait une compagnie de sapeurs, comme on appelait les soldats sans armes qui avaient pour mission de construire, derrière le front, des positions de réserve. Dans un petit enclos à proximité, il y avait des installations sanitaires, dont trois baignoires, où les soldats qui revenaient des tranchées pouvaient se laver. A qui le réclamait, un coiffeur venait couper les cheveux et faire la barbe gratuitement. On ne pouvait vraiment pas se plaindre. Le troisième jour, à la tombée de la nuit, il fallut partir vers le front. Notre chemin nous mena pendant près d'une heure à travers une forêt triste. Puis il fallut attendre plus loin, en bordure du bois, dans un léger creux de terrain. C'est là que j'entendis de nouveau siffler les premières balles. «Alors, Max, comment te plaît cette musique ?» fis-je à mon ami Max Rudat qui n'avait encore jamais été au feu. Il répondit: «A dire vrai, Nickel, je trouve la chose un peu inquiétante. » Après que nous eûmes attendu près d'une demi-heure, quelques hommes arrivèrent du front à travers la neige sous la conduite d'un sous-officier. Il nous fallut transporter vers l'avant de lourdes plaques d'acier de deux mètres de long et d'un mètre de large. C'était un supplice que de hausser ces plaques sur ses épaules. Comme nous étions serrés les uns sur les autres, nous ne pouvions faire que de petits pas. On dut rejoindre les tranchées en 141 marchant à découvert. La neige nous arrivait presque aux genoux. Quand les Russes envoyaient des fusées, nous devions faire halte pour être moins visibles. On déposa les plaques juste derrière la tranchée. Nous en avions traîné huit vers l'avant. En transportant les dernières, les Russes nous aperçurent et des balles se mirent à siffler tout autour de nous. Alors je criai: «Attention, jetez tout l . La plaque tomba à terre tandis qu'on se projetait à gauche et à droite. Puis nous avons relevé la plaque pour nous abriter derrière elle. Et vlan, une balle de fusil s'écrasa dessus. Quel bruit! Mais au bout d'un moment les coups de feu cessèrent et on put terminer de la transporter. On s'en retourna à vive allure à Neugrünwald. Nous avions les pieds glacés et mouillés et une grande envie de café chaud. Le lendemain, en première ligne, un homme fut atteint au bras. Un infirmier nous l'amena à Neugrünwald. Je dus faire mon barda pour le remplacer au front. On se mit en route avec l'infirmier, en direction de la forêt, le long de la tranchée. Je fus étonné de voir cette position de jour; je n'avais jamais vu une installation pareille. La tranchée était recouverte des deux côtés par de grosses branches de sapin. Par terre, il y avait comme des grilles, faites de lattes de toitures, si bien que les bottes restaient propres. Chaque fantassin avait son créneau. Sur la paroi avant de la tranchée étaient accrochées de petites armoires pour les munitions et les grenades. La tranchée paraissait déserte. Seuls les hommes de faction étaient debout à leurs postes, protégés, et observaient les positions russes avec le périscope de tranchée. Les autres soldats se tenaient dans des abris chauffés qui étaient construits de biais, en arrière. «Votre équipe se trouve là, me dit l'infirmier. Vous avez un bon sous-officier.» J'entrai dans l'abri. Il était tout embrumé par un épais nuage de tabac. Quatre hommes jouaient aux cartes et un autre était en train d'écrire. Il y avait un petit poêle dans l'abri qui, à force de chauffer, en était presque incandescent. Contre le mur du fond, trois lits de fer superposés. Ma première idée fut de me dire que la vie devait être supportable ici. Je me mis au garde-à-vous et me présentai au sous-officier. «Arrêtez votre comédie, me dit-il, ici, chez moi, il n'y a pas de garde-à-vous. On fait simplement ce qu'on a à faire. Pour le reste, on est tous camarades. » Il continua: «Comment t'appelles-tu?» Je répondis: «Richert.. «Je veux dire ton prénom», dit-il. Et je me nommais par mon prénom: «Dominique.. «Comment? quoi ? - s'écrièrent-ils tous avant de se mettre à rire comme des fous à cause de ce prénom. «Ma foi, dit le sous-officier, je n'ai jamais entendu un prénom pareil.: «Alors, si vous voulez, appelez-moi Nickel comme chez moi », dis-je en riant. Mais Nickel ne leur plaisait guère mieux. «Bon, dit le sous-officier, nous t'appellerons tout simplement Nicki.. Maintenant, j'étais devenu Nicki. «Nicki, veux-tu manger quelque chose ?» continua le chef. « Qu'est-ce que vous avez à manger ?» «Prends ce que tu veux sur l'étagère.» Je levai la tête et quel fut mon étonnement de voir là-haut plusieurs poires, du fromage, de l'ersatz de graisse, du saucisson, du beurre, de la 142 marmelade, deux boîtes de cigares et des cigarettes. Incroyable, cela ne m'était jamais arrivé depuis que j'étais soldat! Je fus de garde l'après-midi. Je me mis à examiner le terrain devant moi au périscope. Tout près du poste de mitrailleuse, une tranchée menait vers le trou du poste d'écoute installé dans les barbelés. Deux larges barrages de barbelés défendaient la position contre une attaque; devant la ligne russe, éloignée de deux cent cinquante mètres, il y avait également deux réseaux de barbelés. Là-bas, en plusieurs endroits, je voyais s'élever de la fumée. Tout était calme, mais de temps en temps on entendait à proximité ou au loin le grondement d'une pièce d'artillerie et le fracas des obus qui éclataient. De temps en temps aussi, un coup de fusil. Chaque nuit, deux hommes montaient la garde. Quatre heures dans l'abri, deux heures dehors. Monter la garde de nuit était très ennuyeux. Le froid était tellement vif qu'il fallait remuer sans cesse et piétiner sur place pour ne pas geler. Le lendemain, je fus de corvée de soupe. La roulante arrivait dans un creux à la lisière de la forêt. Je tombai sur mon ami Max Rudat qui arrivait avec armes et bagages. Il était affecté à une mitrailleuse en remplacement d'un permissionnaire. Le troisième jour, je fus de garde de midi à deux heures de l'après-midi. Pour passer le temps, je pensais au pays et à toutes sortes de choses. Tout était calme. Aucun coup de feu. Soudain, il y eut une explosion d'une violence inouïe. Le sol en trembla et je faillis tomber par terre; je vis à cinq cents mètres de moi, à gauche de la position allemande, s'élever dans les airs un nuage de cent mètres de haut tandis qu'une masse de mottes de terre volait en l'air. Les Russes avaient utilisé une mine souterraine pour faire sauter la position allemande. Au même moment, les balles se mirent à siffler. Juste devant moi, quatre obus russes de gros calibre explosèrent avec fracas, ouvrant de larges brèches dans les barbelés. Puis, il y eut un feu d'artillerie à vous crever le tympan et à vous en faire voir de toutes les couleurs. L'infanterie russe se lança à l'assaut et occupa l'immense entonnoir creusé par l'explosion. Mais les Allemands passèrent très vite à la contre-attaque et une partie des Russes se mit à fuir, les autres étant faits prisonniers. Le feu de l'artillerie russe continuait. Les obus éclataient avec fracas devant nous, parfois derrière nous, parfois aussi dans la tranchée. Au premier coup de canon, le sous-officier était immédiatement sorti de l'abri avec ses hommes, car il craignait une attaque. Nous étions tous aplatis sur le sol de la tranchée, pour ne pas être atteints par les éclats et les mottes de terre. Seul le sous-officier regardait de temps en temps ce qui se passait du côté des Russes. A ce moment, un éclat d'obus, grand comme le doigt, l'atteignit au haut de l'oreille, sur le bord de sa coiffure, si bien qu'il chancela et tomba étourdi. Il n'avait pas de blessure, on ne voyait qu'une bosse. Je lui mis rapidement une poignée de neige sur le front et il se ressaisit aussitôt. Mais il ne réalisait pas vraiment ce qui lui était arrivé. Au bout de trois minutes, il s'était complètement rétabli. 143 Tout à côté de nous, il y avait un abri, occupé par huit fantassins. Une courte tranchée conduisait à la porte d'entrée, à côté de laquelle il Y'avait une petite fenêtre. Un des premiers obus tomba tout près de la porte, si bien que la tranchée en fut obstruée, empêchant les fantassins de sortir. Ils arrachèrent de l'intérieur la petite fenêtre et l'un après l'autre se mirent à ramper vers l'extérieur pour prendre leur poste dans la tranchée. Comme le dernier d'entre eux allait se faufiler à travers l'ouverture du fenestron, un obus s'abattit sur l'abri qui s'effondra. Le fantassin avait le haut du corps et les mains qui sortaient par la fenêtre, tandis que ses jambes pendaient à l'intérieur de l'abri; il était coincé et ne pouvait se dégager ni vers l'avant ni vers l'arrière. Mort de peur, il criait au secours. Deux de ses camarades essayaient de le tirer de là, mais sans succès. Des obus qui tombaient à proximité obligèrent les deux soldats à rechercher ailleurs une place plus sûre. Le pauvre dut rester là, tout seul, cherchant par tous les moyens, avec les mains et les bras, à se protéger contre les monceaux de terre qui voltigeaient autour de lui. Enfin, au bout d'une demi-heure, le tir d'artillerie prit fin; on put s'occuper du malheureux; comme il était impossible de le dégager autrement, on dut scier le morceau de sapin qui se trouvait sous lui pour le libérer. On descendit alors le soldat à moitié mort de peur et on découvrit qu'il n'avait pas la moindre égratignure. Sur ce,je demandai au sous-officier la permission de rejoindre Max Rudat pour savoir s'il lui était arrivé quelque chose. A certains endroits la tranchée était détruite au ras du sol, si bien que je dus parfois ramper pour ne pas être repéré par les Russes. Plusieurs soldats étaient ensevelis sous les décombres et on était en train de les dégager. Je vis aussi dans la tranchée trois soldats morts. Plusieurs autres légèrement blessés s'étaient déjà dégagés eux mêmes des décombres. Trois sous-officiers qui jouaient aux cartes avaient été entièrement déchiquetés par un obus qui avait traversé le plafond de l'abri et y avait explosé. Max Rudat était de faction à côté d'une mitrailleuse et faisait une mine bizarre. L'effroi ne l'avait pas encore quitté. Je lui demandai: «Eh bien, Max, comment ça t'a plu, cette fois ?» «Ne demande pas, Nickel, fit-il, j'étais couché à plat ventre dans la tranchée et, de peur, j'ai failli faire dans mon pantalon.» Il me montra tout près de lui plusieurs trous d'obus tout frais. Nous étions heureux de nous en être tirés sains et saufs. Je dus prendre congé de mon ami et m'en retournai à ma mitrailleuse. Plusieurs semaines s'écoulèrent sans incident. Chaque jour passait dans la même monotonie: être de faction, chercher du bois ou la pitance, nettoyer la mitrailleuse. Une nuit, j'étais de garde et je m'entretenais avec l'officier par intérim qui contrôlait le secteur. La pleine lune illuminait la région comme en plein jour. Pour me réchauffer, je me balançais d'un pied sur l'autre. Soudain, en face, une détonation claqua. La balle frôla mon casque du côté droit à la hauteur du front et en arracha la peinture grise. J'en fus passablement effrayé' et l'officier aussi. Comme la paroi arrière de la tranchée était en biais et couverte de neige, un Russe avait sans doute 144 remarqué le mouvement de ma tête et avait voulu m'expédier dans l'au-delà. Je me montrai dorénavant beaucoup plus prudent. Peu à peu la neige fondit et le printemps fit son apparition. La vie de tranchée devint plus agréable. En montant la garde de jour, on pouvait prendre le soleil. Un jour, l'ordre vint d'effectuer un coup de main, de faire irruption dans les tranchées russes pour savoir quel régiment nous faisait face. Acet effet, plusieurs récipients semblables à des seaux d'eau furent installés dans notre tranchée et leur contenu allumé, tandis que le vent soufflait en direction des Russes. D'épais nuages de fumée se développèrent, que le vent poussa vers l'autre côté. Une vingtaine de fantassins se mirent à courir, au milieu des nuages de fumée. Ils se frayèrent un chemin à travers les barbelés avec des cisailles et pénétrèrent dans les positions ennemies. Etendus, nous écoutions ce qui se passait de l'autre côté. Pas un coup de feu. Les Russes, qui sans doute avaient pris les nuages de fumée pour des nuages de gaz, avaient évacué la tranchée à cet endroit. De ce fait, tous les fantassins revinrent sains et saufs. Ils rapportèrent un fusil et plusieurs boucliers en acier. Un homme avait trouvé dans un abri un portefeuille avec un livret militaire qui faisait mention du numéro du régiment russe et de sa division. Un jour de mai, l'artillerie russe se mit à matraquer sans répit le même endroit de notre réseau de barbelés pour y ouvrir une large brèche. Nous étions persuadés que les Russes allaient passer à l'attaque et nous avons pris nos dispositions. Trois mitrailleuses furent installées derrière la brèche, dans notre tranchée. D'importants renforts d'infanterie prirent position à cet endroit. De temps en temps, on tirait une fusée éclairante qui couvrait d'un reflet vacillant de lumière le terrain situé entre les positions. Tout à coup, on entendit: « Ils arrivent l Le feu des mitrailleuses et de l'infanterie se mit à crépiter. Alertée par téléphone, l'artillerie, dont les servants se terraient déjà près de leurs pièces, prêts à intervenir, établit un tir de barrage entre les positions. Avec la meilleure volonté du monde, je n'arrivais pas à voir le moindre Russe, malgré les fusées qui éclairaient tout comme en plein jour. Ils s'étaient en effet jetés dans les hautes herbes dès que l'échange de coups de feu avait commencé. Tout à coup, on en vit quelques-uns bondir et disparaître dans leur tranchée. Quelques jours plus tard, je pus lire dans le journal: « Au sud d'Illuxt, une vigoureuse attaque de nuit effectuée par les Russes a été repoussée avec de lourdes pertes pour l'ennemi.. A vrai dire, l'affaire n'avait pas été aussi importante. Mais chaque menu fait devait être claironné comme une grande victoire, pour maintenir au beau fixe le moral guerrier du peuple. Au mois de mai, notre groupe de mitrailleurs fut déplacé de quelques centaines de mètres à droite. Là, le front passait par une magnifique forêt de sapins et de bouleaux. On trouva à se caser dans un abri en plus mauvais état que le précédent. Par temps de pluie, il nous fallait évacuer l'eau avec 145 des seaux. Vers le matin, il y avait tellement d'eau dans l'abri qu'elle arrivait presque au niveau des sommiers. Vivre là était très malsain. Par les tièdes nuits de mai, je dormais souvent dehors, par terre dans la forêt, où j'avais amassé un tas de feuilles mortes. Pour améliorer notre habitat, nous avons décidé de construire un nouvel abri. On commença par creuser un trou carré de la dimension d'une petite chambre, puis on se mit à abattre des sapins solides et à scier des poutres et de bonnes poutrelles. Ce travail n'était pas une tâche facile, mais comme nous étions tous solidaires on en eut rapidement terminé. Le toit de l'abri était fait de six couches de troncs de sapin disposés en quinconce. Les interstices étaient remplis de terre. Naturellement, nous ne pouvions travailler à la couverture que la nuit. C'était souvent dangereux, car les sentinelles russes tiraient dans le noir par pur ennui et de ce fait on était parfois un peu en danger quand on travaillait là-haut sans protection. Puis on passa à l'aménagement intérieur. D'un côté, on installa trois lits superposés. L'un d'entre nous était maçon dans le civil et construisit unjoli fourneau avec des briques. On fabriqua une table avec des planches et, derrière la table, on installa une sorte de sofa, rembourré d'herbes sèches et recouvert de toile de sacs neufs et décousus. Commej'avais quelque talent en dessin et en peinture, je fis plusieurs dessins que j'encadrai ensuite avec une épaisse écorce de bouleau avant de les fixer au mur. On tapissa les murs avec l'écorce des sapins abattus que nous avions soigneusement écorcés. Devant la petite fenêtre, un camarade,jardinier de métier, avait planté un petit carré de fleurs forestières en forme d'étoile, un autre, sculpteur sur bois, confectionna une mitrailleuse de bois d'un mètre et demi de haut. Elle fut érigée au milieu du parterre de fleurs, sur un soclede pierre. Quand tout fut achevé, nous étions tout heureux de notre travail, y compris notre chef de compagnie, le lieutenant Matthes, qui était un chef bon et compréhensif et qui nous félicita. Notre mitrailleuse était installée dans un abri de béton muni de meurtrières, prête à tirer. De jour, un homme, de nuit, deux hommes, devaient toujours y être de faction. Il n'y avait pas grand danger ici. Certes, quelques obus et shrapnels ainsi que de petites mines nous tombaient dessus tous les jours, mais nous avions rarement des victimes. Nous souhaitions tous pouvoir attendre ici la fin de la guerre. Le ravitaillement n'était plus aussi bon qu'à notre arrivée, mais c'était supportable. Un jour, on installa derrière notre abri plusieurs mortiers de tranchée; je n'en avais jamais vu de si grands. Les mines pesaient deux quintaux. Ces mortiers devaient, de concert avec l'artillerie, préparer l'assaut de la position russe. Denotre abri, nous devions nous-mêmes, à tour de rôle, effectuer un tir de barrage en direction des Russes avec deux mitrailleuses, pour empêcher leurs réserves de monter en renfort. En l'espace de vingt minutes, on tira des milliers de coups de feu. Les poteaux du réseau de barbelés furent totalement déchiquetés par les balles et presque tous les barbelés déchirés. Plusieurs jeunes bouleaux gisaient à terre. Ils étaient comme sciés net par les balles 146 Les explosions de mortiers étaient terribles. Du fait de l'énorme déplacement d'air, les sapins et bouleaux se courbaient et oscillaient comme des pendules. Une demi-compagnie de notre infanterie passa à l'attaque. Au bout d'un quart d'heure tous revinrent sains et saufs avec huit Russes qui avaient été trouvés dans un abri, tremblants de peur. Ils avaient été faits prisonniers sans offrir de résistance. Les prisonniers étaient visiblement heureux de se savoir désormais en sécurité. Mais déjà l'artillerie russe commençait à prendre notre position sous un feu sévère de shrapnels et d'obus. Je me tenais derrière l'abri en béton avec deux camarades et notre lieutenant lorsqu'un obus de moyen calibre frappa notre abri juste audessus de nos têtes, éclata et projeta la charge dans toutes les directions. Nous étions tous indemnes bien qu'ayant tous été soufflés à terre. Seul un adjudant d'infanterie qui longeait la tranchée fut atteint au ventre par un éclat d'obus et mourut à l'hôpital à la suite de cette grave blessure. Notre lieutenant, chef de section, eut un bras arraché par un éclat de mortier. Un bon ami à moi, natif de Memel, nommé Masur, qui était ordonnance du lieutenant, fut blessé si gravement qu'il décéda au bout de quelques minutes. Il fut inhumé au cimetière du régiment aménagé avec soin dans la forêt, derrière le front. Au courant du mois dejuin, notre équipe de mitrailleurs fut enfin relevée et nous sommes retournés à Neugrünwald. Comme c'était bon de pouvoir de nouveau se mouvoir librement, sans être forcé de vivre constamment dans les tranchées et les abris, comme des taupes. On nous rendit le service aussi léger que possible. Une heure d'exercice, une heure de théorie et de nettoyage de la mitrailleuse: c'était tout. On tuait le temps en faisant de la lutte ou de la barre fixe. Ou encore à fainéanter et à chasser les poux, car ces bestioles s'étaient de nouveau inscrustées. Un jour. je fus promu brigadier. Le lendemain.je dus me rendre à Jelowka et me présenter au commandant du régiment. Là, je reçus la croix de guerre de deuxième classe, avec d'autres soldats et sous-officiers. Le colonel prononça à notre intention une allocution particulièrement belliqueuse, pour que nous nous montrions fiers de cette décoration. Tout cela me laissait de glace; j'aurais volontiers bazardé cette camelote pour rentrer chez moi. Lorsque je fus de retour à la compagnie, je fus félicité par mon chef et mes camarades et l'on me serra la main si souvent qu'elle commença à me faire mal. Après huit jours à Neugrünwald, on repartit en première ligne. On nous affecta à une mitrailleuse qui se trouvait directement sur la voie de chemin de fer Jelowka-Dünaburg, dans la forêt. Nous longions la voie, c'était le chemin le plus court pour arriver à la position. A un moment, nous sommes passés devant de nombreuses tombes de soldats russes tombés pendant la guerre de mouvement, fin 1915. Les tombes russes étaient reconnaissables aux casquettes fourrées qui pendaient aux croix vermoulues. A un endroit dégagé, près de la voie de chemin de fer, il y avait également plusieurs tombes de chasseurs allemands identifiables aux shakos pendant aux croix 147 Plus loin, une tranchée nous mena en première ligne. Là, nous avons relevé un groupe qui partait au repos pour huit jours à Neugrünwald. L'abri d'habitation n'était pas mauvais non plus, mais largement moins confortable et solide que celui que nous avions bâti. Ici, la position était plus dangereuse que dans notre dernier poste. Comme la forêt était déboisée sur une largeur de cent mètres le long de la voie ferrée et que nous étions installés dans cette zone dégagée, les Russes pouvaient observer notre position et régler leur tir avec précision. Chaque jour, quelque vingt obus de calibre 12, capables d'exercer déjà une belle pression, arrivaient en trombe. Dès que les premiers tombaient, nous courrions dans l'abri de béton. Un jour, je lisais tranquillement, mes camarades jouaient aux cartes, lorsqu'un obus de 12 tomba soudain sur l'abri. Avant d'exploser, il pénétra jusqu'à la dernière couche de madriers de sapin. La pression déplaça légèrement plusieurs troncs en les écartant les uns des autres, si bien que des tombereaux de terre s'effondrèrent sur nous. Nous nous sommes jetés à terre puis, à toutes jambes, nous sommes précipités vers notre abri en béton jusqu'à ce que les coups cessent. Le soir venu, lorsqu'il commença à faire nuit, nous avons comblé le trou d'obus sur notre abri. Nous y avons jeté les morceaux de bois déchiquetés projetés en dehors et avons rempli le reste avec de la terre. Puis, nous avons cherché des branches de sapins pour couvrir le tout. En faisant ce travail, un des hommes, un type sympathique, horloger de métier, fut atteint au cou et tomba. Je pus encore le voir lever une main et me fixer avec des yeux hagards, comme pour me supplier de lui porter secours. Mais immédiatement sa tête tomba en arrière: il était mort. On fut tous effrayés par la mort subite et inattendue de notre camarade. La nuit même, nous avons transporté sa dépouille sur un brancard, au cimetière du régiment où il fut enterré le lendemain. Quelques jours plus tard, un obus de 12 tomba de nouveau sur un coin de notre abri et le balaya totalement. Une fois de plus, personne ne fut blessé car, dès les premiers coups, on s'était retranchés vers l'abri bétonné. Nous avons reçu l'ordre de construire dans la tranchée avancée, à côté des rails, un grand abri en béton, pouvant recevoir jusqu'à deux cents hommes. C'était plus facile à dire qu'à faire. Nous devions participer à ces travaux comme les fantassins. D'abord, il nous fallut creuser un trou de trois mètres de profondeur, quatre de large et quarante de long. Nous devions transporter la terre dans des sacs à deux cents mètres de là, et les vider dans la forêt. Un sacré boulot! Il fallut traîner des milliers et des milliers de sacs. Lorsque le trou fut creusé, on commença à bétonner. Sur une petite voie ferrée de campagne, on transporta du gravier et du ciment jusqu'à trois cents mètres de la première ligne. Au point de déchargement, les matériaux étaient mélangés et amenés dans des sacs vers l'avant, par la tranchée. Chaque homme devait faire chaque jour une quarantaine de trajets. On ne pouvait remplir le sac qu'à moitié, tout au plus. Pour construire la couverture, on 148 dévissa les rails de chemin de fer, qu'on disposa sur deux rangées superposées et croisées, couvertes ensuite d'un mètre de béton. L'abri était enfin terminé. Pour faire entrer la lumière et l'air, il y avait plusieurs meurtrières étroites, aménagées dans le mur. Ainsi s'acheva l'été 1916, lentement, sans autre incident notoire. Des gardes de jour et de nuit, le ravitaillement, la corvée de bois, des menus travaux, c'était à peu près tout. Notre menu quotidien se composait d'une demi-livre de pain matin et soir, de mauvais café noir, souvent sans sucre, d'un peu de beurre ou de fromage, parfois d'un peu de saucisson, d'ersatz de graisse, le plus souvent de marmelade et également d'une sorte de graisse grise que nous appelions aussi «graisse Hindenburg» ou «graisse de singe». A midi, nous recevions un litre de soupe par tête. Tout était soupe: les nouilles, la choucroute, le riz, les haricots, les petits pois, l'orge, les légumes secs - que les soldats appelaient «barbelés» - les flocons d'avoine, les pommes de terre, etc. Parfois, nous avions droit à de la morue salée et fraîche. Cette pitance était tout à fait immangeable et sentait le cadavre exposé quelques jours au soleil. Les jours sans viande, notre ordinaire se composait de soupe aux nouilles garnie de raisins secs. Jamais la moindre trace d'un petit morceau de viande rôtie, de salade ou de quelque chose de semblable. Au mois d'octobre 1916, nous avons été relevés par un régiment venant du front de l'ouest. On s'ébranla vers Jelowka. En route, il était question qu'on nous transfère vers tous les fronts possibles et imaginables. Mais à Jelowka, on fut dirigés vers le sud où on releva un régiment à vingt kilomètres de notre ancienne position. La ligne du front serpentait à travers un terrain nu et valonné. En passant par une longue tranchée, qui longeait un vallon, nous sommes arrivés en première ligne. Devant nous, à quatre cents mètres de distance environ, se trouvait le domaine de Schiskowo détruit par la guerre; la ligne du front russe passait par là. Notre position, ainsi que celle des Russes, était protégée par trois larges réseaux de barbelés. C'est là que notre compagnie de mitrailleurs, qui dépendait du régiment, fut incorporée dans trois compagnies; chacune fut affectée à un bataillon. Je faisais partie de la 2e compagnie de mitrailleurs et devins chef de pièce, c'est-à-dire que, bien que simple caporal,je faisais fonction de sous-officier. J'avais une bonne équipe, rien que dejeunes garçons rapides. Parmi eux un Bas-Rhinois : Emile, d'Erstein. Ces jeunes avaient tous bon appétit et il n'y avait jamais assez de pain pour eux. Un jeune de vingt ans, Seedorf, de Hambourg, nous amusait bien. Tous les deux jours, chacun recevait trois livres de pain. Seedorf marquait son pain pour y faire des parts. La première marque devait suffire jusqu'au soir, la deuxième jusqu'au lendemain matin, la troisième jusqu'au lendemain soir. Mais dès le premier soir, il avait déjà atteint la marque du lendemain matin. Et d'habitude, il ne lui restait plus rien dès le petit déjeuner. Malgré un ravitaillement serré, il n'y eut jamais le moindre petit vol entre nous, alors même que le pain était là, offert, sur une planche de bois de notre abri 149
Ma première permission, fin octobre 1916
Mon tour vint de partir en permission. J'aurais été heureux de rentrer chez moi, comme tous mes autres camarades. Une famille alsacienne de Durlingsdorf, nommée Mattler, alors réfugiée à Eberbach dans la vallée du Neckar, m'avait invité par lettre à venir chez eux, sije ne savais pas où aller. Longtemps, je ne sus trop que répondre. Finalement, je me décidai à partir, car j'étais trop heureux de ne plus sentir, pour un temps, lejoug militaire. La perspective d'un long voyage me réjouissait également. J'emportai donc mon livret de permission et me munis d'un peu de ravitaillement, pris congé de mes camarades et me mis gaiement en route. Derrière la ligne de front, dans la forêt, je rencontrai deux fantassins qui partaient également en permission. Nous avons marché ensemble vers la gare de Jelowka. J'étais envahi par un extraordinaire sentiment de liberté et de sécurité à mesure que nous nous éloignions du front. Enfin, après un long trajet, nous avons atteint la ville frontière allemande, près de Eydtkuhnen, où tout le monde dut descendre et se faire épouiller. On continua ensuite notre route en passant par Insterburg, en direction de Koenigsberg. Là, je pris le rapide de Berlin, bondé de permissionnaires. On passa par Braunsberg, Elbing. Près de Dirschau, on traversa la Vistule sur le plus grand pont que j'aie jamais vu. Et puis, on continua par Kreuz, Schneidermühl. Nous roulions, sur de grandes distances, à travers des contrées miséreuses. Du sable et encore du sable, parfois de petits taillis rabougris, rarement un village ou une ferme. A hauteur de Lemberg et de la forteresse de Küstein, la région devint plus belle et plus fertile. A la tombée de la nuit, le train arriva à Berlin, en gare de Silésie. Avec plusieurs camarades avec lesquels j'avais lié connaissance durant le trajet, je partis à la découverte de la ville. Nous sommes rentrés dans plusieurs restaurants pour boire une bière et nous sommes fait servir à dîner, en payant cher. On passa ensuite la nuit dans la salle d'attente de la gare, où on dormit assis, la tête appuyée sur la table. Tôt dans la matinée, on prit un café chaud dans une auberge, pour nous diriger ensuite vers la gare d'Anhalt. Il nous fallut demander souvent notre chemin. Je pris congé de mes camarades qui allaient de l'autre côté de la Rhénanie Je pris l'express en direction du sud-ouest via Luckenwalde, Wittenberg, 150 Halle, Merseburg, Nauwburg, Weimar, Erfurt, Gotha, Eisenach, vers Francfort- sur-le-Main où l'on s'arrêta assez longtemps. Le voyage de Berlin à Francfort était très beau. Partout, on passait par des régions fertiles et peuplées. Les maisons des villes et des villages étaient joliment construites. Que c'était beau ici, en comparaison de la Russie dépeuplée et monotone! J'arrivais avec peine à réaliser que j'avais vécu là-bas des mois durant dans des tranchées et des abris. Après avoir vu les abords de la gare de la belle ville de Francfort, je pris le train qui, par Darmstadt et Weinheim, m'amena à Heidelberg, magnifiquement situé sur les rives du Neckar. Là, il me fallut à nouveau changer de train pour arriver à Eberbach, terme de mon voyage. Je descendis à l'auberge Koch où, au deuxième étage, habitait la famille Mattler. Bien que je ne connaisse de la famille que monsieur Mattler,je fus accueilli par tous de façon très gentille. Quelle joie pour moi de pouvoir vivre et être logé quelques jours d'une façon aussi agréable. La famille Mattler et moi-même prenions nos repas à l'auberge. La nourriture n'était pas particulièrement riche mais, comparée à la tambouille du front, elle était splendide. Le pain n'était pas bien meilleur que le pain militaire, ni plus abondant, car le pain, la viande et le beurre étaient déjà rationnés et étaient perçus sur cartes de ravitaillement, tant de grammes par tête. Ce qui me plaisait le plus, c'était le bon lit; car depuis janvier, c'est-à-dire depuis neuf mois,je ne m'étais jamais déshabillé pour dormir dans un lit. Toujours le dur lit de camp de fil de fer, dans les abris. Par beau temps, je faisais des excursions dans les environs du Neckar, dans les montagnes, vers les ruines des châteaux dominant Eberbach, d'où l'on avait une vue magnifique sur la vallée. Les jours s'écoulaient trop vite. Je fis également la connaissance de plusieurs autres familles de réfugiés alsaciens, toutes très gentilles à mon égard. Les jeunes filles alsaciennes rivalisaient d'amabilités et plusieurs d'entre elles laissaient deviner qu'elles seraient volontiers devenues la bonne amie d'un soldat de leur région. Tout cela faisait plaisir, naturellement. J'échangeai des adresses avec plusieurs d'entre elles en pensant que la correspondance apporterait quelque diversion dans la vie fastidieuse des tranchées. Lorsque les dix jours à Eberbach tirèrent à leur fin, je pris congé de la famille Mattler et des familles alsaciennes amies; je pris le train et m'en retournai par Heidelberg, Darmstadt et Francfort. Là, je changeai de train pour Giessen. Je continuai ma route vers Marburg, Siegen, le long de la Sieg. J'avais prévu de rendre visite, en Rhénanie, à mon ancien camarade du front Auguste Zanger, qui habitait à Dreisel, à près d'une demi-heure de Schladern. Ainsi qu'il me l'avait confirmé par lettre, il m'attendrait en gare de Schladern où il faisait déjà nuit quand le train s'arrêta. Il faisait noir comme dans un four et il bruinait. Je quittai la gare; pas âme qui vive et pas trace de Zanger. Ça commence bien, pensai-je. C'est alors que je vis une femme 151 avec un garçon qui arrivaient à la faible lueur des becs de gaz. Je me dirigeai vers elle et lui demandai le chemin pour Dreisel. Elle me répondit dans un dialecte difficilement compréhensible pour moi que précisément elle allait à Dreisel et que je pouvais la suivre. En chemin, elle me demanda qui je connaissais là-bas. Je lui répondis que je voulais aller chez mon camarade Auguste Zanger. Ce nom ne lui disait rien, aussi je précisai qu'il habitait chez la famille Théodore Gauchel. La femme me conduisit alors jusqu'à la maison. Zanger fut très heureux de me revoir. Il m'avait attendu à l'arrivée du train précédent et comme il ne m'avait pas vu descendre, il avait pensé que j'arriverais le lendemain. Je fus accueilli le plus cordialement du monde par la famille Gauchel, qui comprenait la mère, le fils nommé Joseph et la fille Maria. Je me sentis très vite comme chez moi. Ces braves gens sortaient tout ce qu'il avaient pour me l'offrir à table. La fille Maria avait soigné Zanger à l'hôpital, quand il avait été gravement atteint en 1915. Tous deux s'aimaient et faisaient des projets de mariage pour la fin de la guerre; c'est ce qui arriva. Comme la famille était très pratiquante et pour échapper aux bavardages des gens, Zanger ne dormait pas dans la maison de la famille Gauchel, mais dans la maison voisine, chez une famille où il avait loué une chambre. Après avoir discuté tous ensemble jusque tard dans la nuit, nous sommes allés nous coucher. Nous avions parlé du pays natal et de ce que nous avions vécu, jusqu'à ce que le jour nous salue à travers la fenêtre. Le lendemain matin, Zanger et moi avons aidé la famille Gauchel à battre le grain avec la batteuse, un travail dont j'avais perdu l'habitude, bien que je l'eusse pratiqué autrefois. Le lendemain, nous nous sommes rendus à Spiegburg où on se fit photographier tous deux. Nous avons adressé immédiatement quelques photos à la maison, via la Suisse. Le troisième jour, nous avons pris la route d'Eitorf, distant de près de vingt kilomètres, pour aller sur la tombe de Joseph Schwob, natif de mon village. Il avait été grièvement blessé en octobre 1914 et était décédé à l'hôpital. Nous étions très tristes tous les deux de retrouver là un bon camarade du pays. Après avoir prié un bon moment devant la tombe, nous nous sommes rendus à l'hôpital pour savoir par la soeur qui l'avait soigné comment il avait vécu ses derniers jours. Dormir à présent, une nuit encore dans un lit, et puis ce serait fini. Dieu sait pour combien de temps je quittais Zanger et la bonne famille Gauchel, mais le terrible devoir ne me laissait pas d'autre choix. Les braves gens avaient rempli mon sac de toutes sortes de provisions dont une bouteille de liqueur, si bien que j'étais bien muni pour le voyage. Et ma logeuse m'apporta en plus un gros saucisson sec. Les adieux me touchèrent profondément, car la mère Gauchel pleurait comme si j'étais son fils. Et, en effet, c'était triste de ne pas savoir si on allait se revoir ou si j'allais être tué, là-bas en terre étrangère, car à l'heure qu'il était, on ne pouvait encore prévoir la fin de la guerre. Zanger m'accompagna jusqu'à la gare 152 Je pris d'abord le train pour Cologne. Profitant d'un arrêt, je pus admirer la magnifique gare. Puis, je pris l'express de Berlin en passant par la Ruhr: Dusseldorf, Hagen, Dortmund. J'avais entendu parler de cette région, mais je n'aurais jamais imaginé ce que je voyais là: une ville touchait l'autre; souvent, on ne voyait pas où finissait l'une, où commençait l'autre. Au milieu de tout cela, des mines, des fabriques et, aussi loin que portaient les yeux, s'élevaient des cheminées d'usines. On dépassa la Ruhr et le train poursuivit sa route vers Berlin en passant par Paderborn, Haberstadt, Magdebourg, Brandebourg, Potsdam, Charlotenbourg. Sans arrêt, la route se poursuivit vers la Russie, par le même itinéraire qu'à l'aller. Nous étions début novembre. Là-haut, en Russie, la terre était couverte d'un léger tapis de neige. Je frissonnai en revoyant les misérables habitations, la neige, les sombres forêts de sapins, les habitants mal habillés, et je pensai à la vie des tranchées qui m'attendait. De la station terminus de Jelowka, je pus rejoindre la troupe, sur une voiture de mon bataillon. Je me présentai et reçus immédiatement l'ordre de reprendre le commandement de ma mitrailleuse 153
Troisième Noël au front, décembre 1916
Arrivé dans mon abri, les soldats m'annoncèrent tout de suite qu'Emile Fuchs, d'Erstein, avait été tué. Il avait reçu en plein front une balle de mitrailleuse russe, une nuit qu'il était de garde; il était mort sur le coup. J'eus beaucoup de peine car c'était un compatriote et un bon garçon. Les jours s'écoulaient, monotones. La neige, le brouillard, la neige, c'était là nos seules distractions. Les Russes nous envoyaient chaque jour quelques obus mais ils ne causaient pas grand dommage. Un dimanche, deux soldats par mitrailleuse purent se rendre au service religieux. Je fus chargé de les y conduire. Dans la forêt, à un kilomètre du front, derrière un vallonnement de terrain, s'élevait une baraque qui servait d'église. Elle était occupée par des soldats jusqu'à la dernière place et l'aumônier commença à dire la messe. Pendant la consécration, nous entendîmes soudain tomber plusieurs obus, en avant du front. Les explosions devenaient toujours plus nombreuses. Quelques obus semblaient éclater tout près de nous car nous entendions les éclats siffler au-dessus de la baraque. Nous étions tous inquiets. L'aumônier célébra la messe jusqu'à la fin, comme si de rien n'était. Lorsqu'on quitta les lieux les tirs s'intensifièrent encore. Notre adjudant de compagnie nous donna l'ordre de regagner au plus vite nos mitrailleuses. Deux régiments de réserve montaient justement vers l'avant. On les suivit. A ce moment, il commença à neiger, si bien que l'on ne pouvait voir à cent mètres. Arrivés à l'orée du bois , je constatai aux obus qui tombaient que les Russes tenaient tout particulièrement sous le feu de leur artillerie la tranchée qui conduisait à notre position. On arriva au sommet de la colline, sans qu'un obus soit tombé à proximité. Soudain, la neige cessa de tomber. Les Russes pouvaient nous apercevoir, offerts comme sur un plateau. Nous nous jetâmes tous à terre, dans la neige profonde. Que faire à présent? Les tranchées et la position étaient couvertes de la noire fumée des obus et de nouveaux obus sifflaient vers nous. Si des observateurs d'artillerie ou des servants de mitrailleuses nous repéraient, nous étions quasiment perdus. Nous ne pouvions rester couchés. Il y avait encore quatre cents mètres à parcourir jusqu'à la position et environ deux cents mètres jusqu'à la tranchée. On décida de courir en 154 En tant que chef de pièce, j'étais exempt de garde. Pourtant, je prenais mon tour pour améliorer le sort de mes jeunes. Comme il gelait sévèrement pendant la nuit, il nous fallait constamment chauffer auprès du fourneau de l'abri des sacs remplis d'un peu de sable sec, puis les attacher au manteau de la mitrailleuse, pour éviter que l'eau de la chemise ne gèle, car il est impossible de tirer avec une mitrailleuse gelée. Autrefois, il n'était pas nécessaire de les chauffer, car on mélangeait de la glycérine à l'eau pour l'empêcher de geler. A présent, la glycérine manquait comme beaucoup d'autres choses. Le chauffage n'était pas fameux non plus. Nous ne disposions que de bois de sapin, vert et gelé, qui dégageait une affreuse fumée mais ne voulait pas s'enflammer. Souvent, il fallait presque cracher ses poumons pour avoir un peu de café chaud. Lejour de Noël, commeje passais près de la cantine, plusieurs caisses de biscuits sucrés étaient en train d'être déchargées. C'était un événement rare, car d'habitude on ne trouvait à acheter à la cantine que du cirage pour les bottes, de la graisse pour les chaussures, du papier à lettre, des crayons, des cartes postales et, de temps en temps, une boîte de sardines et des fruits en conserve. J'achetai des biscuits à m'en remplir à ras bord toutes les poches ainsi que ma musette et les mangeai presque tous l'un après l'autre, sauf cinq rouleaux que j'apportai aux camarades de mon poste. Aujourd'hui encore, je m'étonne que mon estomac ait pu supporter tout cela. Le soir de Noël, on reçut une bouteille de vin du Rhin aigrelet pour deux hommes. Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, je dormais dans l'abri quand je fus réveillé par le secrétaire de la compagnie. Je regardai ma montre: il était minuit. Dehors les soldats de garde tiraient en l'air pour fêter l'année nouvelle et par pur ennui. Tous deux nous nous sommes souhaités une heureuse année. Je dis au secrétaire qu'il était inutile de me réveiller pour si peu. Il me répondit: «Je ne suis pas venu ici pour cela. Je t'apporte un ordre de l'adjudant de compagnie. Tu dois immédiatement ramasser tes affaires et te présenter à l'arrière, au camp dans la forêt.» J'étais tout à fait ahuri, car je n'avais aucune idée du pourquoi d'une telle convocation. Le secrétaire lui-même ne pouvait ou ne voulait pas m'éclairer. Je ramassai mes affaires et m'en allai en trébuchant à travers la neige durcie, glacée et crissante, en direction du camp. Je vis soudain devant moi un soldat, lui aussi avec armes et bagages. Je criai: «Hé toi, attends un peu !» Il s'arrêta et je reconnus un Lorrain, nommé Beek, attaché lui aussi à ma compagnie de mitrailleuse. Je lui demandai où il allait. «Chez l'adjudant de compagnie, me dit-il. Le secrétaire m'a dit que je devais me présenter là-bas. » Lorsque nous arrivâmes devant l'abri de l'adjudant, il y avait déjà là plusieurs Alsaciens qui sautaient d'un pied sur l'autre et battaient des bras pour se réchauffer. Je me présentai chez l'adjudant qui était en train d'écrire. Il sortit avec moi et nous affecta un abri qui n'avait ni porte ni fenêtre. Il nous dit d'attendre le jour. On chaparda un peu de petit bois dans 156 les abris voisins pour faire du feu dans le nôtre qui était dépourvu de fenêtres et dont le sol était durci par le gel. Nous étions assis autour du feu à jurer, à pester et à échanger toutes les opinions possibles. Je dis: «Attention, cela fait longtemps que nous sommes au 44" régiment. Je crois que nous allons être mutés.. Mon pressentiment fut confirmé. Tôt le matin, le chef de compagnie nous convoqua et nous annonça que la division dont dépendait le 44" régiment allait faire route vers le front de l'ouest. Sur ordre supérieur, tous les Alsaciens-Lorrains devaient rester sur le front russe et être affectés à d'autres régiments. Un murmure général s'éleva dans nos rangs: «Tiens, des soldats de deuxième catégorie! » «Ils ont sans doute peur qu'on déserte là-bas. » Le commandant de compagnie prit la parole: «Je vous aurais volontiers gardés à la compagnie, bien sûr. J'étais content de vous tous. Mais comme vous le savez vous-mêmes, les ordres sont les ordres et à cela il n'y a rien à changer. Finalement, vous pouvez vous estimer heureux de pouvoir rester ici car sur le front de l'ouest, le danger est bien plus grand qu'ici. »Entre nous, nous lui donnions raison, mais personne ne le montra. Nous nous sommes donc mis en route vers Jelowka où plusieurs centaines d'Alsaciens-Lorrains de notre division étaient déjà rassemblés. Ah! quelle ambiance! Le moral était le même pour tous. Si les Prussiens avaient atterri là où nous le souhaitions, ils auraient tous fini en enfer. Dans l'après-midi, le commandant du régiment nous tint encore un discours pour répéter qu'il n'y avait rien à changer à l'affaire et que les ordres venaient d'en haut. Nous avons passé la nuit dans des baraquements et le lendemain, 2 janvier 1917, on se mit en marche vers le nord. Un lieutenant à cheval nous accompagnait. Des grognements ou des cris fusaient sans cesse. L'un criait: «Epinal », un autre: «Vive la France! » Le lieutenant se précipitait immédiatement vers la section, dans la colonne d'où s'était élevé le cri, et demandait qui avait crié. Mais il tombait sur un bec. Les uns disaient qu'ils n'avaient rien entendu et d'autres lui riaient effrontément au nez. «Vive la France! » « Vive l'Alsace! » criait-on devant et derrière l'officier. De colère, il grinçait des dents mais n'arrivait pas à trouver les coupables, car nous étions solidaires comme un seul homme. Le lieutenant donna l'ordre de chanter, mais pas une voix ne se fit entendre. «Si quelqu'un ouvre encore une fois le bec, il aura affaire à moi », cria-t-il, très irrité de constater que ses ordres n'étaient pas suivis. Soudain, un des Alsaciens se mit à chanter: « 0 Strassburg, 0 Strassburg, du wunderschëne Stadt . [Strasbourg, Strasbourg, ville merveilleuse]. Comme au commandement, tous, d'une seule voix, se mirent à chanter, et le beau chant alsacien retentit puissamment dans l'air d'hiver glacial et clair. Le lieutenant, qui avait compris qu'il n'arriverait à rien, se mit alors à suivre la colonne sans dire un mot 157
Au nord-est du front russe, janvier-avril 1917
L'état-major du 260' régiment d'infanterie de réserve était installé dans un ancien domaine agricole. C'est là qu'on nous mena et qu'on nous répartit dans les différentes compagnies. Je demandai à être affecté à la compagnie des mitrailleurs. On répondit par téléphone qu'il n'y avait pas de place disponible. Ainsi, je fus affecté avec douze autres à la ge compagnie. Malgré la nuit tombante, nous fûmes conduits chez l'adjudant de compagnie de la ge, qui avait installé son bureau dans un bel abri dans la forêt. C'était un homme très sympathique et nous fûmes très satisfaits de son accueil. Il nous demanda tout de suite si nous avions faim et il nous fit donner du pain et de la viande en conserve. Il nous fallut passer la nuit dans un abri dégarni où tout était gelé et couvert de givre blanc. On fit un feu qui n'arriva pas à nous réchauffer. Le secteur tenu par le 260"nous parut assez dangereux car on entendit pendant toute la nuit le grondement et les explosions des obus et des mines. La nuit suivante, alors que nous dormions déjà, je fus réveillé par le secrétaire de compagnie. Dans une position de l'avant, le caporal du groupe Blau avait été blessé. Je devais donc prendre sa place. Le secrétaire m'accompagna pendant près de vingt minutes à travers la forêt, jusqu'à une tranchée. Le secrétaire me dit qu'il n'y avait qu'à la suivre pour arriver à la ge compagnie. Je continuai dans la nuit d'un pas lourd. Il faisait un froid de canard. La neige crissait bruyamment à chaque pas. D'aller ainsi, tout seul, à travers la nuit, me donnait des frissons ... Et dans une tranchée que je ne connaissais pas ... Parfois, je m'arrêtais et tendais l'oreille. Je ne devais pas être loin de la position. Le tir des soldats de garde résonnait tout près. Et tout à coup, un sifflement de quelques secondes, un éclair, un fracas. Un obus d'assez gros calibre venait de tomber pas trop loin. La neige projetée violemment en l'air se mit à retomber doucement sur moi et quelques mottes de terre volèrent au-dessus de ma tête. Instinctivement, je me mis à courir pour m'échapper de ce coin dangereux. Soudain, la tranchée se partagea en trois couloirs,l'un conduisait à droite, l'autre tout droit et le troisième à gauche vers l'avant. Je me demandais lequel était le bon? Enfin, après quelques centaines de pas, j'atteignis la position avancée. Je demandais au premier soldat de garde quelle était sa compagnie. «La 4"», me dit-il. « Ceux de la 9"se 158 trouvent à côté de nous, immédiatement à notre droite.» Je le remerciai et partis à la recherche de ma compagnie le long de la tranchée avancée. Presque tous les hommes de garde faisaient des mouvements pour se réchauffer. Tous avaient tiré leur col jusqu'aux yeux de sorte qu'il ne leur restait plus qu'une fente large comme le doigt pour regarder. Après avoir souvent demandé ma direction aux uns et aux autres, je trouvai l'abri du sous-officier Blau. Je me présentai. Il me demanda depuis combien de temps j'étais soldat et de quelle région j'étais originaire, etc. Au bout d'un temps, c'était de nouveau l'heure de changer les postes. Le sousofficier de service cria dans l'abri: «Relève de la garde! Vous pouvez tout de suite y monter », me dit Blau. Je pris le fusil du caporal blessé. Le sousofficier m'accompagna et me conduisit à mon poste. J'étais absolument seul dans une position que je ne connaissais pas. Malgré l'obscurité, je pouvais voir les barbelés à moitié couverts de neige. La vue se perdait ensuite dans la nuit, la neige et le brouillard. A la longue, je fus gelé car, cette nuit-là, il faisait un froid de canard. Je descendis de mon poste de guet pour sauter d'un pied sur l'autre et battre des bras autour de moi, pour me réchauffer un peu. Puis je repris mon poste. Soudain, j'entendis en face une sourde décharge. Je connaissais ce bruit; c'était celui d'un lance-mines; comme je ne savais pas où elle allait tomber, je me sauvai dans la tranchée et tendis l'oreille; tout à coup, je l'entendis justement venir dans ma direction, d'abord faiblement, puis très fort, tseh, tseh, tseh, c'était la mine qui fendait l'air en sifflant. De peur, le sang se figea presque dans mes veines. J'eus à peine le temps de me jeter par terre à plat ventre que la mine explosa au-delà de la tranchée avec un bruit effrayant, à peine deux mètres derrière moi. De la fumée, de la neige, des mottes de terre et des éclats se mirent à voler de toutes parts. J'avais au moins une brouette de terre sur le corps. Je me secouai pour m'en débarrasser. Je bondis rapidement pour me mettre à l'écoute, car j'attendais une deuxième mine. Je n'avais pas le droit d'abandonner mon poste. Le sous-officier Blau vint alors en courant, il avait entendu la mine qui avait explosé tout près de moi. Il cria: «Etes-vous blessé ?» Je lui dit que non. Il ajouta: «Il faut, dès que vous entendez la détonation, vous réfugier dans le terrier.» «Quel terrier ?» lui répondis-je. Il me montra alors, tout près du poste, un trou avecun coffrage de bois, creusé dans le sol de la tranchée et qui pouvait recevoir facilement un homme. Boum, de nouveau une détonation en face. Le sous-officier Blau rampa vers le terrier et comme il n'y avait plus de place pour moi,je me jetai de nouveau à même le sol de la tranchée. Et déjà la mine arrivait en sifflant. Cette fois, elle vola un peu plus loin par-dessus nous. Blau regagna son abri. Plusieurs autres mines nous tombèrent encore dessus, mais plus aussi près. Finalement, je décidai de ne plus occuper mon poste de garde et de rester tout le temps tapi dans le terrier. La relève vint enfin. Nous devions être relevé chaque heure, à cause du froid terrible. J'allai donc vers l'abri, éclairé par une bougie; j'enlevai mes 159 bottes gelées et dures comme de la pierre. J'essayai de me réchauffer un peu les pieds près du poêle. Le bonnet de laine que j'avais tiré sur ma bouche et mon nez était tellement couvert de glace devant ma bouche qu'un glaçon presque aussi grand que le poing s'y était formé. Lorsque je me fus un peu réchauffé. je me couchai pour dormir. Deux heures passèrent très vite,jusqu'à ce qu'arrive de nouveau mon tour de garde. J'eus à peine le temps de réaliser que je m'étais endormi que déjà je devais assurer la relève. Chaque nuit, nous devions assurer six fois la garde. Naturellement, les autres camarades n'étaient pas mieux lotis. Les nuits nous paraissaient interminables. Parfois, quand j'étais si abandonné dans la nuit froide, je me demandais pourquoi et pour qui je me trouvais ici. L'amour de la patrie ou des choses semblables, de toute façon, il n'yen avait pas de trace, chez nous Alsaciens. Sou vent, j'étais pris d'une terrible fureur quand j'imaginais la vie agréable que menaient les vrais auteurs de cette guerre. D'ailleurs, je nourrissais une rage secrète contre les officiers, à partir du grade de lieutenant, qui étaient mieux nourris, mieux logés que nous et qui en plus recevaient une paye rondelette, tandis que le pauvre soldat devait supporter les misères de la guerre pour « la patrie et pas pour l'argent, hourra, hourra, hourra! » comme dit une chanson militaire. A part cela, on n'avait pas à avoir d'opinion personnelle face aux officiers. De toute façon, on n'avait rien à dire; il n'y avait qu'à obéir aveuglément. Un jour, nous fûmes à ce point arrosés de mines que l'on ne sut plus où se fourrer. Du coup, on se précipita tous dans l'abri bétonné de l'infanterie. Ces satanées mines éclataient à gauche et à droite. L'abri était bondé de soldats serrés comme des sardines en boîte. Soudain, un bruit effroyable au-dessus de nos têtes, une mine avait explosé juste au-dessus de notre abri. A l'entrée, là où la couverture de béton reposait sur les murs, on voyait des fissures. Du fait des formidables ébranlements, le couvercle épais de plus d'un mètre s'était détaché. Nous nous regardions les uns les autres, anxieux. Et de nouveau une détonation qui projeta la plupart d'entre nous à terre. Un autre obus avait atteint de plein fouet notre abri. Cette fois, la couverture de ciment s'était déplacée de la largeur d'une main. Je dis alors à mon camarade Herter qui était déjà un bon ami: «Karl, je ne reste pas ici.» «Mais où veux-tu donc aller ?» demanda-t-il. «Attendons le prochain coup et, si tu veux, tu me suis.» Lorsque la mine suivante eut explosé, nous quittâmes tous deux l'abri pour filer au pas de course le long de la position jusqu'à la tranchée qui conduisait nu poste d'écoute, situé vers l'avant dans les barbelés. C'est dans cette d irection que nous avancions. Nous étions maintenant complètement à l'abri,cm les mines volaient toutes au-dessus de nous. Nous pouvions même les observer tranquillement effectuer leurs courbes, bien haut dans le ciel. Et voici l'artillerie allemande qui commence enfin à répondre. Derrière nous, dans la forêt, les tirs crépitaient. Avec un bruyant sifflement, ils filaient au d essusde nos têtes pour éclater sur la position russe. Par le miroir de tranchée qui se trouvait au poste d'écoute, nous observions les points de chute en face 160 C'était un spectacle excitant et on en oubliait presque le froid. L'artillerie russe, qui voulait montrer sans doute qu'elle aussi disposait encore de munitions, déversa sur nous quantités d'obus et de shrapnels. De tous côtés, tonnerre et fracas; on en perdait l'entendement et la vue. Vers le soir, le feu faiblit. On regagna notre position. La tranchée était complètement comblée par endroits. On attendit qu'il fasse nuit pour la rendre à nouveau praticable. Plusieurs abris avaient été complètement détruits, cependant un seul était occupé par six soldats dont quatre furent tués; les deux autres étaient gravement blessés. Dans la nuit noire, ce fut un triste et pénible travail de dégager de la terre gelée et des troncs de sapins fracassés les deux blessés qui gémissaient et les quatre cadavres. Dans ce secteur du front, les Russes devenaient toujours plus provocants. Dès qu'un peu de fumée s'élevait d'un abri, ils tiraient des mines et des obus. Si bien qu'on eut plus le droit de se chauffer qu'avec du charbon de bois. Ce dernier était brûlé dans d'immenses forêts derrière le front et amené vers l'avant par le train militaire. Tous les deux jours, chaque groupe en recevait un grand sac. Un jour, le sous-officier Blau m'envoya à la corvée de charbon. Des sacs étaient empilés à l'entrée de la position là où l'on débouchait dans la tranchée. Beaucoup de sacs avaient déjà été enlevés. J'étais en train de charger mon sac sur le dos, quand un shrapnel arriva en trombe et explosa au-dessus de nous. La charge entière s'enfonça dans le mur de la tranchée, à un mètre de nous à peine. Au même moment je sentis une vive brûlure dans le dos. Nous nous précipitâmes à toutes jambes dans l'un des vieux abris qui se trouvaient à proximité. Là je demandai à l'un des soldats s'il ne voyait rien dans mon dos, sur la vareuse. Il regarda et découvrit un trou comme un petit pois. Je me dis que j'avais attrapé un petit éclat, mais sentais que ce n'était rien. Les autres dirent qu'ils voulaient voir ça de près. J'enlevai ma veste. L'éclat avait percé le petit morceau de cuir qui réunit les bretelles dans le dos, si bien que sa force de pénétration en avait été diminuée. L'éclat, qui n'avait pas la grosseur d'un petit pois, était enfoncé sous la peau et, en le poussant avec l'ongle, un soldat le dégagea. Je fus content une fois l'opération terminée, car je commençais à avoir sacrément froid avec mon dos nu. Je pris mon sac dans les bras pour le porter dans l'abri. Je n'osais le prendre sur mon dos, car le haut de ce gros sac aurait dépassé la protection de la tranchée et, à coup sûr, un shrapnel aurait immédiatement volé dans notre direction. Le ravitaillement devenait de jour en jour plus mauvais et plus rationné. Très souvent, quand on revenait de la garde avec une faim de loup, il n'y avait même pas un morceau de pain à se mettre sous la dent, sans parler d'autre chose. Un jour, on reçut l'ordre suivant: « Demain, dans la soirée, la ge compagnie passera à l'attaque après une violente préparation d'artillerie, pénétrera dans la position russe pour ramener des prisonniers et voir quelles troupes nous font face. Si possible, il faudra détruire les lance-mines russes.» En entendant ça, mon coeur me descendit presque dans le pantalon. 161 La nuit suivante, nous avons reçu l'ordre de taillader à la cisaille des passages à travers nos trois rangs de barbelés, afin de faciliter notre progression lors de l'attaque. Heureusement, nous ne fûmes pas repérés par les Russes lors de cette besogne. Le lendemain s'étira lentement. Nous étions tous abattus, car chacun se demandait ce qui allait lui arriver lors de l'assaut. Au cours de l'après-midi, l'artillerie allemande et les lance-mines se mirent à pilonner les positions russes, tant et si bien que de larges brèches furent ouvertes dans leurs barbelés. Le feu de l'artillerie prit fin. Vers le soir, on reçut l'ordre de se préparer à l'assaut. Chacun d'entre nous devait s'accrocher trois grenades à main au ceinturon et planter sa baïonnette au canon. Nous étions debout, dans la tranchée, le coeur battant d'émotion, dans l'attente ... Tout était silencieux. Et tout à coup, l'artillerie allemande se mit en action. «A l'assaut», se mirent à crier les chefs de compagnie et les chefs de groupe. Tous nous avons grimpé hors de la tranchée en courant à travers les barbelés, en direction des Russes, aussi vite que nous le permettait la neige épaisse et gelée. Lorsqu'on s'approcha de la tranchée, l'artillerie allemande recula son tir, tandis qu'à droite et à gauche des obus s'abattaient sur les positions ennemies pour les empêcher de nous prendre de flanc. Arrivés à la tranchée russe, nous avons jeté quelques grenades à main avant d'y sauter. Les quelques Russes qui occupaient la tranchée furent totalement surpris. Quelques-uns se défendirent. De notre côté, deux hommes furent abattus et trois autres blessés. Les Russes furent descendus comme des chiens, même ceux qui cherchaient à fuir. J'avais pitié de ces pauvres bougres. Le reste, environ vingt hommes, se rendit. Les malheureux avaient une peur bleue. On leur permit de ramasser leurs effets dans leurs abris, pour les emmener en captivité. Je n'avais qu'une hâte: me retrouver dans notre poste. Il commençait à faire nuit. L'artillerie allemande tirait de plus belle. Pour nous, c'était le signal de la retraite, sous la protection de l'artillerie. Les canons russes prirent à leur tour la position allemande sous leur feu, si bien que notre repli pouvait être dangereux. Nous avons fait comprendre aux Russes de se tenir prêts. On sortit tous de la tranchée, en encadrant nos prisonniers, et en avant! Une fusée éclairante russe s'éleva; on nous observait et plusieurs coups de feu retentirent. Un de nos hommes fut atteint au bras et un des Russes à la jambe. Malgré cela, on ramena, non Hans peine, tout le monde, y compris les trois soldats blessés. Parvenus dans notre tranchée, chacun chercha à rejoindre son abri, car l'artillerie russe continuait à nous envoyer quelques obus. Lorsque les tirs cessèrent, la compagnie dut se rassembler dans la tranchée. Il manquait huit hommes, deux étaient tombés dans la tranchée, trois avaient été blessés là-bas et un sur le chemin du retour: cela fait six. Personne ne savait où étaient restés les deux autres. Le lendemain matin, quand il commença il luire jour. nous vîmes un mort étendu entre les positions. Mais il n'y avait aucune trace du dernier. 162 Le froid et la faim
La nuit suivante, notre bataillon fut relevé. Nous avons marché huit kilomètres vers l'arrière, pour être casés dans de grands abris. On connut pendant cette période un froid comme je n'en avais jamais subi. Le thermomètre baissa jusqu'à trente-huit degrés en dessous de zéro. C'était le matin, au lever du soleil, que c'était le plus dur. Il faisait si froid que l'air vibrait. Un petit ruisseau, d'un mètre de profondeur peut-être, était gelé jusqu'au fond, si bien que nous étions forcés de faire fondre la neige et les morceaux de glace dans nos ustensiles de cuisine, sur le poêle, car si nous voulions faire chauffer du café il nous fallait de l'eau. Le pain et le reste du ravitaillement qui nous étaient amenés par traîneau étaient durs comme fer. Si un homme n'avait pas tiré le bonnet de laine audessus de son nez, le bout de son nez, devenu insensible, tournait au blanc. On reçut l'ordre de se surveiller mutuellement. Chacun reçut en outre une boîte de graisse antigel pour pouvoir s'en frotter les parties gelées et les panser. Le nez, les oreilles, les pommettes, le bout des doigts, les orteils et les talons gelaient le plus vite. Après quelques jours de repos, nous avons été envoyés tous les jours vers l'avant pour les travaux de mise en état de nos positions. Nous traînions la plupart du temps des plaques de ciment le long de la tranchée vers le poste avancé. Elles allaient servir à la construction des abris. Ce n'était pas facile, par ce froid rigoureux. «Mon vieux, t'as un nez tout blanc", se disait-on souvent l'un à l'autre. On se le frottait immédiatement avec de la graisse et on le couvrait d'un pansement. Sur le chemin de l'aller et du retour nous revêtions sur nos uniformes des « chemises de neige» toutes blanches, munies de capuchons, pour ne pas être vus des Russes. A la fin de notre temps de repos, on regagna la position. Cette fois, nous étions à un kilomètre plus au nord. A cet endroit, la tranchée russe était à cinquante mètres à peine. Il était clair que personne ne pouvait montrer sa tête. La moitié des hommes devait monter la garde pendant la nuit, pour être prêts en cas d'attaque. Ainsi, chaque nuit, chacun devait, par ce froid glacial, faire huit heures de garde dehors. On ne pouvait jamais rester immobile. On piétinait et on battait des bras, pour se réchauffer un peu. Une demi-heure se passait après la relève, jusqu'à ce qu'on se sente un peu 163 réchauffé dans l'abri. Alors, on se couchait pour le reste de l'heure. A peine endormi, il fallait ressortir. Il était sévèrement défendu de déboucler son ceinturon durant la nuit et d'enlever ses bottes. Il fallait donc se coucher sur le dos, avec les cartouchières pleines sur le ventre. On suspendait les fusils au-dessus du lit, pour les garder à portée de main en cas d'alarme. Chaque semaine il y avait au moins deux alertes pour permettre aux officiers de constater combien de temps il fallait pour occuper la tranchée. Un matin, je fus envoyé à la corvée de pain. Je mis sur mes épaules une toile de tente, et m'en allai vers le point de distribution à trois cents mètres de là, les mains dans les poches de ma capote. Je mis autant de pains dans ma toile que je pouvais en porter. Je m'aperçus alors que j'avais laissé mes gants dans l'abri. Je ramassai à mains nues les quatre coins de la toile de tente, jetai le tout par-dessus l'épaule et me dirigeai le plus rapidement possible vers mon abri. Dieu! comme j'avais froid aux mains! Je tenais avec peine ma toile de tente. J'arrivai enfin à l'abri en laissant tomber la toile et le pain. Plusieurs bouts de doigts étaient déjà gelés et avaient une teinte blanche et jaune. Immédiatement, des camarades se mirent à m'enduire de graisse et me faire un pansement. C'est à peine si j'éprouvais encore un sentiment de souffrance dans mes doigts, mais je sentais un tel malle long des bras et dans la poitrine que je me mis à me tordre de douleur sur mon lit. Au bout d'un quart d'heure, la douleur avait presque disparu. J'enlevai le pansement de mes mains et constatai que le sang irriguait de nouveau le bout de mes doigts. Au début du mois de février 1917, nous fûmes relevés pour établir notre quartier dans le hameau de Kekeli. Kekeli, c'était quelques baraques de bois isolées, couvertes de paille. A présent, nous pouvions dormir la nuit entière. Chaque jour, nous devions travailler dans un secteur couvert de neige devant le village. Mais au bout d'une semaine, il fallut rejoindre le front. On regagna notre ancienne position. On reçut une fois de plus l'ordre de faire un coup de main dans la position russe. On nous demanda qui voulait se porter volontaire. Les volontaires recevraient la croix de fer. A mon grand étonnement, douze hommes se présentèrent. Le lendemain, à la pointe du jour, les douze hommes se mirent en position et, au commandement, sortirent de la tranchée. En quelques bonds, ils atteignirent la ligne russe. Tout alla si vite que du côté russe, il n'y eut pas le moindre coup de feu. Tendus, nous écoutions ce qui se passait de l'autre côté. Quelques coups de feu retentirent. Au bout de deux minutes, nos mitrailleuses se mirent à crépiter et balayèrent à gauche et à droite du point d'attaque, au ras de la position ennemie. Nos soldats sautèrent hors de la position russe pour courir vers nous, aussi vite que possible. Ils n'étaient plus que onze. Aucun ne savait où le douzième se trouvait. On pensa qu'il était resté exprès de l'autre côté, pour être fait prisonnier. D'après les assaillants, ils n'avaient tué qu'un seul Russe et ils rapportèrent son portefeuille et ses épaulettes arrachées. La position que nous tenions était 164 trop près de l'ennemi et trop dangereuse. C'est pourquoi nous devions être ramenés trois cents mètres en arrière, sur une longueur d'un kilomètre, où nous attendaient de beaux abris, bien construits. Au cours de cette dernière nuit passée dans notre position avancée, nous avons dû transporter à l'avant de petites caisses d'explosifs qui furent réparties par les sapeurs dans les abris, reliées entre elles par des fils. Les entrées et les fenêtres des abris étaient obstruées par des sacs de sable. Le matin aux premières heures, nous quittâmes la position avancée. A midi pile, tout devait sauter. Tendus, nous regardions vers l'avant. Tout à coup, une explosion telle que la terre en trembla. Là, en avant, plus de cent nuages noirs s'élevaient et, au-dessus, de tous côtés, il y avait des mottes de terre, des troncs de sapins déchiquetés ou entiers qui s'écrasaient avec grand fracas. Tout de suite, une patrouille de huit hommes fut envoyée à l'avant pour constater si tous les abris étaient détruits. Ils tombèrent sur une patrouille russe de six hommes qui se rendit immédiatement et qui fut ramenée par les nôtres. Après cela, la vie reprit son cours normal. Tours de garde, mauvaise nourriture et la torture des poux pour couronner le tout! Fin mars 1917, nous avons été relevés pour prendre quelques jours de repos. La température était un peu plus douce, mais la neige était encore dure. Nous devions faire des exercices imbéciles dans la neige. J'avais comme chef de groupe un sous-officier, Schneider, qui malgré ses vingt-neuf ans, était déjà docteur en chimie, mais à qui la vie militaire ne disait absolument rien. Notre commandant, un homme très sévère, chevauchait partout à travers le bataillon, en observant les manoeuvres des groupes. Lorsqu'il s'arrêta auprès de nous, le sous-officier Schneider donna quelques ordres de travers. Comme s'il avait commis le plus grand des crimes, le commandant se mit à l'invectiver: « Comment se fait-il qu'un animal comme vous ait été promu sous-officier? Vous êtes bon pour le dépôt des recrues, où vous apprendrez le service par le commencement. Vous, le caporal, dit-il en s'adressant à moi, vous allez prendre immédiatement le commandement du groupe.» Je m'avançai; comme j'avais une voix forte et que je connaissais naturellement les commandements après quatre ans de service, il me fut facile de faire évoluer le groupe. Je leur fis exécuter quelques déploiements en tirailleurs, prendre quelques positions pour se rassembler ensuite. Le commandant du bataillon qui avait vu tout cela me dit: «C'est bon caporal. Depuis quand êtes-vous soldat ?» «Depuis octobre 1913 », lui dis-je. « Depuis quand êtes-vous au front ?» « Depuis le début de la guerre, avec quatre à cinq mois d'interruption. » « Alors comment se fait-il que vous ne soyez pas encore sous-officier ?» questionna-t-il encore. Je répondis: « Je suis alsacien et de ce fait j'ai déjà dû changer quatre fois de régiment. Comme nouveau venu, on est toujours traité comme une recrue. » Il s'éloigna sur son cheval et fit venir le chef de compagnie, le lieutenant Kerrl, qui était un bon chef et me voulait du bien. Je vis que tous les deux me 165 regardaient et parlaient de moi. Lorsque nous cessâmes l'exercice, l'ordonnance du régiment apporta une notification à notre commandant. Après en avoir pris connaissance, celui-ci s'écria: « Que tout le bataillon se rassemble ici l. Tout le monde se précipita et fit cercle autour de lui. «Soldats, dit-il, sur ce front la guerre est pour ainsi dire finie. En Russie, une révolution vient d'éclater. Le tzar est détrôné. La garnison de Saint-Petersbourg, forte de trente mille hommes, vient de se joindre aux révolutionnaires.» On écouta bouche bée, puis on fut renvoyés à notre quartier. On fit toutes sortes de suppositions. Les uns envisageaient sans plaisir de devoir arracher les rails de campagne rouillés, d'autres au contraire se voyaient déjà à Saint- Petersbourg et à Moscou. Presque tous se réjouissaient que la vie de tranchée soit bientôt finie. Moi-même cependant, j'étais plutôt circonspect, mais je n'en dis pas plus. Là-bas, au front, les coups de canon retentissaient comme d'habitude. Cette révolution ne devait donc pas être si terrible. Quelques jours plus tard, on y vit plus clair. En effet le tzar était déposé mais uniquement parce qu'il voulait la paix. La guerre, par contre, continuait de plus belle sous les ordres de Kerensky. Début avril 1917, notre régiment fut entièrement relevé. Nous avons pris nos quartiers dans la petite ville de Sulvat, uniquement peuplée de juifs. Je voyais là les premiers civils depuis ma permission d'octobre 1916. Il n'y avait pas de ravitaillement à acheter, mais pour le reste il y avait du choix et, dans les petits débits de boissons on pouvait encore boire un thé à peu près convenable, sucré non pas avec du sucre, mais avec de la saccharine. Puis on reprit notre marche en direction d'Abeli. Là, on nous embarqua; personne ne savait dans quelle direction. Nous allions vers l'arrière, par Radsiwilischki, Rakischki, Schaulen, vers Janischki. Là-bas, on quitta le train, pour être logés pendant trois jours dans des quartiers de masse où on coucha à même le sol. Je pus acheter en douce une douzaine d'oeufs et une livre de lard. Cela me fit au moins deux repas corrects. Au bout de trois jours, nous sommes retournés à Schaulen. Avec un autre caporal, je devais être promu sous-officier. Arrivés à Schaulen, tous les Alsaciens-Lorrains reçurent l'ordre de descendre. Je compris tout de suite. Nous devions nous grouper sur le perron. Le chef de compagnie vint vers moi pour me donner une lettre à transmettre à mon futur chef de compagnie. C'était une lettre de recommandation qui me concernait moi et les autres Alsaciens de la compagnie. Je remerciai et le chef prit congé de moi. Nous ne pouvions prendre le temps de faire nos adieux à nos camarades car ils n'avaient pas le droit de quitter le train. A notre départ, nous leur avons fait un signe d'amitié, un dernier au revoir. Le régiment ou plutôt la division était transférée vers le front français et les Alsaciens ne devaient pas les suivre. On fut logés deux jours à Schaulen, dans une ancienne tannerie. Nous étions environ mille deux cents hommes. Ici, de nouveau, les mêmes cris de colère que lors de notre affectation du 44e régiment au 260e• Ce qui m'intéressait fort, c'était de savoir ce qu'il pouvait y avoir dans la lettre de 166 recommandation de mon ancien chef de compagnie. Sur l'enveloppe, il y avait écrit: «Au chef de compagnie. » Je me dis que je pouvais aussi bien remettre la lettre sans adresse et j'ouvris vite l'enveloppe pour la lire. Toute cette lettre était un concert de louanges pour moi et pour le soldat Runner Harry, natif de Rouffach, ainsi que pour les autres de la 9" compagnie. Au fond,j 'étais heureux que ayons été si bien vus par notre capitaine. Je fis part du contenu de la lettre uniquement à mon ami Runner Harry. Le lendemain, j'allai en ville avec lui pour voir s'il y avait quelque chose à manger. Hélas, nous n'avons rien trouvé, sinon du thé chaud. Mais nous étions surpris que beaucoup de soldats s'en aillent dans une rue écartée sans revenir. Croyant qu'il y avait là-bas quelque chose à acheter, on y alla tous deux. On entra dans une maison où régnait un grand va-et-vient, comme dans une ruche. Ah oui! il y avait là quelque chose à acheter, mais quoi! Nous étions tombés dans une maison de passe où quelque huit filles s'adonnaient à leurs désordres. Devant chaque porte, il y avait toute une rangée de soldats, qui entraient l'un après l'autre dans la chambre. Nous deux avons fait demi-tour, car nous avions honte pour nos compatriotes. Tous ces soldats en effet étaient des Alsaciens. Le lendemain, on prit le train militaire en direction du front. On débarqua près de Jakobstadt, pour être répartis dans différents régiments. Je fus affecté avec quelque deux cents hommes au 332".Un adjudant nous conduisit jusqu'au front. Nous avions à marcher près de quinze kilomètres. L'adjudant entendit toutes sortes de choses; il fut content lorsqu'il nous présenta à l'état major du régiment. Nous avons été immédiatement répartis entre les bataillons pour le rassemblement. Le commandant Zillmer, un homme de près de soixante-cinq ans, vint nous tenir son discours d'arrivée. Jusqu'à ce jour, il n'y avait pas eu d'Alsaciens au régiment. Lecommandant ne les connaissait que par ouï-dire, et, d'après ce qu'il nous rapporta, on ne semblait pas avoir entendu ici beaucoup de bien des Alsaciens-Lorrains. Mais auparavant, il nous inspecta et regarda chaque casquette. «Ça va... Je pensais qu'il y avait parmi vous davantage de 2e classe. » Ce fut sa première phrase (les soldats de 2e classe, «les criminels », n'avaient pas le droit de porter de cocarde à leur casquette). Puis il poursuivit: «Que vois-je? Certains d'entre vous portent même la croix de fer.» Il se montra très étonné, comme s'il avait fait une grande découverte. J'aurais bien voulu abattre ce gredin. Il l'aurait mérité. Nous fûmes donc répartis entre les compagnies. Je fus affecté à la 5e• J'avais demandé la compagnie de mitrailleurs. L'adjudant de compagnie, que je ne pus sentir dès le premier instant, nous fit un accueil comparable. «Te voilà foutu», me disais-je. Je fis même le projet de passer chez les Russes à la première occasion, car je me voyais mal rester plus longtemps chez cette canaille. Le lendemain, je fus envoyé avec plusieurs camarades vers la position avancée. Le chemin nous conduisit à travers des marécages où de longs 167 éléments de ponts avaient été construits par endroits, pour faciliter le passage. La position n'était pas une tranchée creusée dans la terre, mais une espèce de remblai. Creuser était impossible, car dans cette région marécageuse, la tranchée eût été immédiatement inondée. Les abris en haut de la butte étaient construits légèrement, et auraient offert peu de protection sous un feu d'artillerie. La position était très calme cependant et nous étions installés dans des baraques au bord d'une forêt de sapins, à près de trois kilomètres du front; comme des soldats me le confièrent, il n'y avait que quelques shrapnels venant d'en face. Il me fallut me présenter au chef de compagnie, le lieutenant Pelzer. Le lieutenant avait la voix enrouée; il avait l'air désabusé et fatigué; il nous regarda tous comme on jauge du bétail et donna ordre à l'adjudant qui nous accompagnait de nous répartir dans les sections. Mais auparavant, je remis la lettre de recommandation de notre ancien chef de compagnie. Le lieutenant l'ouvrit, en prit connaissance et dit simplement: « Vous pouvez y aller.» Je fus affecté au groupe du sous-lieutenant Stein. Une sévère discipline y régnait; lorsqu'on était de garde, il fallait regarder droit devant soi vers les Russes, comme un phare, et quand un officier inspectait la tranchée, il fallait se mettre au garde-à-vous, regarder droit devant soi et faire son rapport: « Caporal Richert, poste n° ... , rien de nouveau du côté de l'ennemi. » Dans cette position, il n'y avait rien à craindre des Russes, car entre nous et eux coulait un grand fleuve, la Duna, qui à cet endroit précis avait quatre cents mètres de largeur, si bien que, de jour, un passage d'une rive à l'autre était impossible. Après dix jours environ, nous fûmes relevés et installés au bord d'une forêt de sapins, à trois kilomètres du front. Dès ce moment, on ne reçut plus sept cent cinquante grammes de pain par homme et par jour, mais seulement une livre. On avait fait le point de l'état des réserves alimentaires en Allemagne et dans les pays occupés, et on avait constaté qu'il était impossible d'assurer la livraison du pain jusqu'à la saison nouvelle. C'est pourquoi, on nous enleva une demi-livre par jour. De toute façon, nous n'avions déjà plus de pommes de terre, car la récolte de l'automne 1916 avait été mauvaise. Une famine terrible s'installa peu à peu. Notre ravitaillement consistait en un mauvais ersatz de café noir sans sucre et une livre de pain qu'on nous apportait matin et soir; chacun l'aurait normalement mangée tout de suite le matin avec le café. Il y avait de temps à autre du beurre, de la marmelade et un peu de saucisse de porc ou de la «graisse de singe». Juste quelques grammes par tête, de quoi nourrir un chat, mais pas de jeunes soldats affamés. En plus, il y avait trois jours sans viande par semaine. A midi, nous avions droit à une soupe maigre, essentiellement à base de semoule ou de légumes secs. La cuisine roulante était amenée dans la position avec son ravitaillement. A nous qui étions en réserve, on nous affectait la soupe dans un seau sur une voiturette. Quand l'heure de la soupe approchait et que le 168 chariot allait venir, la plupart des soldats allaient à sa rencontre car chacun voulait être le premier, avec l'espoir d'attraper du rab, en plus de son litre. Le seau lui-même était récuré soigneusement à la cuillère. Parfois, quand les premiers voulaient s'accrocher à la voiture pour passer avant les autres, le conducteur donnait brusquement un coup de fouet aux chevaux pour les mener au galop vers le lieu de distribution, si bien que ceux qui voulaient être les premiers se retrouvaient les derniers. Et pourtant, il y avait encore des patriotes stupides pour croire toujours et encore à la victoire de l'Allemagne. Mais voici qu'arrivait le printemps, et dans les jardins des maisons détruites, dans les buissons et aux bords des chemins les orties poussaient en masse! Nous les arrachions; on avait peine à les tenir, mais on les dévorait cuites dans l'eau salée et mélangées à la soupe de midi. De même, on faisait la récolte des pissenlits qu'on faisait cuire avant de les manger. Tout ce qui croissait et se multipliait devenait nourriture. Je réussis unjour à abattre un chat sauvage perché en haut d'un sapin. Ce fut un vrai régal. Je n'avais jamais pensé descendre si bas. Tous les soirs, il fallait aller vers la position pour installer de nouveaux systèmes de barbelés et construire des tranchées de réserve. Au lever du jour, on rejoignait nos baraques de l'arrière. Au retour, chacun allait comme il voulait par groupe de deux à trois, jusqu'à dix. Un hérisson croisa un jour notre chemin. Huit hommes sautèrent dans le fossé pour l'attraper. Cependant, tous se blessèrent à ses pointes et abandonnèrent la chasse en poussant des cris. Dans la tranchée, les camarades se bousculaient; aucun ne voulait laisser échapper la proie et pourtant personne ne réussissait à s'en saisir. Je sautai à mon tour dans la tranchée et vis le porc-épie replié sur lui-même, entre les pieds des soldats qui se bousculaient autour de lui. En le poussant du pied,je sortis le hérisson de la mêlée, pris ma casquette et le projetai en plein milieu de ma coiffure: le hérisson était à moi! Avec la moitié de la bête, je fis un rôti, avec l'autre moitié, une soupe. Un vrai festin. Un matin, comme nous revenions de notre travail ,je vis dans une mare une centaine de grenouilles en train de frayer. Avec un camarade jardinier, de Strasbourg, je m'approchai pour les attraper. On se mit tout de suite à les nettoyer. Les Prussiens qui nous regardaient étaient près de dégobiller, car en Prusse on ne mange pas de grenouilles. On commença à les faire revenir dans une poêle, sur le fourneau. Le jardinier avait reçu la veille une demilivre de beurre et les cuisses de grenouilles répandirent une très agréable odeur. L'un après l'autre, les Prussiens s'approchèrent, alléchés par le merveilleux fumet, et commencèrent à lorgner sur notre poêle à frire, pleins de convoitise. « Dis, je pourrais aussi en goûter ?» Eux qui avaient tellementfait les délicats auraient volontiers vidé toute l'assiette. On leur dit simplement d'aller eux-mêmes à la pêche et de se les faire cuire tout seuls. Acompter de ce jour, dans toute la contrée, aucune grenouille ne fut plus en sécurité. Nous espérions que le ravitaillement allait s'améliorer. Hélas, on se trompait. Vraiment, cela devenait presque intolérable. Jamais, même pas 169 une seule petite fois, il ne nous fut possible de manger à notre faim. De plus, les aliments étaient presque toujours de qualité médiocre. Un jour, avec plusieurs camarades, on alla se plaindre au chef de compagnie. Dans son parler allemand typiquement berlinois, il répondit simplement: « Faites des épinards, moi je n'ai rien non plus. » Que faire à présent? Rien. Les soldats désignaient sous le simple nom d'épinards les orties cuites et toutes sortes de verdure. Un jour, il y eut un appel pour tout le bataillon. On dut s'y rendre. Le commandant du régiment apparut fièrement à cheval. Il ne fut naturellement pas question de l'énergique pas de parade, car, d'abord, nous ne l'avions pas encore exercé, et puis nous n'avions pas la force de lancer en avant nos jambes molles, fatiguées. Après, nous dûmes nous grouper en demi-cercle autour de lui. Il commença: « Camarades, oui, nous avons faim, c'est un fait [avec ça, il avait une face de lune et un impressionnant coussinet de graisse dans la nuque]. Oui, nous avons faim, mais l'Angleterre a faim aussi, nos sous-marins s'y emploient; c'est rare qu'un navire puisse atteindre l'Angleterre sans être torpillé. La France est également épuisée et souffre beaucoup du manque de vivres [j'avais reçu deux jours plus tôt une lettre de ma soeur qui m'écrivait que, là-bas, il y avait de la nourriture en abondance]. C'est comme dans une lutte, lorsque l'adversaire est déjà à terre, mais résiste encore d'une épaule. Cette épaule, nous devons l'aplatir. C'est pourquoi nous devons tenir jusqu'au bout. Car nous voulons, nous devons vaincre et nous vaincrons.» Je pensai que ce gros lard avait la parole facile... Plusieurs soldats patriotes ajoutèrent foiaux belles paroles du colonel. Quand je les entendis parler par la suite d'affamer l'Angleterre et la France, je leur donnai à lire la lettre de ma soeur: « Tonnerre de Dieu, commenta plus d'un. Si ça continue comme ça, ça va mal finir. » En mai 1917, notre régiment fit retraite. Par train militaire, nous fûmes transportés à près de cent cinquante kilomètres en arrière du front, vers le sud. Arrivés à la petite ville de Nowo Alexandrowsk, nous avons quitté le train pour marcher vers le front sur une très bonne et large route. Après une heure de marche, on atteignit une position avancée pour relever le régiment qui s'y trouvait. .. Les soldats avaient le même air misérable et amaigri, ce qui démontrait qu'ici aussi la faim régnait. Ma compagnie avait pris position dans un petit bois, sur une langue de terre entre deux lacs: à droite, le Meddumsee, à gauche le Ilsensee. La position russe se trouvait à cent cinquante mètres devant nous. Une nuit, alors que j'étais de faction, une mitrailleuse russe se mit à faire feu. Les balles frappèrent à gauche et à droite de ma tête, si bien que la terre frappa ma figure. Aussi vite que l'éclair, je me mis à l'abri et, cette nuit-là, n'osai plus regarder au-dessus du parapet. La position était très solidement construite. Il y avait un corridor de cinq mètres de profondeur, pourvu tous les quinze mètres de marches menant à la tranchée. Par rapport à d'autres, cette position n'était pas très dangereuse. Bien sûr,quelques obus et shrapnels volaient des deux côtés mais ne 170 faisaient que peu de dégâts. Je devins de nouveau chef de groupe et n'avais plus à prendre de faction. Cependant, chaque nuit, je devais inspecter pendant une heure les sentinelles de la tranchée. Je trouvais des sentinelles évanouies à côté de leur poste. Parfois, des soldats totalement épuisés étaient envoyés pour deux à trois semaines quelque part derrière le front, dans un centre de repos, pour reprendre quelque force. J'essayai une fois de plus de rejoindre la compagnie de mitrailleuses de mon bataillon ;j'allai chez le chef de bataillon de ladite compagnie pour lui exposer ma requête. Le chef de compagnie, un baron von Reisswitz, fut très aimable à mon égard et dit qu'il allait me réclamer à ma compagnie. Au bout de deux jours vint l'ordre du bataillon: «Le caporal Richert de la 5e compagnie est muté à la 2e compagnie de mitrailleurs du 352" régiment d'infanterie. » J'étais très heureux; je pris congé de mes camarades et regagnai mon ancienne compagnie. L'adjudant me reçut cordialement et me demanda si je pouvais assurer le service du téléphone. Bien que je n'eusse jamais touché à un téléphone, je répondis que oui, et devins donc téléphoniste. L'abri du téléphone était installé sur une pente, tout près du lac d'Ilsen, qui formait ici un large coude, tout en étant protégé du côté russe par un coin de forêt. Nous étions trois téléphonistes, chacun assurant huit heures de service tous les jours, ce qui naturellement était très facile. On était dans l'abri, attendant que sonne le téléphone, et on transmettait les ordres. L'ordre du jour à l'armée nous parvenait ainsi chaque jour du quartier général. Il fallait le copier et l'afficher dans une boîte clouée sur un sapin afin que les soldats puissent se rassasier avec les redondances des bulletins de victoire. Ici la vie aurait pu être très agréable si l'estomac avait eu plus de travail. C'était une vraie détresse que le ravitaillement. Trop peu pour vivre, trop pour mourir! Un jour, je reçus une livre de pain de la famille Gauchel de Rhénanie. Le paquet avait mis quinze jours à me parvenir. La mère Gauchel avait sans doute empaqueté le pain encore chaud car, lorsque je défis le paquet, au lieu de pain, je ne vis rien d'autre que de la moisissure verte. Il était impossible de manger ce pain et pourtant je n'eus pas le courage de le jeter. J'essayai donc d'en faire une soupe. Je mis de l'eau dans une casserole, coupai le pain en morceau et y ajoutai du sel. En chauffant, beaucoup de moisissure se détacha, que j'enlevai à la cuillère. Puis je mangeai cette soupe. Ce fut dur mais je parvins à l'avaler. Tout près du bord du lac s'étendait un large champ de blé, naturellement à l'abandon. De-ci, de-là, il y avait encore quelques épis de seigle qui étaient mûrs en cette période. Avec mon couteau de poche, j'en emplis ma musette. Je pus en extraire les grains, que j'écrasai sur une dalle. Je fis de nouveau une soupe; j'en avais déjà mangé de meilleures. Je répétai l'opération pendant huit jours, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus un épi de seigle dans les environs. Souvent, j'allais chercher des framboises. Juste derrière l'abri, il y avait une colline où poussait une foule de framboisiers. L'avant de la colline était 171 exposé face aux Russes; c'est pourquoi je fis d'abord ma cueillette derrière la colline. Comme il faisait chaud ce jour-là, j'enlevai ma vareuse. Dans ma précipitation, je contournai la colline sans m'en rendre compte. Soudain, un obus siffla vers moi et tomba à trois mètres. Les Russes avaient repéré ma chemise blanche. Je fus terriblement effrayé par ce coup subit et me mis à l'abri aussi vite que possible. En courant, je me pris les pieds dans des buissons et fis une chute. Toutes les baies se répandirent par terre. Je m'en retournai à mon abri avec tous mes récipients presque vides. Sur le lac, près de l'abri, il y avait une petite embarcation à deux rames. Je m'aventurais parfois sur l'eau avec cette barque, accompagné du téléphoniste qui n'était pas de service et avec des grenades à main; nous allions pêcher, bien que ce fût formellement interdit. Parfois, on réussissait à attraper quelques beaux poissons. Nous prenions une grenade et après l'avoir mise à feu, nous la jetions à quelques mètres de notre barque. On n'entendait qu'un bruit sourd. Cependant, l'eau s'agitait très fort et la barque se balançait dangereusement. Les poissons qui se trouvaient à proximité de l'explosion étaient soit morts, soit seulement étourdis. Comme nous étions des rameurs maladroits, il nous fallait parfois un bon moment pour mener notre barque jusqu'aux poissons, si bien que ceux qui n'étaient qu'assommés avaient repris connaissance puis disparu dans les profondeurs. Un jour, dans notre ardeur, nous avons poussé trop loin sur le lac, là où il n'était plus protégé par la forêt et où les Russes pouvaient nous voir. Nous étions occupés à attraper quelques poissons étourdis lorsqu'un obus éclata dans l'eau à trente mètres de nous; l'eau jaillit très haut. A cet instant, j'étais penché par-dessus le bastingage de la barque, tandis que mon camarade était debout pour la maintenir en équilibre. Lorsque l'obus éclata, mon ami se baissa et l'embarcation se mit presque à chavirer. Pour un peu j'aurais piqué une tête. Chacun prit sa rame pour filer aussi vite que possible, derrière la forêt. Cela n'allait pas très vite, car nous étions vraiment très maladroits et, dans l'énervement, on manoeuvrait de travers. Un nouvel obus éclata à droite, à une trentaine de mètres. Heureusement, on put regagner la terre ferme. Quelques soldats qui se trouvaient là se moquèrent de nous, en disant que le goût de la pêche nous avait sans doute passé. ils avaient raison. Non loin de notre abri se trouvait un vieux tas de fumier délaissé. Sans doute une patate s'y était-elle égarée au printemps, car il y avait là un beau plant de pommes de terre. Dans un premier mouvement, je voulus le cueillir. Mais je pensais qu'il était encore petit et je le laissai. Pour le cacher aux regards des autres soldats, j'entourais le plant de branches vertes. Je voulais le laisser mûrir, afin de manger un jour quelques bonnes pommes de terre. Depuis plus de six mois, je n'avais pas vu et encore moins mangé une seule patate. Un jour,jedus porter un rapport au chef de bataillon qui habitait dans une maison paysanne, tout près derrière la forêt. Du bord de la forêt jusqu'à la 172 maison, il Yavait près de dix à douze ares de champs de pommes de terre. Nous étions fin juillet et ils devaient déjà porter des fruits. Plusieurs fois, il y avait eu des vols, si bien que des gardes étaient organisées chaque nuit autour de ce champ. Je m'en retournai à mon abri pour dire à mes deux camarades: «Ce soir, il y aura des pommes de terre. » «Comment, quoi ?» dirent-ils d'une seule voix. «Oui, c'est certain, mais laissez-moi faire.» Lorsque la nuit fut tombée, je pris la direction de l'état-major du bataillon. Déjà la sentinelle faisait le tour du champ de pommes de terre. Chaque fois qu'elle s'approchait de la lisière du bois, je restais agenouillé, en silence, derrière la broussaille. A la fin, il n'y avait plus qu'un buisson entre moi et le chemin qu'empruntait le soldat. Je le laissai passer et après qu'il fut arrivé au bout du chemin, je me mis à ramper vers le champ et, avec les mains, déterrai les tubercules que je fourrai dans un sac de sable vide. Chaque fois que passait la sentinelle, je me couchais immobile entre les plants et, dès que le danger était écarté, je recommençais à fouiller. Aussi, mon sac se remplissait peu à peu et j'estimais mon butin à une douzaine de kilos. Il me sembla qu'il y avait relève de la garde, Car j'entendis deux soldats qui parlaient au bout du champ. Je profitai de l'occasion pour ramper en direction de la forêt d'où je m'éloignai au pas de course. Arrivé à mon abri, je tendis tout d'abord l'oreille pour savoir si les deux téléphonistes étaient seuls. J'ouvris la porte pour jeter sans un mot le sac de pommes de terre. Ah! quelle jubilation, comme si on avait gagné le gros lot! Tout de suite on se mit à les laver, les éplucher et à en faire bouillir une bonne quantité dans de l'eau salée. On vida l'eau pour écraser les pommes de terre avec la poignée de notre baïonnette. Les deux copains allaient se jeter sur le plat. Mais je leur dis :« Du calme, les amis.» Je m'en fus vers mon sac, pour en extraire ma portion de survie. J'ouvris la boîte et mélangeai la viande aux pommes de terre. Le fait de consommer sans permission la ration de réserve était puni de trois jours d'arrêt, et mes camarades s'étonnèrent de mon audace. Je leur dis que je téléphonerais tout simplement le lendemain à l'adjudant de compagnie pour lui dire que ma portion avait été volée. J'espérais qu'il m'en enverrait une autre avec la roulante. Mes deux camarades se mirent à rire de bon coeur et, avec grand plaisir, on « passa à table» pour ce festin. Un jour, je fus pris de maux de dents très violents et, comme cela durait, je me portai malade et reçus une attestation du médecin du bataillon pour aller me présenter au dispensaire de soins dentaires à NowoAlexandrowsk. Dans la salle d'attente, il y avait une douzaine de soldats qui, sans mot dire, regardaient fixement devant eux. Celui qui me faisait face avait un air familier, mais il m'était impossible de l'identifier. Je remarquai bientôt qu'il me dévisageait aussi. J'allais lui demander s'il n'était pas alsacien lorsqu'il se leva et vint vers moi, me tendit la main en disant: «Tu es sûrement le Richert de Saint-Ulrich !» Je le reconnus alors: c'était Joseph Schwob, de Hindlingen. «Tu es devenu gras comme moi», lui dis-je. En effet, Schwob 173 avait terriblement maigri, c'est pourquoi je ne l'avais pas reconnu immédiatement. Quant à moi, avec ce régime, j'étais bien sûr devenu un squelette ambulant. On se raconta les nouvelles du pays, du moins ce qu'on en savait. Puis Schwob fut appelé chez le dentiste pour recevoir une nouvelle prothèse dentaire ... On partit tous les deux dans la petite ville, sans que je me sois fait arracher les dents, avec l'espoir de dénicher quelque chose à manger. Cependant, on ne trouva rien, si ce n'est un verre de bière dans une cantine. On en aurait volontiers pris un second, mais chaque soldat n'avait droit qu'à un seul verre. Nous nous demandions, étonnés, de quoi pouvaient vivre les pauvres habitants qui tournaient autour de nous, les joues creuses, maigres comme des squelettes. Nous sommes partis en direction de notre position et nous nous sommes séparés près de Dwelina. Il me dit que Winninger Thiébaut, de Fulleren, était également dans le secteur, et je lui rendis visite par la suite. Tous étaient auxiliaires, soldats de travail ou d'équipement. Le lendemain, je revins à NowoAlexandrowsk où, cette fois, on m'arracha deux dents, si bien que mon mal cessa. Mi-août, je fus relevé comme téléphoniste pour passer quelques jours au domaine de Tabor. C'est là qu'étaient cantonnés le secrétariat de la compagnie, les fantassins de réserve, les conducteurs et leurs chevaux. Comme l'adjudant de compagnie, du nom de Laugson, était un brave homme, le service se réduisait à peu de chose. Un peu d'exercice à la mitrailleuse et son nettoyage. Un jour, l'adjudant m'annonça que le commandant de compagnie lui avait téléphoné depuis son poste de commandement pour lui dire que le caporal Richert devait immédiatement venir. L'adjudant comme moi-même n'avions aucune idée de la raison de cette convocation. Plein de curiosité, je me mis en route vers le PC où je trouvai le chef de compagnie dans son abri. Je me présentai. En souriant, il me dit: «Vous devez être un bon soldat, Richert.» Comme je ne savais pas où il voulait en venir, je ne lui répondis pas. «Quelque chose est arrivé pour vous, fit-il, de la part de la 9° compagnie du 260· régiment d'infanterie, dont vous faisiez partie autrefois, n'est-ce pas ?» Je répondis par l'affirmative. Alors, il prit un écrin sur une étagère, en sortit une croix de bronze avec un ruban bleu foncé et jaune et dit, tandis qu'il me l'agrafait sur la poitrine: «Au nom du 260e,je vous décore de la croix de guerre du Brunswick.. Puis, il me serra la main. J'étais bien sûr étonné car il y avait bien quatre mois que j'avais quitté le 260e et je n'avais pas le moindre contact épistolaire avec la compagnie, si ce n'est avec mon vieil ami Karl Herter. Le chef de compagnie me demanda si j'avais servi longtemps là bas ou si je m'étais signalé par quelque action d'éclat. Je répondis que je n'avais passé que trois mois et demi dans cette compagnie et que je n'avais rien accompli de particulier, sinon fait mon service comme je devais le faire. Je quittai le chef de compagnie et m'en revins à Tabor. En route, je me baignai dans le lac. L'adjudant et les camarades me regardèrent comme une bête curieuse et me félicitèrent pour cette décoration. Comme le 332e 174 régiment était un régiment prussien, on n'y attribuait pas d'autre distinction que la croix de fer que j'avais déjà obtenue en 1916. Je fus l'objet de maints regards envieux de la part de jeunes lieutenants. S'ils avaient su ce que je pensais de cette breloque, ils ne m'auraient pas envié à ce point car, pour une miche de pain blanc, je leur aurais vendu illico cette croix et son ruban. Ma seule joie était de savoir que j'étais si apprécié au 260e. J'écrivis donc une lettre polie à la 9/260 pour exprimer mes remerciements. Quelques jours plus tard, je reçus en réponse une belle lettre de l'adjudant de compagnie qui me souhaitait tout le bien possible pour l'avenir et envoyait en outre ses salutations à tous les braves Alsaciens qui avaient servi autrefois là-bas. Je dus repartir en ligne pour prendre en charge une mitrailleuse. A quelques kilomètres au sud de notre position, on entendit un jour le roulement continu du canon, interrompu par le crépitement des mitrailleuses et les coups de feu de l'infanterie. Tendus, nous nous demandions tous ce qui se passait là-bas. Alors, on reçut l'ordre: «Le deuxième train, pièces trois et quatre, sous les ordres du lieutenant Herbert, doit immédiatement se préparer et se présenter à l'état-major du bataillon.» Je commandais la pièce trois et le sous-officier Kurz la pièce quatre. On se prépara et on porta nos mitrailleuses et notre matériel vers l'arrière, où deux voitures nous attendaient. On chargea les mitrailleuses et on se rendit à l'état-major. Là, on nous donna du ravitaillement pour trois jours, une livre et demie de pain plus une demi-livre comme ration supplémentaire de combat. Puis, nous avons reçu l'ordre de nous mettre en marche vers le front, le long de la chaussée. Un état major de régiment installé dans un abri, tout près de la route, nous recevrait et nous donnerait d'autres ordres. Voilà qui promettait. Nous avons atteint la grand-route qui passait à travers une forêt interminable. Juste devant nous, assez près, on entendait le tonnerre du canon et l'explosion des obus. Il y eut soudain un court sifflement, puis à environ cent mètres devant nous un shrapnel explosa au beau milieu de la route. Tout de suite après, un deuxième, tout près de nous. Les chevaux et les hommes commençaient à s'énerver. ({Libérez les pièces », cria le lieutenant. Nous les jetâmes des voitures, avec tout le matériel. Au même moment, il y eu un sifflement au-dessus de nous et un obus explosa à moins de cent mètres derrière, contre le talus. Les conducteurs firent demi-tour et forcèrent les chevaux au galop, vers l'arrière. Nous aurions aimé avancer au bord de la route, celle-ci était cependant impraticable car, à droite et à gauche, la forêt n'était que broussailles épaisses et impénétrables. Chacun prit donc le matériel dont il était responsable. Deux hommes saisirent la mitrailleuse, trois autres les caisses de munitions, tandis que moi-même, comme chef de pièce, je m'emparai du seau d'eau, de la grande bêche et du tuyau d'échappement de la vapeur. La route continuait d'être prise sous le feu de l'artillerie russe. Souvent, nous devions nous jeter dans le fossé, pour nous mettre à l'abri, ou bien nous 175 sautions derrière les troncs d'arbres qui bordaient la route. Nulle part, une cachette ou une quelconque protection! Voici qu'arrivaient en courant, de l'avant, quelques blessés légers. Nous leur demandâmes ce qui se passait au juste. Mais ils étaient si apeurés et si essoufflés par leur course qu'ils ne nous donnèrent que des renseignements approximatifs, tout en continuant de courir. Enfin, on aperçut une galerie à gauche dans le talus. Nous avons laissé dehors les mitrailleuses et les outils pour nous y réfugier. Là, en sécurité, on se sentait bien et on reprit notre souffle. Le lieutenant Herbert, qui, dans l'ensemble, était un homme raisonnable et qui ne voulait certainement pas mourir en héros, nous dit: « De toute façon, nous resterons ici, jusqu'à ce que ces tirs s'arrêtent. » Il parlait selon notre coeur à tous. Au bout d'une heure environ, les tirs cessèrent. On prit notre matériel et on arriva enfin au PC du bataillon. Un adjudant nous conduisit immédiatement à notre position qui se trouvait dans la forêt sur un monticule, à proximité de plusieurs abris. C'était une position de réserve. Pour le cas où les Russes auraient l'intention d'opérer une percée, nous devrions les arrêter ici. Vite, on construisit des postes de tirs pour nos mitrailleuses et on s'installa dans deux abris. Le feu de l'artillerie faisait rage. Plusieurs obus tombèrent autour de nos abris sans toutefois nous toucher. A l'avant, un violent feu d'artillerie crépita soudain, qui dura environ une demi-heure. Beaucoup de blessés vinrent à passer par-devant nous. Ils racontaient que les Russes avaient submergé la première ligne allemande. Plusieurs compagnies d'infanterie s'avançaient vers la ligne de feu, pour contre-attaquer et repousser les Russes. Tous étaient abattus et plusieurs nous dirent: « Vous, les mitrailleurs, avez de la veine. Vous pouvez rester ici, à l'abri, loin du danger, tandis que nous, on doit crever.» Une heure après, l'artillerie allemande se mit à tirer terriblement. Mais les Russes, qui avaient amassé à cet endroit beaucoup d'artillerie, ne restèrent pas sans réponse. Un violent feu d'infanterie nous indiqua que la contre-offensive était en cours. Lorsque les coups de feu prirent fin, on vit passer devant nous de nombreux prisonniers russes, dont beaucoup étaient voués à la mort lente, par la faim. Beaucoup traînaient, dans des toiles de tente, des blessés gravement atteints, allemands ou russes. Le calme se rétablit lentement. Le lendemain, nous reçûmes l'ordre de retourner vers notre régiment. Nous étions tout heureux d'avoir surmonté l'affaire sans dommage. A notre retour on nous apprit que nous allions quitter le coin; vers où, personne n'en savait rien. En attendant, je me précipitai vers mon plant de pommes de terre qui se trouvait toujours tout seul, dans ce vieux creux de terrain et que, visiblement, personne n'avait découvert. Je l'arrachai sur le fumier; il Y pendait quatre pommes de terre. Je les lavai, les mis à cuire dans de l'eau salée et les mangeai. Quel plaisir! Je ne me souviens pas de plus beau repas de fête, avant ou après la guerre. 176
Offensive de Riga, septembre 1917
Le 26 août 1917, notre régiment fut relevé par d'autres unités. Après deux jours de marche, nous arrivâmes à Jelowka. Notre compagnie prit ses quartiers dans le domaine de Neu-Mitau où logeait également un état-major de division. La garde de la division se composait de hussards. Près de ce domaine se trouvait un verger. Je n'en avais jamais vu un aussi grand ni aussi beau. Les arbres étaient chargés à craquer des plus nobles sortes de pommes et de poires. Les qualités précoces étaient presque mûres. Il nous était très sévèrement défendu de pénétrer dans le verger pour y cueillir des fruits; ceux-ci étaient réservés à la table des officiers. Bien sûr, ces messieurs, en plus de leurs traitements élevés et d'un meilleur ravitaillement, se devaient d'avoir des fruits pour le dessert! Au simple soldat, il ne restait rien d'autre que d'avoir faim, de crier « hourra », de se faire torturer par lespoux et de se faire tirer comme un lapin pour la patrie passionnément aimée. Pour cela, en plus de la nourriture et des vêtements, nous recevions encore cinquante-trois pfennigs de solde par jour. N'était-ce pas magnifique? Et pour le gîte, on se couchait simplement sur le dos, en se couvrant de son ventre. Eh oui,« la vie de soldat est merveilleuse", avais-je entendu chanter, jadis ... Le verger était entouré d'un treillis de fil de fer de deux mètres de haut. A chaque coin, un hussard montait la garde, le fusil chargé. De jour comme de nuit, il y avait en plus des patrouilles autour du jardin. « Et que vienne lediable,je veux ces pommes », me dis-je en moi-même. A la nuit tombée,j'allai d'abord chez un des hussards de garde: « Dis-moi, camarade, j'aimerais manger enfin des pommes. Je n'en ai plus goûté depuis deux ans.. Le hussard dit: « Ça ne va pas. Il n'y a rien à faire; si je suis attrapé onm'enverra dans les tranchées et je ne voudrais pas perdre ma belle planque à l'état-major de la division à cause de toi. » Je lui donnais raison. Je n'endésirais pas moins manger des pommes. Je m'en fus vers ma voiture, pris le sac dans lequel j'avais entassé tout ce que je possédais, le vidai, détachai la cisaille fixée à l'engin et fis un grand tour autour de la· sentinelle. La nuit était sombre, cela favorisait mon entreprise. Au milieu, entre les deux sentinelles, je me couchai à terre à trente pas de la clôture et attendis le passage de la patrouille pour ramper 177 ensuite en direction du verger, Je pris la cisaille et me mis à couper le fil de fer; je fis un trou, l'écartai et me glissai à travers; puis je refermai le trou. Je posai ma casquette sur le sol pour retrouver l'endroit à mon retour. Prudemment je m'avançai dans le jardin et tâtai les branches tombantes pour voir si leurs pommes et leurs poires étaient mûres, ou bien je ramassai les fruits tombés pour y mordre. Je cherchai longtemps, mais ne trouvai rienà mon goût. Enfin, je sentis sous un arbre beaucoup de fruits tombés, j'en pris un et y mordis. C'était une très bonne pomme, mûre à point. Je remplis mon sac à ras bord, le fermai en le nouant avec une ficelle et je déguerpis. Après avoir cherché un long moment, je retrouvai enfin ma casquette et le passage. Je filai sans être vu. Après avoir rempli mes poches pour ma consommation immédiate, je cachai mon sac de pommes dans le siège du conducteur de la voiture. J'allai ensuite me coucher près de mes hommes et mangeai des pommes jusqu'à m'en faire sauter la sous-ventrière, A l'un des hommes qui venait de se réveiller, je mis vigoureusement quelques pommes dans les mains. «Tonnerre, d'où les as-tu dénichées ?» «Du calme, lui dis-je, demain, t'en aurasd'autres. »Le lendemain, nous avons pris la direction de Jelowka, où nous fûmes embarqués dans le train. Nous avons roulé toute la journée, jusque tard dans la nuit. Personne ne connaissait notre destination. Lorsque, de nuit, nous avons traversé une gare plus importante, je crus reconnaître le nom de Mitau. Je savais que Mitau se trouvait au sud de Riga, en Courlande. Après avoir roulé près de deux heures, nous avons été débarqués pour reprendre aussitôt la route, à pied. Ala pointe dujour, on fit halte pendant près de deux heures et on continua de marcher toute la journée avec seulement quelques pauses. Durant la nuit, on arriva dans une grande forêt où beaucoup de soldats se trouvaient déjà rassemblés. C'est là que nous avons appris que le front russe devait être enfoncé et qu'une offensive était imminente. De quoi attraper la chair de poule! Deux des bataillons de notre régiment devaient rester en réserve dans la forêt, tandis que l'autre devait participer à la percée. Tous se demandaient, énervés, quel bataillon allait être désigné pour l'attaque. Mais on n'attendit pas longtemps la nouvelle. «Le 2e bataillon, prêt à l'attaque l » Quelle poisse! J'appartenais au 2e bataillon. On prit nos dispositionset dans le noir de la forêt on se mit à avancer à tâtons. Il commençait juste à faire plus clair, lorsque nous arrivâmes en bordure du bois, là où le terrain descendait en pente. Devant nous, un épais brouillard blanc. De l'autre côté, un obus arrivait de temps en temps en sifflant, ou bien la détonation d'une balle de fusil. A part cela tout était calme. Tout à coup, nous nous trouvâmes devant une tranchée où s'entassaient des soldats allomands. Nous sautâmes par-dessus pour tomber après quelques pas sur la deuxième tranchée, faiblement occupée. C'est là que nous devionsprendre position. D'autres soldats venaient sans cesse nous rejoindre 178 jusqu' à ce que la tranchée fût entièrement occupée. En plusieurs endroits,nous avons dû combler le fossé sur une largeur de trois mètres et tasser la terre, je ne savais pas pourquoi. Je croyais entendre devant nous un léger bruissement et gloussement et demandais à un soldat qui nous avait précédés dans la tranchée ce que cela pouvait être. «C'est la Duna, dit-il. Acet endroit , elle a plus de quatre cents mètres de large. La position russe setrouv e de l'autre côté, et c'est là qu'on va attaquer. Ça va être quelquechose! » Le soldat frémissait. Lentement, lejour se mit à poindre. Nulle part,ou presque , on n'entendait un coup de fusil. C'était le calme avant latempête. Lorsqu'il fit plus clair, je pus apercevoir les eaux de la Duna qui coulait ici assez rapidement. La position russe, sur l'autre rive, n'était pas encore visible, car le brouillard blanc faisait écran; tout le monde se demandait ce qui allait arriver. D'un seul coup , l'artillerie allemande, quiétait massée ici en force , se mit à tirer. Les obus sifflaient par-dessus nostêtes pour exploser au-delà du fleuve avec un fracas terrible. Une foule de lance-mines , lourds pour la plupart, de l'espèce qui envoie des mines de deuxquintaux, entrèrent eux aussi dans la danse . Partout des trépidations, dessifflements et des explosions. Les oreilles commençaient à me faire mal. Au milieu de ce fracas, on entendit un ordre: «Tous prêts à l'attaque! »Nous nous regardions les uns les autres. «Mais ils vont quand même pas nous faire traverser le fleuve à la nage », dirent quelques-uns de mes voisins.Nous avons alors entendu des cris derrière nous , comme quand on force deschevaux à avancer. Et en me retournant,je vis en effet arriver les pionniers. Au grand galop, avec des voitures chargées de canots en fer-blanc, ils passèrent sur les points de la tranchée que nous avions comblés auparavant et allèrent vers le fleuve. En un rien de temps, les canots furent déchargés et poussés dans l'eau. On nous répartit à toute allure et on prit place dans les canots: vingt hommes dans chacun. Six pionniers saisirent les rames et en avant pour passer le fleuve. C'était on ne peut plus inquiétant. Nous étions courbés dans nos barques, l'eau gargouillait, les balles sifflaient au-dessus de nous. Le fleuve tout entier grouillait de barques qui se dirigeaient vers l'autre rive aussi rapidement que possible. Quelques obus russes tombèrent dans le fleuve, entre les canots, et soulevèrent de grandes gerbes d'eau. Juste devant notre barque, une autre embarcation fut atteinte de plein fouet. Elle sombra en quelques secondes. Les soldats indemnes se battirent un court moment contre les vagues avant de disparaître. J'en eus froid dans le dos. En voyant cela, je me débarrassai de mon fusil, défis mon ceinturon et mis le tout à côté de moi dans la barque, au cas où le même sort nous serait réservé, afin de pouvoir mieux nager. Je craignais de recevoir des tirs d'infanterie ou des mitrailleuses russes. Cependant, tout restait calme de l'autre côté. Nous approchions maintenant de la rive et notre artillerie portait son feu plus en avant. Notre canot s'échoua en crissant sur le sable. Nous sautâmes dehors, trop heureux de sentir de nouveau la terre ferme sous nos pieds 179 Les canots abordèrent les uns après les autres et, bientôt, il y eut des c entaines de soldats à couvert sous la rive abrupte, haute de près de troism ètres. Notre lieu de débarquement se trouvait à près de deux cents mètrese n aval de notre point de départ. Le courant nous avait emportés, commetoutes les autres barques. La po sition sur laquelle se trouvait l'infanterierusse ainsi que les barbelés avaient été mis en pièces par le feu roulant. On dut prendre d'assaut la tranchée ru sse.C 'était facile. On ne nous opposa pas la moindre résistance. D'ailleurs latranchée avait été complètement pulvérisée. Des cadavres déchiquetés s'ytrouvaient épar s. De-ci de-là, il y restait encore un blessé russe accroupidan s un coin qui, à notre approche, levait deux mains tremblantes pour serendre. Derri ère la position, il y avait également par endroits des soldatsmort s, atteints dans leur fuite. Je regardai vers l'autre côté du fleuve et visque les pionniers mettaient en place un p ont flottant. Des obus russessifflaient toujou rs et éclataient près de nous dans le fleuve, ou sur la rived'en face. En ligne de tirailleurs, on nous fit avancer vers la forêt qui se trouvait à six cents mètres. En attendant , nous étions encore à l'abri d'unepetite élévation de terrain. Mais dè s qu'elle cessa, on entendit le crépitementde plusieurs mitraill euses ennemies qui tiraient depuis l'orée du bois.Les balles sifflaient de mani ère inquiétante autour de nos oreilles etquelques homme s tombèrent.Sur mon ordre , mes hommes se précipitèrent dans un trou d'obus, situétout près . Avec la grande bêche, j'installai rapidement la mitrailleuse, sibien que le canon dépa ssait juste du sol. Les Russes tiraient comme desfous; plus d'un des nôtres fut atteint en cherchant à s 'enterrer. Notremitrailleuse fut chargée rapidement. En troi s minutes j'envoyai à toutevitesse quatre ceintures de l 'autre côté: mille coups. Je fis viser la lisière dela forêt d'où nou s parvenait le crépitement et l'arrosai de gauche à droite.Entre-temps , chez nous, tout le monde s'était enfoui, si bien que les ballesrusse s ne pouvaient plus faire grand mal. Ils avaient sûrement leursmitr ailleuses cachées dans des abris, en bordure de la forêt, si bien que nousn 'arrivions pas à avoir prise sur eux.A ce moment- là, l'artillerie allemande vint à notre secours. La lisière duboi s fut couverte d'une pluie d'obus et de shrapnels.A l 'abri du feu de l'artillerie, on avança donc pour atteindre la forêt; on yp énétra pour tomber bientôt sur une batterie d'artillerie de campagne,totalement rédu ite en pièces. Plus loin, en avant, on trouva par contre unebatterie intacte. La forêt se compo sait de pins rabougris qui trouvaient peude nourriture dans ce sol sablonneux. Sur un mauvais sentier de sable, ontomb a sur deux puissantes pièces d'artillerie que les Russes n'avaient plusé té en mesure d'évacuer. Toutes les deux étaient de calibre 280, c'étaient sansdout e les canons qui nous avaient tellement effrayés, tôt le matin, sur l'autreriv e. Lentement, le soir tomba. Il nous fallut passer la nuit dans la forêt. Pourassurer notre sécurité, des postes fortement armés furent mis en place 180 Après avoir mangé un peu de pain et de la viande en conserve, nous nous sommes couchés par terre pour dormir. On était tous exténués . La roulantevint tôt le matin et nous apporta du pain et du café. Le cuisinier nous raconta que les pionniers avaient installé en trois heures des ponts longs de quatre cents mètres. Puis l'ordre fut donné de se préparer et de continuer. Moi j'avais des frissons et tous les autres aussi, car nous ignorions ce que ce jour allait nous apporter. Après avoir marché un bout de temps, nous avons entendu devant nous le feu des mitrailleuses et de l'infanterie, ce qui signifiait qu'on était tombé sur une nouvelle ligne de défense russe. Nous avancions prudemment vers la lisière de la forêt. On reçut l'ordre de reculer avec deux mitrailleuses pour protéger la progression de l'unité. Je sortis de mon trou et scrutai l'horizon à la jumelle .Devant moi, à cinq cents mètres de distance , il y avait un grand domainesur une colline, avec un château et plusieurs bâtiments réservés aux gens de maison, ainsi que des granges et des écuries. Entre les bâtiments, je voyais circuler de temps en temps des soldats russes. Nos deux mitrailleuses reçurent l'ordre de prendre le domaine violemment à partie, pendant l'attaque qui n'allait plus tarder. Avec mes jumelles, je continuai à scruter le paysage devant moi et découvris deux trous de mitrailleuses, placés de telle sorte qu'ils permettaient aux Russes de balayer tout le terrain de l'attaque. Je rampai vers notre mitrailleuse et la pointai sur l'ouverture de tir de l'un des abris. Notre artillerie prit à ce moment-là le domaine sous un feu violent. Bientôt, il y eut plusieurs incendies et les granges prirent feu très vite. Puis notre infanterie passa à l'attaque .En bordure de la forêt, on vit un grouillement général de soldats qui s'élançaient à l'assaut, au pas de course ; les mitrailleuses russes se mirentà crépiter. Nous ouvrîmes immédiatement le feu. Je vis comme des mottes de terre et de gazon voler en l 'air autour de l'ouverture de tir. Cependant,nous ne pouvions toucher sérieusement les Russes, car nous tirions de côté. Devant nous, un bataillon s'élança de la forêt et s'attaqua au domaine qu'il prit de flanc. Les mitrailleurs ru sses furent tués par les grenades à mainlancées dans leurs meurtrière s des abris. Après une faible résistance, tousles fantassins se rendirent. Les compagnie s qui avaient mené l'attaque faceaux mitrailleuses avaient subi de lourdes pertes. Partout, il y avait des morts et des blessés graves. Dès que le domaine fut occupé, il y eut un véritable carnage de porcs, de poules et de moutons; nous étions comme des sauvages. Les soldats affamés depuis si longtemps avaient décidé de profiter de l'occasion pour se rassasier. Partout, on vit s'allumer de petits brasiers et l'on se mit à rôtir, à cuireet à griller. On trouva en plus des masses de pommes de terre dans leschamps voisins. Presque tous surestimèrent leurs estomacs affaiblis, si bien que beaucoup eurent de terribles coliques. Nous sommes restés en réserve la journée entière et la nuit suivante dans ce domaine. Tôt le matin, on se mit en route, traversant la région où, la veille, les 181 combats avaient eu lieu. De-ci de-là gisaient des morts, allemands et russes. La nuit suivante, on campa de nouveau dans la forêt. On alluma un feu immense, autour duquel presque toute notre compagnie se pressa pour se réchauffer. Le chef de compagnie lut alors l'ordre d'attaque du lendemain matin. Cela fit l'effet d'une douche froide. Un des soldats se mit à chanter: «Au quartier de compagnie, sur la pierre dure, j'entends mes pas fatigués et j'envoie dans la nuit mille pensées à ma chérie. Je ne suis pas seul à faire ainsi. Anne-Marie, pendant la nuit, toute la compagnie rêve de sa bien aimée. Toute la compagnie. Nous devons livrer mainte dure bataille à la troupe ennemie. Je ne peux rien dire encore du jour de mon retour. Peut-être serai-je bientôt auprès de toi, Anne-Marie. Mais peut-être enterrera-t-on dès demain toute la compagnie! »A la dernière phrase de ce chant, un frisson nous parcourut tous le dos, personne ne pouvait savoir s'il n'allait pas être enterré quelque part en terre étrangère. Nous nous sommes couchés, mais malgré la fatigue, personne ne trouva rapidement le sommeil. Je priai jusqu'à ce que, accablé de sommeil, je m'endormis. Je me réveillai à peine que, déjà, il fallait nous préparer à partir. On prit le café, et en route pour plusieurs kilomètres. On reçut l'ordre de se coucher, à couvert, à la lisière d'une forêt. La position russe se trouvait complètement à l'abri de l'autre côté, à quelque trois cents mètres de distance. Dans les champs devant nous, il y avait un grand nombre de fantassins, tués la veille lors de l'attaque. Pas le moindre coup de fusil, tout était calme. Avant même que notre artillerie intervînt, une patrouille fut envoyée en avant-garde; elle constata que les Russes avaient évacué leur position pendant la nuit. «Dieu soit loué, me dis-je. Notre arrêt de mort est de nouveau suspendu.» Nous avons continué de marcher. On fit halte auprès d'une ferme isolée; notre compagnie établit ses quartiers. Les pauvres habitants avaient six heures pour quitter leur pays natal: que de lamentations et de pleurs! Ils n'avaient pas le droit d'emmener plus de deux vaches, tout le reste devait être abandonné sur place. L'offensive avait atteint son objectif, il n'était plus question d'aller plus loin. Cette nouvelle nous remplit de joie. A présent, nous devions travailler chaque jour quelques heures pour construire nos nouvelles positions. Lorsque, dans la ferme, toutes les bêtes, les cochons et menu bétail furent consommés, notre lieutenant, le baron von Reisswitz, fit rassembler la compagnie. Il la passa en revue et fit sortir des rangs tous les voyous. On attela deux voitures; la bande prit place et en route pour le pillage. Ils revinrent vers le soir. En tête, comme un chef de bande, le baron von Reisswitz lui-même! Le butin fut déchargé: une dizaine de cochons tués, nombre de poules et d'oies, plusieurs moutons, une machine à coudre pour le tailleur de la compagnie et un magnifique traîneau pour le lieutenant; Hans doute voulait-il s'adonner à ce sport durant l'hiver à venir. On se remitde nouveau à cuire et à rôtir pendant presque toute la nuit. Lorsqu'il n'y eut plus de viande, tout le monde se précipita sur les pommes de terre. Moi182 même, j'en faisais bouillir chaque jour dans quatre litres d'eau et je les dévorais. A cela s'ajoutait le ravitaillement de la roulante qui, ici, était bon et copieux. Une truie avec dix petits d'environ dix semaines courait à l'étatsauvage dans la forêt. Ils furent rapidement abattus par les soldats et dévorés. A deux kilomètres de notre position s'étendait un marécage large de près de huit kilomètres. Le sol était entièrement couvert de buissons d'airelles pleins de baies mûres. Un changement bienvenu pour nous. J 'étais en train,avec quelques camarades, de cueillir ces fruits, lorsque à quelques mètres denous un cerf imposant s'élança à travers les taillis et disparut en quelquesbonds. C 'était le seul cerf que j'aie jamais vu en liberté.Après une dizaine de jours , il nous fallut de nouveau nous mettre enmarche . On prit la route qui conduisait en ligne droite, à quinze kilomètresderrière le front, vers la localité de Sunzel. On prit nos quartiers dans une épicerie totalement pillée. Les pièces furent remplies à craquer par lessoldats. Là aussi, on se nourrissait surtout de pommes de terre. Je sentais que mes forces, ces temps derniers, étaient en train de revenir. Je me sentais en bien meilleure forme. Sur une hauteur devant le village, on nous fit construire une position fortifiée. Des postes très avancés assuraient notre protection. Je ne voyais aucun Russe. Sans doute s'étaient-ils déjà retirés loin vers l'arrière. Ace que nous entendions, nous devions aussi nous retirer bientôt. La localité de Sunzel, où se trouvait un merveilleux château, devait être brûlée et dynamitée, comme toutes les agglomérations situées entre les lignes. On ne prenait aucun égard pour les pauvres habitants. Un jour, je dus me présenter à nouveau à l 'adjudant de compagnie:« Richert, me dit-il, c'est de nouveau votre tour de partir en permission. Vousavez droit à vos dix-huit jours et si vous pouvez attendre deux jours , jepartirai avec vous. » Cela me convenait bien. «Monsieur l'adjudant, dis-jej 'aimerais bien obtenir un congé agricole de vingt-huit jours.. L'adjudant,qui était un homme aimable et honnête, se mit à rire. «Mais, Richert, dit-il vous allez de toute façon passer votre permission dans la famille de réfugiés là, au sud, dans le pays de Bade, qui en fait d'agriculture doit cultiver tout au plus quelques pots de géraniums. » Je riai à mon tour et lui donnai raison. Je montrai mon livret militaire dans lequel était indiquée ma profession: agriculteur. «Avec un peu de bonne volonté, je suis sûr que vous pourriez régler cela. C'est seulement la deuxième fois que je vais en permission depuis le début de la guerre.» « Bon, Richert, me dit l'adjudant. Vous aurez vos vingt-huit jours, j'en fais mon affaire.» Je le remerciai et partis 183
Ma deuxième permission, septembre 1917
Deu x jours plus tard, nous sommes partis tous deux à pied. Souvent, pourtrouver notr e chemin, nous étions obligés d'avoir recours à la carte del 'adjudant. Enfin, on arriva au domaine où notre régiment avait subi delourd es pertes, le deuxième jour de l'offensive. Les morts étaient tousenterr és dans une fosse commune, à la lisière de la forêt. Nous avonscontinué notre marche pour pa sser sur les pontons au-dessus de la Duna. Ily avait en core trois heures de marche jusqu'à la première gare. Là setrouvait une station d'épouillage. Ch aque permissionnaire devait être enpossession d'une attestation avant de poursuivre sa route. Comme le soir tombait, l'établissement avait déjà fermé ses portes. Nous devions passer à l'épouillage le lendemain après-midi seulement. Cela contrariait l'adjudant qui voulait être le plus tôt possible près de s a femmeet de ses enfants. A moi, cela était égal puisque, de toute façon, je ne pouvais pas rentrer chez moi. Par hasard, l 'adjudant rencontra un caporal de sonpays; c'était le secrétaire de la station . L'adjudant, en se plaignant, lui fitpart de son embarras. « C'est une bagatelle, lui dit le secrétaire,je vais vousprocurer les attestations en un rien de temps. » Et il s'en alla dans un bureaud 'où il nous ramena des attestations en quelques minutes. Nous remerciâmes,pour monter aussitôt dans l e train. Nous étions donc épouillés, maisseulemen t sur le papier. .. Les chères petites bêtes s'étaient multipliéesd 'une manière inquiétante durant l'offensive. Nous avons roulé toute la nuitpour pa sser la frontière allemande près de Memel. Puis le voyage nous menaà traver s la Prusse orientale. C'était un très bel automne. Les populationsdes campagne s étaient occupées au ramassage des pommes de terre. A enjuger par l a grosseur des sacs, la récolte semblait bonne. Dans les prés, il yavait de nombreu x troupeaux de bovins, la plupart tachetés de noir et blanc;c' était me semblait-il une race excellente. Je vis aussi quelques charrues àmoteur qui tr açaient leurs sillons à travers les champs.A Ko enigsberg, l'adjudant originaire de Posnanie prit congé de moi. Jemontai dans le train en direction de Berlin. Dans le même compartiment se trouvait une femme âgée, avec ses deux filles, très jolies. On parla de toutes sortes de choses. Elles me demandèrent d'où je venais. Je leur dis: «Du front, de Riga. » Puis, elles me demandèrent si j'avais participé à l'offensive 184 de Riga. Je répondis que oui. Toutes trois étaient pleines d'enthousiasme par les récits de victoires qu'elles avaient lus dans les journaux . Je me misà leur raconter mes propres expériences pendant l'offensive et leur donnaimon avis sur le sujet: de quelle manière les habitants avaient été volés et que, selon moi, l'offensive n'avait pas eu le moindre effet sur la fin de la guerre; je plaignais les cinq cent mille habitants de Riga qui étaient à présent livrés à la famine. Les trois dames m'écoutaient, bouche bée. Leur enthousiasme en avait pris un sacré coup. A leur tour, elles se mirent à me raconter combien les rations de ravitaillement étaient minces, que tout était distribué avec des tickets, et que ceux qui n'avaient pas la possibilité de se procurer des vivres moyennant beaucoup d'argent et des voies tortueuses pouvaient à peine survivre. Toutes trois étaient cependant persuadées que la cause allemande triompherait car partout les troupes avaient avancé profondément en pays ennemi. Je leur dis qu'il serait très difficile pour l'Allemagne de remporter la victoire, car l'Angleterre n'avait encore jamais perdu une guerre et qu'il ne fallait pas oublier l'Amérique. Mais il n'était pas possible de les faire changer d 'avis.Au bout d'un moment, je m'endormis. Lorsque je me réveillai, je vis quelques gros poux se promener sur mon pantalon. J'en fus gêné devant ces dames et les observai pour voir si elles avaient remarqué ces sales bestioles .Elles continuaient à parler sans se douter de rien; discrètement, j'écrasai les bêtes entre mes doigts. Mes compagnes de voyage quittèrent le train à Kustrin. Je me rendis dans un autre compartiment, occupé par plusieurs soldats. Je rencontrai un Berlinois de mon régiment; sa femme était décédée et il bénéficiait de ce fait d 'une permission de quinze jours. Le restedes soldats étaient des Rhénans. A Berlin, nous avons quitté le train. La gare de Silésie grouillait de monde. Je fus frappé tout de suite par les visages amaigris des femmes et des jeunes filles, pâles et pitoyables, avec des cernes sombres sous les yeux. Je me dis : «Ici aussi c'est la guerre: laguerre de la faim. » Avec les trois Rhénans, je partis faire un tour en ville.Nous avons visité le palais impérial , la colonne de la victoire, le Hindenburgde fer et d 'autres monuments. Vers le soir, nous avions faim et entrâmesdans un grand restaurant, violemment éclairé. On commanda de la bière. Seigneur, quel breuvage fadasse! Malt et houblon avaient disparu. On demanda à manger un morceau. «Avez-vous des tickets ?» dit le serveur.« Quels tickets? D'où voulez-vous que nous les prenions ?» «Les cartes depain, de viande et de pommes de terre, précisa le serveur; sans ces cartes , ilne nou s est pas possible de vous servir. » Les Rhénans se mirent en colère:« Non content de manquer de se faire tuer au front, on crève de faim enrevenant! » Nous sommes partis plus loin pour tenter notre chance danstrois autres brasseries. De la bière, on pouvait en avoir autant que l'on voulait, mais il n 'y avait rien à manger.Un civil berlinois, bien sympathique, nous paya deux bières à chacun et nous dit que si nous voulions venir avec lui, il nous conduirait dans un 185 res taurant où on nous servirait certainement quelque chose. Aussitôt dit,au ssitôt fait. On prit le tramway pour traverser pendant une demi-heure lav ille brillamment éclairée. On descendit enfin du tram. Le Berlinois nousconduisit dans un restaurant où l 'on servait de la selle de chevreuil et despommes de terre . Le gibier était en effet la seule viande que l'on pouvaitacheter sans tickets. La portion consistait en six ou sept petites pommes de terr e et un minuscule morceau de viande de chevreuil, le tout arrosé d'unecuillerée de sauce. Nous trouvions cela excellent, mais pas bien copieux.Bien que n 'étant pas un goinfre, j'aurais bien mangé huit à dix de cesportions, mai s on ne pouvait pas nous servir plus d'une portion. Le Berlinoisau bon coeur r égla le tout. On le remercia, et on se promena encore à traversla ville .Souvent les fill es nous abordaient, nous poussaient du coude en passant,ou nous invitaient d'un clin d 'oeil à les suivre. Mais on se passa volontiers decette compagnie vulgaire et on se dirigea ve rs la gare d'Anhalt, où on arrivaenfin, après avoir souvent demandé notre chemin. Je décidai de faire le long détour à traver s la Rhénanie, car je trouvaisintéressant de traverser des contrées que je ne connaissai s pas. Le lendemains oir, nous arrivâmes à Cologne. Ici, les Rhénans prirent congé de moi.Je continuai ma route le long du Rhin ver s Coblence, et de là, le long de laMoselle, ver s Trèves; un merveilleux voyage. Je descendis à Trèves, jesavai s que le bataillon de réserve de mon régiment y était stationné.J 'espérais recevoir un uniforme, le mien étant usé jusqu'à la corde.Les hommes de troupe alla ient précisément chercher leur maigre pitance.Je me rendis chez le sous-officier de service et lui demanda i la permission deprendre également une portion, puisque je revenais du front . Par chance,j'eus droit à ma portion. Puis je lui demanda i où se trouvait le magasind 'habillement. Comme je fus bien engueulé par le fourrier lorsque je luiexposai ma requête , je lui demandai où logeait le chef de bataillon. Je merendi s chez lui. Le commandant était en train de déjeuner. Ici, on ne voyaitp as grand-chose des pénuries de la guerre.« Que voulez-vous ?» me demanda-t-il peu aimablement. «Monsieur lecommandant , je viens du front, en permission, et voudrais demander ununiforme neuf ici , auprès du bataillon de réserve de mon régiment.» Lemajor m 'examina et déclara que chez moi, en permission, j'avais le droit deporter des vêtements civils. Je répondis: «Mon commandant, je ne puis que porter l'uniforme. Mon pays d'origine se trouve dans la partie de l'Alsace occupée par les Français et, de ce fait, je ne puis m'y rendre. » Le commandant décida: «Eh bien, vous aurez donc un nouvel uniforme! » Il me signa un bon queje dus remettre au sergent chargé du magasin. Je m'y rendis et reçus un nouvel uniforme, bonnet de police compris. J'achetais ensuite dans un magasin des bandes molletières neuves que je mis immédiatement. Mon aspect extérieur était rétabli. Je pensais que j'avais beau avoir belle allure, je n'en étais pas moins plein de poux 186 Je visitai les curiosités de la ville dont l'antique porte romaine m'impressionna. Je repris le train et, le long de la Sarre, passai par Sarrebruck ,Kaiserslautern , puis Heidelberg; après avoir traversé le Rhin à Ludwigshafen,j 'arrivai à Mannheim. Hélas, le dernier train pour Eberbach était déjàparti. Je dus passer la nuit à Heidelberg. Avec peine et tracas , j'obtins unes alade de pommes de terre et de maigres saucisses. Un homme de la Croix-Rouge me demanda si je voulais passer la nuit à Heidelberg ; je répondis queoui. « Suivez-moi ", me dit-il, et il me conduisit dans un hôtel, situé non loinde la gare , où il me fit donner une chambre avec un beau lit propre. Il medemanda quand je désirais êtr e réveillé et, sur ce, il partit. Je me déshabillaiet me couchai avec mes poux . Dieu, quel plaisir d'être à nouveau déshabillédans un bon lit douillet , au bout d'un an. Ici, la vie misérable du frontm 'apparut en pleine lumière. Comme le voyage m'avait beaucoup fatigué jem'endormis très vite. Le lendemain à l'aube, je fus réveillé par l'homme de la Croix-Rouge; je me levai et m 'habillai. Je me dis: « Tiens, il faut que jevoie sije ne n'ai pas laissé quelques-uns de mes locataires dans le lit »; unedizaine des chères bestioles grouillaient à travers les draps. Je voulus d'abord les attraper, mais je me dis que mon successeur pouvait lui aussi en supporter quelques-uns. J e partis donc à Eberbach, pour arriver chez la famille Mattler qui mereçut très amicalement. Je demandai avec insistance de préparer de l'eau chaude pour pouvoir me baigner et ainsi me débarrasser de mes poux . Jepassai des journées très agréables. Mais, question nourriture, c'était la misère. On ne mangeait jamais à sa faim . Comme je n'avais plus demouchoirs, j e me rendis dans un magasin assez important pour en acheterdeux . « S'il vous plaît, avez-vous le bon ?» fit le vendeur lorsque je demandailes mouchoirs. Je ne savais pas de quoi il parlait . Le propriétaire du magasiné claira ma lanterne. Il n'avait pas le droit, disait-il, de vendre quoi que cesoit san s bon d'achat, faute de quoi on fermerait sa boutique. On pouvaitob tenir des bons à la mairie. Après bien des palabres, ce monsieur acceptaenfin de me vendre deux mouchoirs sans formalités. Mais je du s lui promettrede n'en parler à personne.L'ann ée 1917 était une bonne année pour la récolte des fruits. En voyageant,je voyais partout des pommiers et des poiriers lourdement chargés .Le voisin de la famille Mattler avait une entreprise de production de cidre et il me demanda si je ne voulais pas lui donner un coup de main . Il étaitsurchargé de travail, disait-il, et était prêt à me payer deux marks par jour.Cela ne m'intéressait pas du tout; d'abord, je n'avais plus l 'habitude detravailler, et puis j'étais parti en permission pour me reposer et non pour épuiser mes forces encore bien affaiblies. Enfin, je voulais passer les six derniers jours de mon congé chez mon ami Zanger en Rhénanie. Je pris congé de la famille Mattler et descendis la vallée du Rhin. Je dus m'arrêter plus longtemps que prévu à Wetzlar. Non loin de la gare, ily avait un camp de prisonniers installés dans des baraques. De hautes barrières de 187 fils de fer barbelés entouraient les cours dans lesquelles ils pouvaient se mouvoir. Comme ces hommes avaient l'air misérables. Blêmes, amaigris, les yeux à moitié éteints, ces pauvres malheureux se tenaient là par groupes. La faim semblait les avoir rendus hébétés et indifférents. Ici, toutes les races et nations étaient représentées: Français, Belges, Anglais, Ecossais avec leurs petites jupes, Italiens, Serbes, Roumains, Russes, Indiens, Arabes et Africains. Tous avaient dû quitter leur pays natal pour payer un lourd tribut à l'effroyable dieu de la Guerre. Je passai encore trois belles journées chez Auguste Zanger et la famille Gauchel, et puis je repartis vers le front. Cette fois, c'était en direction de Riga. Je fus surpris de voir cette ville. Je ne l'aurais jamais imaginée si belle. Des rues superbes et des places magnifiques, avec de splendides églises. Je me serais volontiers attardé mais ma permission prenait fin et je devais rejoindre au plus tôt mon corps de troupe pour ne pas être puni . 188
Retour au front, octobre 1917
Je me r endis à un bureau de renseignements pour apprendre que le 332"avait changé de position et qu'il se trouvait à présent en Lituanie. Je pouvaisprendre l e train jusqu'à Rothenpois-Kussau, une localité faite de bellesv illas et de restaurants en pleine forêt, un lieu d'excursion particulièrementprisé des habitants de Ri ga. De là, je n'avais plus que quelques kilomètres àfaire à pied . Pour l'heure, la localité était totalement abandonnée par seshabit ants et occupée essentiellement par des officiers allemands. Je demandaioù se trouvait mon régiment. Je devais prendre la route principale Riga-Saint-Petersbourg. En b ordure de la route, on voyait partout, debout oucouch ées, d'innombrables cuisines de campagne et d'autres voitures que lesRu sses avaient abandonnées dans leur retraite. Je passai l'Aa, un petitfleuv e de trente mètres de large. Enfin, je rencontrai des soldats de monrégim ent qui purent m'indiquer où se trouvait ma compagnie.En route , je rencontrai le fantassin berlinois qui était parti avec moi enpermi ssion. Il me raconta que, lors de son arrivée, sa femme était déjàenterrée et qu'il n'était re sté que six jours à Berlin pour revenir de son pleingré au régiment car , sinon, il serait mort de faim à Berlin. L'adjudant decompagnie , les conducteurs et les artilleurs de réserve ainsi que les chevauxde ma compa gnie étaient cantonnés à Wawer-Nord, un petit bourg misérable,fait d e plusieurs huttes.Le l endemain, avec d'autres camarades, je dus participer à la constructiond 'un abri pour le chef de compagnie. J'étais en train de fabriquer, avec dep etits troncs de sapin, une rampe pour garnir l'escalier qui conduisait àl'abri, lorsque j'entendis un grand «S alut, Nickel!" Je levai les yeux,s urpris, et reconnus, à ma grande stupéfaction, Emil Winniger, un ami duvillage natal. Je montai vers lui et, dans la petite forêt toute proche, on parla du pays. Chacun raconta les nouvell es qu'il connaissait. Emil était lui aussitrès dégoût é par cette vie de misère, aussi avons-nous résolu de passer chezl es Russes; en effet, j'avais appris que les Alsaciens-Lorrains prisonniersdes Russes étaient transférés en France. Emil se trouvait à quelques kilomètres plus en avant, dans un poste avancé. Il me dessina un croquis sur un morceau de papier pour que je ne me trompe pas de chemin. J'allai donc chez l'adjudant de compagnie afin de demander la permission, pour le lendemain, de rendre visite à mon « cousin », Il me donna immédiatement un189 titre de permission, que je devais faire signer par le chef de compagnie. Ala cantine, j 'achetai une bouteille de vin du Rhin pour nous donner du courageet cent cigarettes pour les distribuer aux Russes à notre arrivée, afin de lesmettre dans notre poche. A la nuit tombante, on alluma un grand feu dans la cour, autour duquel les soldats pouvaient se réchauffer car les nuits étaient déjà froides bien que nous ne fussions que fin octobre. Je m'écartai du groupe dans l'obscurité avec un bon camarade, Alfred Schneider, de Metz, et lui fis part de mon projet. Après cela, je pris congé de lui. Comme je l'appris par la suite, nous avions été observés par un adjudant qui, à ce moment, était en train de se soulager juste derrière nous et qui fit part de ses soupçons à l'adjudant de compagnie. Mon gîte se trouvait au-dessus d'une étable, sous un toit de chaume; c'était un ancien poulailler que je partageais avec plusieurs camarades . Lorsquej'eus l'impression que tout le monde dormait, je me levai doucement, allumai la bougie, enfilai un deuxième caleçon et mis une deuxième chemise ainsi que plusieurs paires de chaussettes dans les poches de ma vareuse. Ceci avait été observé par un Rhénan du nom de Geier et l'adjudant l'apprit aussi. Lorsque, tôt le matin , je voulus descendre de l'échelle pour me rendre chezEmil Winniger, le secrétaire de compagnie vint vers moi pour me dire: « Richert, tu doisrester ici aujourd'hui. » Je vis tout de suite que quelque chosene collait pas, mais je dis très innocemment: «Eh bien, je resterai ici.» Moncamarade Alfred Schneider, qui était parti le matin pour Libau chercher des pièces de rechange pour les mitrailleuses, me dit le lendemain, à son retour :« Dis, Richert, ils doivent savoir quelque chose de ton plan, car avant de partirà Libau,j'ai été convoqué au secrétariat de l'adjudant. On m'a demandé ceque tu m'avais dit, en secret, ce soir-là. Naturellement, j'ai raconté un bobard. Lorsque l'adjudant m'a demandé:" Pourquoi Richert a-t-il pris congé de toi?" je lui ai répondu en riant que tu savais que j'allais partir à Libau et que pour plaisanter tu m'avais fait tes adieux pour le cas où se produirait un accident de chemin de fer .. Schneider avait bien monté son affaire. Cependant, àregarder l'adjudant de compagnie, je remarquai qu'il ne me faisait pas entièrement confiance et qu'il gardait toujours un soupçon. Je fis l'innocent de mon mieux et repris mon service aussi correctement qu'auparavant. Un jour, on fit l'appel pour la solde . Les hommes étaient rassemblés endeux groupes . Je me trouvais sur le rang des sous-officiers, tout devant, entant que chef de pièce. Après l'appel, l'adjudant de compagnie prit la parole :« J'ai quelques mots à vous dire. Si un homme remarque qu'un autre soldatse rend suspect de passer à l'ennemi, il doit immédiatement le faire savoirau secrétaire de la compagnie. » Je compris tout de suite à qui s'adressait cediscours , mais je réussis malgré tout à prendre un air aussi innocent quepossible , comme si toute l'affaire ne me concernait en rien. L'adjudant, quim 'observait d'un oeil furtif, ne savait plus lui-même où il en était.La vie reprit son cours . Elle se résumait à trois soucis: les corvées, la faim,les poux.
A Riga, après l'armistice avec les Russes
Puis, tout à coup, se répandit une rumeur: « L'armistice avec la Russie! » Le bruit fut confirmé. Notre régiment devait quitter sa position et prendre ses quartiers à Riga, pour un temps indéterminé. Cette nouvelle fut joyeusement accueillie par tous. Immédiatement, je dus me mettre en route avec un lieutenant et trois hommes pour préparer le cantonnement de la compagnie à Thoren sberg, un faubourg de Riga. On prit le train à Rothenpois-Kussau, qui nous mena à Riga. Là, on passa la nuit dans un hôtel. Le lendemain , on trouva de bons cantonnements pour la compagnie dans uneimportante tannerie qui avait cessé de produire, comme toutes les autres usines de Riga, du fait du manque de matières premières . Vers le soir, lacompagnie arri va enfin. Les hommes nous félicitèrent du cantonnementqu'on leur avait déniché. Les hommes de troupe étaient logés dans les anciens bureaux de la fabrique qui avaient été vidés de leur matériel et dans lesquels nous avions installé des lits de camp. Les sous-officiers et l'adjudant habitaient dans la villa du directeur , dans laquelle était installé lebureau du secrétaire de la compagnie. Le chef de la compagnie , le baron vonReisswitz, s 'était déniché un petit château à proximité de l'usine.La ville de Riga sur la Duna est une des grandes villes commerçantes de Russie. Elle compte cinq cent mille habitants , principalement des Lettons,mais aussi beaucoup d 'Allemands. D'ailleurs, la plupart des habitantsparlent allemand. Les habitants , jusque dans les couches les plus pauvres,étaient habillés d'une façon moderne et élégante ne correspondant pas vraiment à la mode russe. De façon générale , les Lettons sont une race belleet robuste. Lesjeunes filles et les femmes sont belles et agréables à regarder. A Riga, on nous facilitait le service: le matin, deux heures d'instruction, l'après-midi nettoyage des mitrailleuses et sport. Chaque semaine, il y avait deux marches avec des exercices de combat. En somme, une vie agréable, si le ravitaillement avait été meilleur. On ne pouvait jamais manger correctement. La misère de la population allait croissant et les pauvres gens avaient peine à survivre. Les ouvriers n'avaient presque plus de salaire, car toutes les entreprises avaient cessé leur activité. Les habitants se plaignaient souvent auprès de nous de les avoir poussés ainsi dans le malheur. Ils nous demandaient
pourquoi nous n'avions
pas
également occupé les provinces d'Estonie et de Livonie car la ville aurait pu être ravitaillée par ces deux provinces aux riches cultures. Mais de tout cela, nous autres soldats n 'étionspas responsables ... De la partie anciennement occupée de la Russie, rien ou presque ne pouvait être livré à la ville, car cette région avait tellement été pillée par l'occupation allemande que même les habitants pouvaient à peine survivre. La détresse remplissait d'exaspération à l'égard des Allemands une grande partie de la population , si bien qu'à plusieurs reprises dessoldats allemands avaient été assassinés dan s des rues écartées. Désormais,nous n 'avions plus le droit de sortir le soir sans un revolver chargé.Le faubourg de Thorensberg est séparé de Riga par la Duna , large en cetendroit de six cents mè tres. Comme du côté allemand on redoutait unsoulèvement dans la ville, la circula tion entre le faubourg et la ville étaitsouvent interdite et le seul point de passage sur la Duna, un pont de boisconstruit par les Allemands , était bloqué par l'armée. C'est là qu'il y avaitparfois de la mauvaise humeur et des cris, car beaucoup de gens ne pouvaient même pas rentrer chez eux. La ville de Riga, située quelques kilomètres derrière l'embouchure de la Duna dans la mer Baltique, pouvait être atteinte par des bateaux tr ès importants. Avant la guerre, cette villeétait la troisième plus grande ville commerçante de Russie; à présent, tout le trafic était paralysé . Seuls quelques transports de troupes ou des gardecôtescirculaient dans le port. Le quai près duqu el les navires accostaientétait long de trois kilomètres . Dans la partie inférieure du port se trouvaitla gare de marchandi ses dont les bâtiments avaient été incendiés par lesRusses lors de leur retraite. Le pont routier et ferroviaire qui passait plus haut sur la Duna, un des plu s grands et des plus beaux que j'avais vusjusque-là, avait été dynamité par les Russes. On travaillait nuit et jour pour retirer les parties du pont effondré; construites en fer, elles pesaient des milliers de tonnes. J'assistais souvent à ces travaux qui, pour moi, étaient nouveaux et intéressants. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi et comment on pouvait fondre comme de la cire le s plus grosses poutrelles avecles flammes de chalumeaux. Entre-temps l'hiver était arri vé et tout était couvert de neige et de glace.La Duna était entièrement gelée . Des brise-glace, bateaux à vapeur petits etpuissants à la partie avant effil ée et tranchante, coupaient la glace pourrendre possible la navigation vers la B altique.A Noël, la compagnie organisa une petite f ête. On alluma un grand arbrede Noël dans une vaste salle de la fabrique et les hommes chantèrent des cantiques. Après, on nous distribua des petits cadeaux, un pour chaque soldat. Le lendemain, je fus promu sous-officier. Je m'installai dans la villa et je pris mes quartiers dans une chambre chauffée dan s laquelle logeaient déjàdeux autres sous-officiers. Pour dormir , il y avait des lits à treillis de fer,mais sans paillasse ni matela s, si bien qu'il fallait dormir habillé. Pourtanton se
sentait très heureux,
car on ne risquait pas
sa vie,
on pouvait s'abriter et dormir au sec et au chaud. D'ailleurs on avait presque oublié que la guerre durait toujours. Comme sous-officier , j'avais désormais une solde de deux marks par jour.En plus, j 'avais droit à un planton de service qui allumait le feu, s'occupaitde mes habits, cirait mes bottes, balayait la chamb re, cherchait le café etl'ordinaire. Mon service était à peu près le même que celui du caporal, carj 'étais alors également chef de pièce. Le dimanche, je prenais toujours unepermission jusqu 'à une heure du matin pour aller au théâtre municipalallemand. On y jouait presque toujours de s pièces magnifiques. Le tour dumonde en quatre-vingts jours me plut particulièrement. J'allais souvent aucinéma ; il y avait beaucoup de salles en ville et d'un équipement des plusmodernes. Comme le samedi soir on ne recevait à la compagnie ni café niquoi que ce soit , j'allais d'habitude au foyer du soldat où l'on pouvait obtenirà grand-peine une assiette de haricots, de lentilles ou de pois, tout cela sans un brin de viande et pour cinquante pfennigs l 'assiette, avec un ticket qu'ilfallait remettre au guichet de dist ribution de soupe. On venait avec sacuiller et on prenait la fil e: les soldats affamés remplissaient la grande salleen rangs sinueux comme de s courbes de serpents. Parfois, il ne restait plusde soupe pour tout le monde , et l'on rendait aux derniers leurs cinquantepfennigs ; ils pouvaient rentrer l'estomac vide. Un jour, j'avais attendu plusd'une heure. J'étai s presque arrivé au point de distribution et me réjouissaisfort de recevoir mon a ssiette de soupe chaude, car dehors il faisait un froidde canard. Il n'y avait plus que deux hommes devant moi. On cria: « Il n'y aplus de soupe , finie la distribution.» Je dus repartir l'estomac vide.Dans les cafés et restaurants de la ville, on ne trouvait rien à manger,sinon de la mauvai se bière de guerre et du thé. La population souffrait deplus en plus du manque de ravitaillement. Par nécessité et du fait du chômage, beaucoup de jeunes filles et de jeunes femmes s'adonnaient à laprostitution et gagnaient de quoi vivre de cette triste façon. Beaucoupd'autre s avaient été corrompues sans retour par les soldats russes etcontinuaient à présent leur commerce avec les soldats allemands. Certainssoldats qui succombaient à cette passion économisaient sur leur peu de pain et autres denrées pour l'apporter à leurs maîtresses . Le caporal de mapièce, nommé We stenberg, avait lui aussi fait connaissance d'une de cesmalheureu ses et partageait avec elle le peu qu'il recevait de la compagnieet dont il aurait eu tant besoin lui-mêm e. On comprend qu'avec la faim etla vie qu'il menait, il soit devenu maigre comme un clou. Je lui faisais souvent la leçon , mais il s |